Introduction par les coordinatrices du livre : « Violences envers les femmes en Europe »

lundi 9 juin 2025.
 

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L’idée de ce recueil, le premier à réunir des travaux de recherche et des écrits consacrés aux liens entre les violences faites aux femmes et la thématique de l’« ethnicité » en Europe, a pris forme en 2005, lors de conversations entre les coordinatrices. Elles participaient alors au projet européen d’action de coordination sur les violations des droits humains (Cahrv), financé par la Commission européenne et dont l’objectif principal a été d’ancrer la question des violences faites aux femmes sur l’agenda européen.

À cette époque-là, dans bon nombre de pays européens, les universitaires et pouvoirs publics commençaient à peine à s’intéresser aux violences à l’encontre des femmes sous l’angle de l’ethnicité, et cette question n’était évoquée qu’à la marge dans les débats plus larges sur les violences de genre. C’est donc la préoccupation vis-à-vis de l’absence de visibilité de la thématique des violences faites aux femmes et de la condition des femmes migrantes ou des minorités immigrées ou « ethniques », et aussi le fait que ces femmes étaient rarement présentes pour exposer ces questions lors des conférences européennes et d’autres événements consacrés aux violences envers les femmes, qui ont motivé l’élaboration de ce volume.

Comme l’ont démontré de nombreux travaux de recherche et l’évolution de la prise en compte de la question dans les politiques publiques, les violences faites aux femmes sont extrêmement répandues, et coûtent chaque année plusieurs milliards aux services sociaux, judiciaires et de santé. Le coût humain dont elles s’accompagnent, qui va des problèmes de santé chroniques, des blessures graves, de la détresse mentale et affective jusqu’aux décès, est encore plus lourd que leur coût économique. La reconnaissance du caractère persistant de ces violences et de leur coût pour la société, le militantisme concerté de la part des mouvements de défense des femmes, ainsi que les évolutions dans les instances internationales, au sein des Nations unies, notamment, ont commencé à influer sur les mesures prises pour remédier à ce problème en Europe. Au début des années 1990, à la suite de l’adoption de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw) ainsi que de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, les Nations unies ont assimilé les violences à l’encontre des femmes à une violation des droits humains. Cette évolution a culminé avec la création du mandat de « rapporteuse spéciale » des Nations unies chargée de la question de la violence contre les femmes (UNSRVAW), laquelle a pour mission de surveiller la situation dans ce domaine à travers le monde (UNSRVAW, 2009). Non sans difficultés, ce mandat de rapporteuse spéciale instauré en 1994 a donné l’élan et l’impulsion nécessaires pour que les autorités nationales s’attaquent aux violences faites aux femmes, dont la définition et l’étendue évoluent au fil du temps. De plus, lors de sa conférence ministérielle de Rome en 1993, le Conseil de l’Europe a explicitement reconnu que l’élimination des violences faites aux femmes jouait un rôle central dans le respect de la démocratie et des droits de la personne humaine. De manière générale, bien que les violences à l’encontre des femmes ne soient plus considérées comme une affaire strictement familiale, elles n’en demeurent pas moins un problème inextricable, malgré des évolutions et des avancées non négligeables dans de nombreux pays, y compris en Europe.

Si les rapports sociaux ethnicisés et le genre ne peuvent pas être réduits respectivement à la question des minorités ethniques [1] ou à celle des femmes, le présent recueil étudie l’ethnicité et les violences faites aux femmes sous l’angle des problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique subissant des violences de genre. Ce recueil est le premier de ce type et il rassemble une grande partie des travaux existants sur ce sujet. De ce fait, il remédie en quelque sorte au silence qui régnait jusqu’ici sur ces questions et à leur marginalisation, ainsi que du socle de savoirs fragmenté dans ce domaine. Il apportera ainsi une contribution aux débats sur les idées, sur les politiques publiques et sur la pratique dans de nombreux pays d’Europe.

