Le capitalisme est-il en train de s’auto-détruire ?

vendredi 6 juin 2025.
 

Dans cet article, Norbert Holcblat discute le livre de Tom Thomas, Anatomie du chaos, paru récemment aux Éditions critiques. Il en profite pour revenir sur les débats très vifs autour de l’avenir du capitalisme : quelles sont les causes de son déclin ? Est-il en passe d’atteindre des limites infranchissables ? Peut-il survivre au prix de l’installation d’une nouvelle forme de fascisme ?

Le devenir du capitalisme est un débat ancien parmi les économistes (ceux qui faisaient ou font encore de l’économie politique). Pour beaucoup, marxistes mais pas seulement (ainsi Joseph Schumpeter -1883-1950, le théoricien de la destruction créatrice et des innovations, s’en désolait mais considérait qu’il y avait une forte probabilité que le capitalisme ne puisse survivre[1]), le capitalisme n’avait pas l’éternité devant lui. Ses contradictions le destinant, selon les auteurs, à s’étouffer ou s’effondrer.

Depuis Marx, de nombreux penseurs marxistes, de Rosa Luxemburg dans L’accumulation du capital à Ernest Mandel, ont donc approfondi sous des angles différents le développement des contradictions pouvant conduire à une crise d’ampleur majeure avec un consensus quasi-général sur un point : il n’y aura de remplacement du capitalisme (du moins par une formation sociale non-barbare) que s’il est renversé par l’action du prolétariat. Il serait trop long de reprendre les nuances ou vraies divergences entre ces auteurs.

Aujourd’hui, cette problématique comporte en fait deux volets : existe-t-il des limites au capitalisme qui peuvent entraîner une agonie plus ou moins lente ? Si la réponse est positive, ces limites sont-elles atteintes ou en passe d’être atteintes ? Le développement de la « robotisation » des techniques productives puis la prise en compte des retombées environnementales du capitalisme ont renouvelé la réflexion.

Ernest Mandel s’est penché sur l’impact potentiel de l’automatisation :

« l’extension de l’automatisation au-delà d’une certaine limite mène, inévitablement, d’abord à une réduction du volume total de la valeur produite, puis à une réduction du volume de la survaleur réalisée. Cela déclenche à son tour une quadruple « crise d’effondrement ». [2] .

L’autre limite prise en compte dans les travaux récents est ce que François Chesnais a qualifié d’« infranchissable barrière écologique et climatique » dans un texte intitulé « Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables ? »[3]. Dans ce texte, Chesnais vise à la fois la limite liée à l’automatisation (reprenant Mandel sur ce point) et celle découlant de la catastrophe environnementale : les deux limites absolues ou barrières sur lesquelles le capitalisme devrait venir buter sont donc l’automatisation et l’environnement.

Michel Husson pour sa part s’est interrogé sur cette notion de limite infranchissable :

« Il n’est pas sûr finalement que l’analyse prospective des dégâts du capitalisme soit mieux éclairée par la notion de limites absolues, ’infranchissables’, sur lesquelles viendraient buter la régression sociale et le délabrement environnemental. Ce qu’il faut comprendre et expliquer, c’est l’imbrication croissante de ces processus au sein d’une ‘catastrophe silencieuse en marche’[expression reprise à Daniel Tanuro] qui n’a d’autre limite que les résistances sociales. »[4].

En fait, Chesnais et Husson se rejoignent pour annoncer une société de plus en plus barbare si le capitalisme n’est pas renversé. La révolution technologique, qui n’a pas redynamisé le capitalisme dans la durée[5], fournirait d’ailleurs des techniques de contrôle de la population et donc de maintien de l’ « ordre social ».

Cette introduction un peu longue était indispensable pour cadrer les antécédents des positions avancées par Tom Thomas dans son ouvrage. Antécédents qui ne sont jamais évoqués. Tom Thomas est un auteur prolifique : depuis le début des années 1990, il a rédigé une vingtaine de livres qui visent à analyser et explorer les conditions qui déterminent le nouveau cycle des luttes révolutionnaires qui, selon lui, s’esquisse en fonction à la fois de la crise du capitalisme et de l’émergence de multiples luttes après les échecs du siècle passé.