Migration et ethnicité

Dans la plupart des pays européens, on retrouve une population de migrants récents qui côtoie des descendants de migrations plus anciennes, la majorité de ces derniers étant citoyens européens. La diversité de ces populations est le résultat de courants migratoires de provenances différentes, se produisant au cours de périodes et donc dans des contextes sociopolitiques et économiques distincts. Le tableau est notamment marqué par les relations historiques entre les anciennes puissances coloniales et les territoires colonisés, qui expliquent les flux depuis les ex-colonies vers les anciens pays colonisateurs. Le rôle des femmes dans ces processus migratoires n’a pas toujours reçu une grande attention de la part de la recherche, bien que la féminisation de la migration en direction de nombreux pays européens soit mise en évidence depuis le début des années 1980 [2].

De même que la migration, les dynamiques et la composition de minorités ethniques présentent des différences d’un pays européen à l’autre, on observe également des disparités dans les politiques publiques et dans le discours officiel à propos de l’incorporation de ces minorités dans la société d’accueil, fréquemment dominé par le débat assimilation/intégration contre multiculturalisme, ainsi que dans l’accueil que leur réserve la population majoritaire (Favell, 1998). Les modes d’intégration institutionnelle des immigrés et leurs descendants ont, à leur tour, façonné les moyens utilisés pour s’auto-organiser et militer contre leur marginalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, forts de leur expérience de la lutte contre le colonialisme, les migrants caribéens ou sud-asiatiques ont entrepris très tôt de s’organiser et de créer des formations politiques afin de contester le traitement discriminatoire dont ils faisaient l’objet. Dans le cadre de ce mouvement, les féministes noires ont aussi commencé à mettre sur pied leurs propres organisations autonomes dès le début des années 1970. Quelques-unes de ces organisations existent encore et jouent un rôle essentiel dans la lutte contre les violences faites aux femmes migrantes ou des minorités ethniques. Pour des raisons historiques et politiques, dans de nombreux pays européens, ces femmes ne se sont pas aussi bien organisées qu’au Royaume-Uni et cette question reste considérée comme marginale. Malgré ces différences non négligeables, on peut également déceler de nombreuses similitudes dans la construction de l’immigrant comme « autre » et dans les discours y afférents.

Genre, ethnicité et violences faites aux femmes

À quelques exceptions près, de nombreux chercheurs ont relevé une séparation entre les approches exclusivement théoriques et empiriques dans l’étude des relations entre genre et ethnicité en Europe [3]. Des travaux importants ont été consacrés à la question du genre et de l’ethnicité. Ils ont été influencés par les développements théoriques dans les études sur la « race » et les études ethniques, ainsi que par le féminisme postcolonial, lequel a cherché à contester la construction négative et homogène des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique (Lutz, 1997). Dans le corpus théorique plus large sur l’ethnicité et le genre dans une grande partie de l’Europe, malgré l’abondance de la littérature consacrée au thème de l’immigration et de l’ethnicité, l’étude des liens entre genre, ethnicité et violences faites aux femmes brille par son absence (Condon, 2005).

Les violences faites aux femmes, que l’on ne désigne pas toujours sous ce terme, constituent une priorité des luttes féministes en Europe depuis les années 1970. Cependant, ces luttes peuvent revêtir des formes variables, suivant l’environnement local et les influences internationales, de même que la nature et les objectifs des mouvements de défense des femmes et de lutte contre les violences qu’elles subissent. Les évolutions, y compris au niveau législatif, ainsi que les mesures juridiques et d’aide visant à combattre ces violences, varient également d’un pays d’Europe à l’autre, mais sur ce continent, c’est essentiellement aux violences conjugales que l’on s’attache [4]. Tous les pays n’interviennent pas de la même manière pour aider les femmes victimes de violences. Par exemple, en Autriche et en Allemagne, les centres d’accueil des victimes de violences conjugales sont gérés par des organisations non gouvernementales (ONG) mais financés par les ministères fédéraux de l’intérieur, des affaires sociales et de la Famille. Aux Pays-Bas, les victimes reçoivent une aide spécialisée dans des centres d’aide polyvalents. Au Royaume-Uni, Women’s Aid, une fédération de refuges indépendants et d’autres formes de services d’aide aux victimes de violences conjugales, ainsi que Refuge, organisation nationale proposant des services à l’échelon local, demeurent les principales sources de soutien [5]. Au lieu de s’intéresser aux détails des mesures prises pour aider les migrantes subissant des violences en Europe, le présent recueil s’attache à l’impact de ces mesures, au niveau à la fois symbolique et matériel, sur les femmes migrantes ou des minorités ethniques subissant des violences sous toutes leurs formes.