Anatomie du chaos développe une thèse centrale et réaffirme, de manière souvent peu nuancée, la validité des écrits de Marx. La thèse fondamentale de l’ouvrage est d’emblée résumée par l’auteur : la limite est déjà largement atteinte et s’il y a « sénilité » du capitalisme, « c’est que la production de plus-value tend à stagner, voire à régresser car, sa source, le travail ouvrier essentiellement, a fini par se tarir, paradoxalement sous l’effet même des efforts déployés par les dirigeants capitalistes pour augmenter cette production » (page 15). Ce point est largement développé tout au long du livre.

A l’appui de cette supposée éviction du travail humain sont cités des chiffres bizarrement erronés. Selon ceux-ci, émanant surtout de constructeurs automobiles, la part des coûts de main d’œuvre dans l’industrie serait inférieure à 20%, voire au voisinage de 10% (p. 17). Le problème est que ces données ne tiennent visiblement pas compte du travail incorporé dans les biens intermédiaires venant de la sous-traitance ou bien importés.

Une étude de la même époque que les chiffres cités par Thomas le dit clairement à propos du matériel de transport :

« Au coût en main d’œuvre direct de la production, qui représente 12% des ventes, il faut ajouter le coût indirect de la production de cette chaîne d’achats intermédiaires. Le calcul montre que ce coût s’élève à 44% du prix de vente des produits de cette branche. Soit au total 56%. »[6]

Une étude plus récente de l’INSEE sur la part des bas et moyens salaires dans la production indique :

« La production d’un bien ou d’un service mobilise les salariés de l’entreprise, mais également une succession de consommations intermédiaires dont la production fait, elle aussi, appel à des salariés (travail indirect). Sur l’ensemble des biens et services, le coût du travail direct et indirect représente ainsi la moitié de la production en valeur. Deux tiers de ce coût vient du travail direct, et un tiers du travail indirect ».[7]

Le travail humain reste donc pour l’heure essentiel dans la production capitaliste (ce qui bien sûr ne justifie en rien la compression des salaires). C’est ce que montre aussi l’expansion mondiale du salariat industriel (pour l’essentiel éludé par Thomas).

Pour Tom Thomas, cette difficulté à extraire de la plus-value supplémentaire est à l’arrière-plan du ralentissement des gains de productivité (effectivement vérifié malgré le développement des nouvelles technologies mais dont les causes sont complexes) et de celui des investissements du fait de la baisse des taux de profits.

Dans cette situation les aides publiques, l’expansion du capital financier et les dépenses militaires constituent autant de béquilles du capital. Cela n’est évidemment pas contestable. Les NTIC et l’IA n’auront, selon l’auteur, que peu de retombées positives hormis de permettre un contrôle de plus en plus totalitaire sur les travailleurs (et en extraire un peu plus de plus-value absolue) et au-delà sur la population.

Par ailleurs, explique avec raison Tom Thomas, les nouvelles technologies ont des retombées environnementales négatives car elles exigent des quantités énormes d’énergie et d’eau et supposent l’extraction polluante (et également consommatrice d’eau et d’énergie) de minerais et métaux.

Suivent des développements sur les impasses de l’agriculture capitaliste et la santé : les progrès sanitaires ont permis d’allonger l’espérance de vie mais n’échappent pas aux exigences du capital. De nombreuses pathologies sont corrélées aux modes de vie et aux conditions de travail. Le curatif, souligne l’auteur, coûte plus cher à la société que le préventif mais il est une source de profits plus importante.

Si ces développements sont parmi les plus intéressants de l’ouvrage, ils sont suivis par des considérations pour le moins schématiques sur les scientifiques réduits pour la plupart, selon l’auteur, au rôle de serviteurs fidèles du capital.

Tom Thomas souligne à juste titre que le capitalisme est aujourd’hui pris dans un enchevêtrement de multiples contradictions qui interdisent un redémarrage économique durable : relancer la croissance, c’est aggraver les problèmes écologiques qui ont des effets en retour sur les coûts économiques et humains de cette croissance. De cette incapacité à redonner une nouvelle jeunesse au chaos actuel « engendré par l’autodestruction du capital » (p. 106) pourrait, à travers les révoltes populaires, sortir du positif.