En Europe, plusieurs études se penchent sur la question des violences faites aux femmes dans divers contextes nationaux et renferment des données intéressantes [6]. À quelques exceptions près (voir la contribution de Condon, Lesne et Schröttle dans le présent recueil), ces études ne s’intéressent pas à la place des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans ces débats et ces évolutions. Le programme Daphné, qui finance de nombreux projets de recherche sur les violences conjugales et les violences faites aux femmes, apporte, lui aussi, des informations précieuses (Commission européenne, 2009). Globalement, dans la majeure partie des débats sur l’ethnicité et l’immigration ainsi que sur le genre et les violences faites aux femmes, les femmes migrantes ou des minorités ethniques sont, soit absentes, soit occupent une place marginale, ou, depuis peu, sont construites et représentées de manière particulière. Ce n’est que récemment que certains chercheurs se sont mis à étudier les problèmes spécifiques rencontrés par ces femmes. Leurs travaux ont donné lieu à des publications qui commencent à mettre en évidence ces interdépendances et ces intersections [7]. D’ailleurs, il est vrai qu’à l’exception des travaux rassemblés dans le présent recueil, les recherches et les informations disponibles en Europe sont extrêmement restreintes, si bien que le socle de savoir est très inégal d’un contexte à l’autre. Les données qui existent portent souvent sur l’expérience de formes de violences culturellement spécifiques ou construisent les violences faites aux femmes davantage comme une question de culture que de genre. Le Royaume-Uni, où l’histoire de l’immigration et du militantisme est plus ancienne pour les femmes migrantes ou des minorités ethniques, constitue peut-être une source d’informations et de savoir plus riche à cet égard.

En abordant la question des violences faites aux femmes dans différents groupes et contextes nationaux, la rapporteuse spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes (SRVAW) joue un rôle significatif car elle élargit et nuance le débat sur les causes et les conséquences de ces violences, ainsi que sur la responsabilité des États dans le traitement des vastes effets de ces violences sur différentes catégories de femmes. Par exemple, en contestant le clivage public/privé et en « élargissant la responsabilité de l’État au-delà des acteurs privés pour les actes de violence commis dans la sphère privée », la SRVAW demande aux États de remédier aux facteurs extérieurs qui exacerbent les violences conjugales pour des catégories particulières, y compris le racisme, la marginalisation socio-économique et les politiques d’immigration restrictives (UNSRVAW, 2009 : 12). Dans des pays tels que la Suède, dotés d’une politique d’égalité de genre bien établie, cette évolution s’est traduite par un appel à remédier aux lacunes restantes pour atteindre l’égalité ainsi qu’aux carences de la protection de certaines catégories de femmes, y compris les immigrées, les réfugiées ou les demandeuses d’asile. Aux Pays-Bas, l’attention se porte non seulement sur les actions de l’État neutres du point de vue du genre (dans le cadre de l’approche de l’intégration systématique de la dimension de genre, également appelée gender mainstreaming), mais aussi sur les « réactions culturelle essentialistes » (ibid. : 13) aux violences dans les communautés de migrants. De manière générale, on estime que pour être efficaces, les ripostes aux violences faites aux femmes requièrent des « stratégies multifacettes » face aux multiples formes de violence, et notamment une révision de la législation qui interdit aux femmes d’accéder à une aide et à une protection en raison de leur statut d’immigrées [8].

Le présent recueil intègre les discours parallèles sur les violences faites aux femmes et l’ethnicité en Europe afin d’étudier cette question du point de vue particulier des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Bien que pour certains pays, le corpus de données soit plus fourni que pour d’autres, la sélection des contributions s’est attachée à mettre en lumière les expériences de plusieurs pays, même s’il reste de nombreuses disparités. Par conséquent, les débats diffèrent et dans certains pays, l’expérience des femmes migrantes ou des minorités ethniques commence à peine à être rapportée tandis que dans d’autres, le débat est inextricablement lié aux critiques plus larges adressées à la politique, à l’action publique et à la pratique, tant générales que dans le domaine de la lutte contre ces violences. Bien que les données sur lesquelles les expériences des violences et sur le recours à l’aide juridique ou sociale soient extrêmement limitées, les recherches montrent que ces femmes connaissent davantage l’exclusion et pâtissent d’un accès nettement réduit aux recours juridiques par rapport aux femmes immigrantes en situation régulière. Une étude autrichienne montre que les immigrantes sont souvent dans l’incapacité de contacter la police parce qu’elles ne parlent pas la langue ou parce qu’elles ont peur de faire intervenir les autorités [9]. De nombreuses femmes migrantes demandent donc de l’aide aux refuges ou aux centres d’accueil pour femmes, dans lesquels elles sont souvent surreprésentées [10]. Or, cette surreprésentation en amène certains à affirmer que les femmes migrantes ou des minorités ethniques ne rencontrent guère de problèmes pour accéder à l’aide. Cependant, ces arguments ignorent que la majorité des femmes européennes (blanches) ont souvent davantage recours à d’autres actions et mesures que les femmes migrantes ou des minorités, qui sont socialement et économiquement marginalisées, qui dépendent davantage des hommes et de leur famille et dont les possibilités sont probablement réduites. Ainsi, le statut d’immigrée, ou l’absence de citoyenneté, demeure l’une des principales causes des inégalités dans l’accès à la protection pour les femmes victimes de violences en Europe. Les pays ont adopté des textes et une législation variés à ce sujet. Par exemple, l’étude du Cahrv considère que l’immigration constitue une « quatrième planète » qui détermine l’accès des femmes à la justice et à la protection (Humphreys et col., 2006). En effet, le statut d’immigrée prolongé revient à une violation des droits humains et ne protège pas les femmes contre les violences. De plus, sous prétexte de protéger les femmes contre les violences, réelles ou potentielles, y compris le mariage forcé, les pouvoirs publics restreignent l’immigration (Bredal, 2005).

Toutefois, aucune étude n’a encore été menée à l’échelle européenne pour faire le point sur la nature des réponses aux problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. Faute de ces données, il est difficile d’affirmer avec une quelconque certitude que l’on répond correctement aux besoins d’aide et de protection de ces femmes. Même dans les pays qui communiquent sur les mesures prises pour remédier aux problèmes des migrants et desminorités ethniques, les évolutions récentes laissent à penser que ces mesures s’érodent plus qu’elles ne se renforcent. Le présent recueil a pour objectif de constituer un socle de savoir plus cohérent sur ce qui se passe à l’intersection entre ethnicité, genre et violences faites aux femmes, tout en axant résolument le cadre du discours sur ces violences sur les spécificités des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Il cherche également à mettre en évidence la complexité et les interconnections entre les différentes catégories de violences dont sont victimes les femmes. Les contributions présentes dans ce recueil permettent également de comprendre l’absence d’écrits sur ces questions par les femmes de ces minorités dans de nombreux pays d’Europe. Si des lacunes demeurent et qu’il faut pousser bien plus avant les recherches pour explorer la spécificité des violences vécues par ces femmes, ainsi que les réponses apportées à ces violences, ce recueil décrit les particularités de plusieurs contextes européens s’agissant de la construction des discours sur les violences faites aux femmes et l’ethnicité. Ces discours revêtent des formes distinctes en Europe, bien que l’on observe également des traits communs. Par ailleurs, depuis peu, on souligne de plus en plus, quoique de manière essentialiste, la discrimination intersectionnelle, qui exacerbe les risques pour les femmes appartenant à des communautés marginalisées ou racialisées.

Violences faites aux femmes et ethnicité

L’intersection entre violences faites aux femmes et ethnicité donne lieu à un débat intéressant depuis quelques années. Les violences perpétrées sur les femmes immigrées ou leurs descendantes sont devenues un thème récurrent dans les débats politiques, dans l’élaboration de l’action publique et dans les médias. Cela étant, on reproche dans une large mesure à ces débats de considérer les cultures et les communautés migrantes/minorisées de manière essentialiste et de les percevoir comme intrinsèquement violentes [11]. D’ailleurs, la rapporteuse spéciale a problématisé cette approche en ces termes :

La particularisation des violences conjugales entre immigrants non occidentaux comme une question culturelle [est] problématique, car elle ramène la relation entre désavantage socio-économique et politique restrictive de l’immigration à celle des violences dans la famille (UNSRVAW, 2009 : 13).