Dans ce contexte, extrapole Thomas, « s’opposent deux voies donc, et seulement deux, pour l’avenir de l’humanité. L’une suicidaire [c’est-à dire qui accompagne cette autodestruction], l’autre révolutionnaire, communiste » (page 107). Pour Tom Thomas, « les bases matérielles » de la nouvelle société communiste « sont déjà largement dans ce capitalisme sénile » (p. 110).

Là aussi, il y a matière à débat : de quoi parle-t-on exactement : s’il s’agit de l’appareil productif, il est clair que celui qui serait légué par le capitalisme sera pour une large part d’une utilisation problématique dans le cadre d’une transition vers un socialisme écologique. Il ne suffira pas de « prendre les usines » comme il est chanté dans la Jeune Garde (même si cela sera indispensable) mais il sera nécessaire de les transformer.

Dans le contexte de crise, un nouveau fascisme pourrait être l’horizon mais, énonce Tom Thomas un premier point essentiel le distingue du fascisme des années 1930 : l’interpénétration des appareils productifs interdit d’aller bien loin dans le nationalisme économique et politique. Il est vrai que l’ouvrage a été écrit avant le retour au pouvoir de Donald Trump. Il reste cependant encore à voir la portée du bouleversement que la politique erratique menée par ce dernier introduira dans la mondialisation et les relations politiques internationales.

Par ailleurs, ce néofascisme se différencie aussi de ses prédécesseurs sur un autre point : la forme d’exercice du pouvoir. Certes, la démagogie nationaliste, anti-islam et anti-immigrés est un instrument essentiel de la bourgeoisie et la répression est de plus en plus la réponse aux mouvements populaires mais l’arme concrète la plus efficace des dominants est, explique Thomas, la technologie et ce qu’elle permet en matière de manipulation, surveillance et contrôle des populations, mettant à l’horizon un « pouvoir techno-despotique » (p. 132), très autoritaire mais loin des formes d’exercice du pouvoir des fascistes des années 1930.

Les nouvelles technologies, insiste l’auteur, ne peuvent rien contre la sénilité du capital mais sont un outil efficace contre les révoltes. Il y aurait matière à définir plus précisément le contenu social et les contours politiques du « techno-despotisme », mais, en tout cas, ce terme peut sembler plus approprié à caractériser ce qui d’ores et déjà s’esquisse que celui de « techno-féodalisme »[8]

Dans les dernières pages de son livre, l’auteur revient sur ce qui pour lui est au fondement du chaos contemporain, de « l’autodestruction du capital » (p. 133) : la diminution drastique de la quantité de travail qui produit la plus-value. Au passage, il incrimine vertement ceux qui considèrent le capital financier comme à l’origine des maux actuels de l’économie et de la société et qui avancent de pseudo-solutions.

Enfin, il n’est « nul besoin de révolution communiste pour que le capitalisme s’effondre, mais nous avons besoin d’une telle révolution pour que l’humanité ne s’effondre pas avec lui » (p. 163). Pour cela, il faut, explique-t-il, que les conditions politiques soient réunies. Mais, sur ce plan, l’auteur reste abstrait et, schématiquement, se limite à affirmer la nécessité de l’existence d’un Parti en mesure de centraliser les expériences et , comme l’écrivait Lénine, de « faire l’analyse concrète de la situation concrète ». L’analyse de la situation concrète ? On peut penser que c’est ce qui manque à nombre de développements de cet ouvrage.

Norbert Holcblat

Notes

[1] Joseph A. Schumpeter, « Capitalisme, socialisme et démocratie », 1942.

[2] Ernest Mandel, Introduction au livre III du Capital, Penguin Books, 1981

[3] Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables ? – A l’encontre

[4] Voir : https://alencontre.org/economie/le-...

[5] Cf . notamment Cédric Durand, « Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? », Editions Amsterdam, 2025

[6] Voir : Rémy-Prudhomme-Coût-du-travail.pdf

[7] Voir : https://www.insee.fr/fr/statistique...

[8] Sur ce point, voir les travaux de Cédric Durand.


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