La progression du fondamentalisme religieux et du « terrorisme musulman », avec la panoplie des mesures sécuritaires adoptées depuis le 11-Septembre et les tendances politiques conservatrices qu’elle a alimentées, ajoute un angle particulier aux débats sur les violences à l’encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La polarisation entre les pays et les communautés, qui s’est accentuée après le 11-Septembre, procure un terreau fertile pour les discours culturels qui remettent gravement en question l’égalité de genre et les droits des femmes, à la fois au sein de leur communauté et dans les discours nationalistes extérieurs [12]. Ainsi, dans certains contextes nationaux, les discours sur les « pratiques traditionnelles néfastes », telles que le mariage forcé, les violences perpétrées au nom de l’honneur et les mutilations génitales, se tiennent parfois en parallèle de façon distincte à celui sur les violences faites aux femmes, malgré les tentatives de nombreuses femmes migrantes ou des minorités ­ethniques et d’autres mouvements féministes de contrer cette évolution et de conceptualiser ces pratiques comme des violences de genre dans laquelle l’intersection entre culture et genre est prépondérante [13].

Il est possible de cerner et problématiser deux tendances dans les discours « culturels [14] ». D’un côté, on distingue les arguments, sous-tendus par le relativisme culturel, qui rejettent les droits humains universels et portent atteinte à l’égalité des femmes (exprimés depuis l’intérieur des « communautés culturelles »). De l’autre, on discerne des approches essentialistes culturelles, lesquelles, dans le processus d’altérisation, perçoivent certaines cultures, certaines communautés et certains pays comme intrinsèquement et uniformément toxiques pour les femmes, perception qui s’est imposée dans l’imaginaire populaire dans une grande partie de l’Europe. Cette perception sert également à concevoir les violences dans les sociétés majoritaires comme des aberrations individualisées [15]. Ces deux tendances placent les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, subjectivement et structurellement, dans des positions extrêmement difficiles et contradictoires. De plus, ces réactions n’améliorent pas le sort de ces femmes, qui se retrouvent souvent contraintes de nier certains aspects de leur culture et de leurs traditions auxquelles elles sont attachées pour être construites comme des victimes des violences dites « traditionnelles » et patriarcales. Il ne reste ainsi à ces femmes guère de possibilités, car beaucoup d’entre elles veulent être protégées contre les violences perpétrées par les hommes sans faire le choix de « sortir » de leur communauté (Gill et Mitra-Khan, 2010). Ensemble, ces deux perspectives ne remédient en rien aux causes sous-jacentes des violences que subissent les femmes. Afin d’établir des connexions au sein de ce thème et entre différentes femmes et les violences faites aux femmes, ce recueil souligne l’importance d’exposer les schémas de domination au sein des cultures plutôt que les différences entre les cultures, d’interroger les interprétations hégémoniques de la culture et de s’intéresser aux intérêts politiques et socio-économiques patriarcaux, intérieurs et extérieurs, qui bénéficient de ces interprétations. Dans certains pays, les migrants et les minorités ethniques se sont ménagé un troisième espace pour se faire entendre et ont même été les premiers à critiquer la montée du fondamentalisme religieux (comme au Royaume-Uni via le groupe Women Against Fundamentalism).

Ainsi, les discours « culturels » (qu’ils soient relativistes culturels et essentialistes culturels) s’opposent aux droits des femmes et maintiennent l’ordre patriarcal, d’un côté, tout en « figeant » les communautés culturelles par des constructions homogénéisantes, de l’autre. Ce point est étudié plus en détail à la section consacrée au clivage « leur » culture, « notre » honneur dans la dernière partie de ce recueil. D’ailleurs, comme on le voit dans plusieurs pays d’Europe, l’essentialisme culturel sert à justifier l’action ou l’inaction de l’État face aux violences subies par les femmes migrantes ou des minorités ethniques. En mettant en avant des discours renforçant l’idée que ces femmes sont davantage touchées par les violences, certains États européens resserrent leur politique d’immigration sous prétexte de protéger ces femmes. Ils imposent aussi des critères d’intégration sociale et culturelle qui ne tiennent aucun compte de la marginalité politique et socio-économique de ces femmes (Hester et col., 2008).

Culture contre genre

Comme indiqué plus haut, l’utilisation de la « culture » par certains projets politiques culturo-religieux, qui recourent à des justifications culturelles pour restreindre les droits des femmes, est de plus en plus documentée et critiquée. Les auteurs féministes s’inquiètent tout particulièrement de voir que les pouvoirs publics et les acteurs politiques, et parfois les féministes, acceptent non seulement les voix patriarcales dominantes au sein des communautés qui marginalisent les voix (divergentes) des femmes, mais aussi un point de vue qui privilégie la culture pour justifier les violences à l’encontre des femmes migrantes ou des minorités ethniques (comme au Royaume-Uni par exemple [16]). D’ailleurs, certains travaux insistent sur l’importance et sur l’intérêt de mettre en avant la voix des femmes à titre de contre-récit qui exprime la contestation au sein des communautés et perturbe les explications homogénéisantes de la culture, par opposition aux interprétations hégémoniques de la culture et de l’identité, qui peuvent servir à restreindre les espaces laïcs (Patel et Siddiqui, 2010). Ces récits concurrents émanant des femmes font apparaître que « la menace pour les droits humains des femmes vient du monopole de l’interprétation et de la représentation de la culture détenu par une poignée de puissants et non de la culture elle-même » (UNSRVAW, 2009 : 29)

Depuis un certain temps, des auteurs soulignent le rôle d’entrepreneurs culturels joué par les femmes, qui n’ont de cesse de négocier et de renégocier les normes et valeurs culturelles, ce qui se traduit, dans le contexte de la migration, par des formes culturelles syncrétiques ou hybrides. C’est la raison pour laquelle il importe de considérer la culture comme un terrain non pas statique, mais en évolution permanente, perpétuellement contesté et renégocié. Considérer uniquement les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique comme des « victimes » de leur culture, ce qui constitue un point de vue largement contesté, dessert par conséquent le rôle positif que la culture joue aussi dans la vie de beaucoup de ces femmes. De plus, la vision simpliste de femmes victimes d’une culture dont il faudrait les protéger, qui est la résultante logique de l’acceptation de l’argument des « pratiques traditionnelles néfastes », est largement remise en cause, car elle essentialise les communautés de migrants ou les minorités ethniques en les présentant comme arriérées et non civilisées. C’est par exemple la raison pour laquelle la rapporteuse spéciale a rejeté le terme de « pratiques traditionnelles néfastes » au profit de celui de « pratiques néfastes » (harmful practices) pour désigner les pratiques culturelles qui érodent les droits des femmes (UNSRVAW, 2009).

Se borner à considérer les violences faites aux femmes comme une facette des communautés culturelles revient aussi à dissocier ces violences des inégalités structurelles qui sous-tendent les systèmes de « race », de classe et de genre et à engendrer des explications conceptuelles inadaptées. Au niveau international, le fait que les Nations unies se soient employées à s’attaquer aux causes et aux conséquences des violences faites aux femmes permet de mettre en avant les inégalités de genre et de s’interroger sur les approches qui dissocient les violences faites aux femmes de la subordination des femmes en général. Ainsi, lorsque les violences faites aux femmes sont considérées comme le résultat de la discrimination fondée sur le genre, elles deviennent le produit inéluctable de l’inégalité des structures socio-économiques, culturelles et politiques. Cette perspective permet de voir les femmes non simplement comme des victimes vulnérables qui ont besoin d’être protégées, mais de considérer les violences faites aux femmes comme la résultante d’un ordre genré, fréquemment contesté au niveau individuel et collectif, qui accorde un privilège à la violence masculine, individuelle et collective, laquelle sert à obtenir que les femmes respectent la norme. Cette situation est exacerbée pour les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, car elles se situent à l’intersection de multiples axes d’oppression et de discrimination. Cependant, comme l’indiquent plusieurs contributions dans ce volume, les discours sur les violences commises au nom de l’honneur et le mariage forcé ont tendance à privilégier la culture plutôt que le genre dans des explications qui s’appuient sur des notions essentialisées de culture et de tradition, et servent à stigmatiser les femmes migrantes ou des minorités ethniques ainsi que leurs communautés. Ces discours ont engendré un binôme composé de la femme blanche émancipée et de la femme migrante/minorisée opprimée, qui servent toutes deux à normaliser la violence et la discrimination des femmes blanches et à marginaliser les femmes migrantes ou des minorités (UNSRVAW, 2009 : 36).

Depuis quelques années, il est devenu courant d’invoquer les violences commises au nom de l’honneur pour expliquer le niveau élevé de contrôle et de violence dans la vie des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La force du discours sur le mariage forcé/les violences d’honneur apparaît avec évidence lorsque l’on constate que les professionnels et les autorités évoquent l’« honneur » pour expliquer ce que l’on aurait pu appeler des violences conjugales il n’y a encore pas si longtemps. Ce rhabillage de l’éventail des violences vécues par les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique peut servir à dissocier ces expériences de la question plus large des violences faites aux femmes et à ghettoïser ces dernières dans leurs enclaves de « pratiques traditionnelles et culturelles ». En guise de contre-argument à ces explications culturelles, plusieurs auteurs montrent du doigt les violences d’honneur et leurs liens avec le contrôle sur la sexualité des femmes et mettent en évidence la manière dont les arguments religieux et culturels perçoivent les femmes comme des marqueurs et des gardiennes de l’honneur de la communauté, ce qui les contraint à se conformer à l’idée de la femme idéale/honorable et à éviter les violences masculines en se gardant de toute transgression sexuelle [17]. Ces auteurs avancent ainsi que le genre doit occuper une place prépondérante dans toute explication de ces formes de violences faites aux femmes. Malgré quelques différences, cette forme de contrôle n’est pas spécifique aux femmes migrantes ou desminorités ethniques, car la plupart des formes de violences faites aux femmes sont utilisées comme instrument pour contrôler et réguler le comportement sexuel des femmes. C’est ce que confirme une grande partie de la recherche sur les violences conjugales, puisque les femmes évoquent souvent la jalousie sexuelle comme cause ou justification principale à la violence des hommes.

Intersectionnalité

Être opprimé […] est toujours construit et imbriqué dans d’autres divisions sociales (Yuval-Davis, 2006 : 195).

Si les critiques adressées à ceux qui utilisent la culture pour expliquer/justifier les violences faites aux femmes nous aident à privilégier le genre comme explication dominante, l’intersectionnalité permet de comprendre la particularité de la violence perpétrée à l’encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et de définir des mesures contre cette violence. Plusieurs auteurs indiquent combien il importe de recourir à une approche intersectionnelle pour repérer les effets du fonctionnement simultané de systèmes multiples d’oppression/discrimination et d’y remédier plutôt que de s’attaquer à chacun d’entre eux isolément [18]. Si le débat sur l’intersectionnalité entre auteurs féministes est riche, nous n’avons pas ici pour objectif de le répéter. Toutefois, tout comme plusieurs contributeurs au présent volume, nous privilégions l’outil que constitue le concept d’intersectionnalité pour désembrouiller la complexité des questions relatives aux violences faites aux femmes, car ces questions produisent un impact sur la vie et l’expérience des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique qui se situent au sein de structures de discrimination et de pouvoir qui sont interconnectées et se chevauchent.

En bref, l’« intersectionnalité », ou l’analyse intersectionnelle, suggère que dans une société fondée sur des systèmes multiples de domination, l’expérience individuelle n’est pas façonnée par une identité/un emplacement structurel unique (en tant que femme ou personne rattachée à une minorité ethnique). Elle reconnaît donc que l’expérience de certaines femmes est marquée par de multiples formes d’oppression et de position de soumission et qu’il est possible d’affiner davantage les catégories sociales individuelles de façon à situer « les femmes » en termes de pouvoir/d’impuissance les unes vis-à-vis des autres (Crenshaw, 1991). Il faut pour cela chercher à savoir comment le pouvoir est inscrit dans les systèmes individuels d’oppression et entre eux [19], et ce qui peut créer à la fois de l’oppression et une opportunité [20]. On a utilisé il y a peu l’intersectionnalité, ou analyse intersectionnelle, pour examiner les violences faites aux femmes au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada (Sokoloff et Pratt, 2005), même si l’on débat toujours pour savoir si cela ne reproduit pas certaines notions additives de l’oppression, surtout lorsque l’on utilise l’intersectionnalité de manière limitée dans le cadre d’une mobilisation politique (Yuval-Davis, 2006).

Si de nombreuses explications apportées aux violences faites aux femmes ou à la relation entre genre et ethnicité, soit homogénéisent les expériences diverses des femmes, soit fragmentent l’expérience individuelle de la violence de chaque femme, l’intersectionnalité tient compte de l’universalité des violences faites aux femmes sans perdre ces particularités de l’expérience des femmes, qu’elle soit individuelle ou collective. En s’attachant à l’intersection des divisions sociales et des multiples systèmes de domination/oppression, l’intersectionnalité a le potentiel d’expliquer la complexité et la différence sans recourir à des explications essentialistes (Phoenix et Pattynama, 2006).

Note sur la traduction et la terminologie

Sachant qu’il serait difficile d’harmoniser les termes et les définitions relatifs à l’ethnicité et aux violences faites aux femmes utilisés tout au long du présent recueil et dans le souci d’éviter d’imposer nos propres définitions et nos disciplines de recherche, nous avons, dans un premier temps, décidé de permettre aux auteurs de s’exprimer en leur propre nom dans les termes employés dans les contextes nationaux à propos desquels elles écrivent, et à se référer aux cadres politiques dans leur contexte qu’elles décrivent et l’action publique y afférente. Ce volume comprend donc des contributions de militant·es et de chercheur·euses relevant de diverses disciplines des sciences sociales, ce qui transparaît invariablement dans les concepts et les termes employés. Ce livre apporte également des informations plus nuancées et plus riches sur les débats actuels à propos des violences faites aux femmes et de la question des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans les différents contextes européens.

Deuxièmement, convaincues de la nécessité de rendre ces écrits sur les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et sur les violences faites aux femmes accessibles aux personnes travaillant dans le domaine de la prévention de la violence et de l’aide aux victimes, ainsi qu’aux chercheurs, nous avons jugé utile de produire le présent volume dans les trois principales langues européennes, le français, l’allemand et l’anglais. Nous avons incité les auteur·trices à écrire dans la langue dans laquelle elles ou ils se sentaient le plus à l’aise. Cette décision allait entraîner de nouvelles difficultés, non seulement pour la coordination et le financement du travail de traduction, mais aussi pour la définition conjointe d’équivalences terminologiques pour les concepts et les catégories relevant socialement et politiquement de contextes nationaux spécifiques. Grâce à notre collaboration au programme du Cahrv, nous étions sensibilisé·es aux problèmes sémantiques qui se posent lorsque l’on compare les résultats des travaux de recherche, et aussi aux complexités de la traduction des termes en anglais. S’est ensuite posée la question de quel « anglais » choisir, sachant que de nombreux chercheur·euses européens en dehors du Royaume-Uni publient en anglais sans pour autant utiliser forcément les termes employés par les chercheurs·euses écrivant au Royaume-Uni. Connaissant les différents points de vue qui prévalent en Europe sur la manière de catégoriser les personnes immigrées et leurs descendant·es, nous avions anticipé que la traduction des contributions rédigées en français ou en allemand poserait un certain nombre de problèmes. Nous avons choisi de ne pas généraliser le recours à une terminologie unique, par exemple le terme de « minorité ethnique », lequel non seulement ne correspond pas aux conceptualisations théoriques ou politiques de l’intégration et ne cadre pas avec les références aux migrant·es et à leurs descendant·es, mais se révèle également inapproprié dans des contextes tels que l’Allemagne, où de nombreux migrant·es d’Europe de l’Est ou de Russie sont considéré·es comme appartenant à des « ethnies germaniques ».

Ce recueil constitue une première étape importante vers la synthèse des écrits et des débats sur l’ethnicité, le racisme et les violences faites aux femmes en Europe. Nous espérons qu’il sera utilisé par les chercheurs, les décideurs et les professionnels lorsqu’elles ou ils s’efforceront d’élaborer des mesures efficaces pour remédier à la situation des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique victimes de violences de genre. En outre, nous espérons qu’il donnera à d’autres l’envie de poursuivre l’initiative engagée ici, et d’explorer ces mécanismes et processus complexes, ainsi que leurs conséquences au niveau individuel, collectif et sociétal.

Stéphanie Condon, Monika Schröttle, Ravi K. Thiara (cordinatrices)

• Entre les lignes entre les mots. Publié le 28 Mai 2025

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