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Alors que l’Angleterre renationalise ses activités ferroviaires après trois décennies d’échec du modèle privatisé, la France, elle, continue de démanteler les siennes. À l’heure où les Britanniques réaffirment le rôle stratégique du rail public, le gouvernement français organise la concurrence, la fragmentation et la casse du service public ferroviaire.
rains. Alors que l’Angleterre renationalise ses activités ferroviaires après trois décennies d’échec du modèle privatisé, la France, elle, continue de démanteler les siennes. À l’heure où les Britanniques réaffirment le rôle stratégique du rail public, le gouvernement français organise la concurrence, la fragmentation et la casse du service public ferroviaire. Notre article.
Le rail est un révélateur. Depuis trente ans, il a servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale : privatiser, fragmenter, rentabiliser. Outre-Manche, le Royaume-Uni a poussé cette logique jusqu’à l’absurde. En France, le même chemin semble être emprunté, au moment même où les Britanniques font machine arrière. Le cas britannique est donc précieux, car il montre ce qu’il advient lorsque le transport ferroviaire cesse d’être piloté par une stratégie d’intérêt général.
Le 25 mai 2025, South Western Railway, qui relie le sud-ouest de l’Angleterre à Londres, est redevenue publique. Une première sous le gouvernement travailliste de Keir Starmer, élu en juillet 2024. En novembre, le Parlement a voté la loi de renationalisation qui permet à l’État de reprendre progressivement l’exploitation des lignes à mesure que les concessions privées expirent. L’exploitation est transférée à une structure publique : DFT Operator. L’objectif est d’arriver au 100 % public d’ici à 2027.
Avant même ce basculement, 40 % des dessertes ferroviaires avaient déjà été renationalisées. L’Irlande du Nord est restée publique, et le Pays de Galles comme l’Écosse ont repris la main respectivement en 2021 et 2022. Cette évolution s’appuie sur une réalité : deux tiers des Britanniques soutiennent cette reprise en main. Et pour cause. L’étude de Transport & Environment montre que les billets de la Great Western Railway sont 2,2 fois plus chers que la moyenne européenne.
Entre juillet et septembre 2024, seuls 67,7 % des trains sont arrivés à l’heure. Le rapport McNulty de 2011 estimait à 4 milliards de livres les surcoûts annuels provoqués par la fragmentation. Le gouvernement s’est vu contraint de compenser : de 2 milliards de subventions publiques en 1990, on est passé à 6 milliards au début des années 2000.
Aujourd’hui, une structure unifiée baptisée Great British Railways doit voir le jour. L’objectif : regrouper gestion des infrastructures ferroviaires (le réseau, c’est-à-dire les voies, les gares, les caténaires, la signalisation) et exploitation, restaurer une vision d’ensemble. À la clé : jusqu’à 150 millions de livres d’économies annuelles. Et une fréquentation en hausse : +7 % au 3ᵉ trimestre 2024, +20 % de voyages attendus d’ici à 2035. La Grande-Bretagne semble tirer les leçons de ses errements passés.
Pendant que nos voisins réparent, la France poursuit l’œuvre de destruction. Depuis 2018, la loi pour un nouveau pacte ferroviaire transforme la SNCF d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) en société anonyme à capitaux publics. Ce changement de statut s’est accompagné de la suppression du statut des cheminots et de l’ouverture à la concurrence sur les lignes de transport intérieur.
L’entreprise a été segmentée en plusieurs sociétés : notamment SNCF Réseau pour la gestion de l’infrastructure, SNCF Voyageurs pour l’exploitation des trains, auxquelles s’ajoutent d’autres filiales et sous-traitants. Cette fragmentation affaiblit la cohérence du système ferroviaire. Et surtout, la logique de péréquation a été démantelée : ce mécanisme permettait que les recettes issues des dessertes à fort trafic, comme Paris–Lyon ou Paris–Bordeaux, financent des dessertes moins rentables comme Montbard, Vendôme ou Chalon-sur-Saône. C’est ce principe de solidarité territoriale qui permettait à l’ensemble du pays de rester connecté.
Aujourd’hui, les opérateurs alternatifs comme Trenitalia ciblent uniquement les axes rentables, sans obligation de desservir les territoires intermédiaires. Ainsi, Le Creusot ou Mâcon ne sont plus desservis par ces compagnies. La logique privée isole les territoires, assèche les gares secondaires, et laisse à la charge du service public les segments non lucratifs.
Le tout, avec la complicité active de l’État. Pour son arrivée sur Marseille–Paris, Trenitalia bénéficie de 30 millions d’euros d’allègements de péages en 2025, soit une ristourne de 28 %. Ces péages — les plus élevés d’Europe — sont versés à SNCF Réseau pour financer l’entretien de l’infrastructure, c’est-à-dire le réseau ferroviaire physique : voies, aiguillages, caténaires, signalisation, ponts ferroviaires. Dans le même temps, la SNCF verse 1,5 milliard d’euros chaque année jusqu’en 2028 dans le fonds de concours, quand ses concurrents n’y contribuent pas.
Ce fonds de concours est un dispositif par lequel SNCF Voyageurs transfère ses bénéfices à SNCF Réseau pour contribuer au financement des investissements sur l’infrastructure ferroviaire. Il sert à compenser partiellement le sous-financement chronique du réseau par l’État et à maintenir la qualité des équipements. Ne pas y faire contribuer les opérateurs alternatifs, tout en leur accordant des rabais de péage, crée une distorsion de concurrence et affaiblit l’entretien de l’infrastructure sur le long terme.
En France, 40 % du prix des billets provient de ces péages. Réduire les péages permettrait plus de trains, plus de voyageurs, et donc un cercle vertueux. À condition que l’État compense les pertes pour SNCF Réseau, et que les concurrents soient contraints de participer au financement de l’infrastructure.
Alternatives Économiques rappelle que la concurrence n’a pas amélioré la qualité de service : les nouveaux entrants ne proposent ni tarifs plus attractifs, ni meilleure fréquence. En 2024, selon Ville, Rail & Transports, la ponctualité moyenne sur certaines liaisons exploitées en concurrence est inférieure à celle des lignes uniquement gérées par SNCF Voyageurs. Les retards, comme sur les Ouigo classiques ou les TGV Intercités, restent fréquents.
De son côté, le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, reconnaît publiquement que l’ouverture à la concurrence est une fragilisation du modèle public, et appelle à « un engagement clair de l’État sur le long terme ». Une inquiétude que balayent certains éditorialistes libéraux comme Pascal Perri, qui défend dans Les Échos une « saine émulation entre opérateurs », sans évoquer les effets de segmentation territoriale ou de dégradation du service hors grandes métropoles.
Le matériel roulant, lui, s’amenuise : – 25 % entre 2012 et 2023. Seize rames sont même transférées à Ouigo Espagne, alors que certaines dessertes françaises sont menacées. Saverne, Sarrebourg, Lunéville ont déjà perdu leur TGV. Grenoble ou Tarbes sont sur la sellette. À chaque retrait, c’est l’égalité d’accès au territoire qui recule.
Le PDG de la SNCF l’a déclaré : « Le TGV n’est pas un service public ». Une vision assumée, confirmée par les choix politiques du gouvernement. Pourtant, selon la Fondation Jean-Jaurès, il manque 1,5 milliard d’euros par an dès 2028 pour simplement maintenir le réseau ferroviaire classique — c’est-à-dire l’infrastructure hors lignes à grande vitesse, qui supporte pourtant 80 % des circulations TER. Ce n’est pas un manque de moyens, c’est un choix de réorientation vers une logique de marché. Le rapport Spinetta, commandé par le gouvernement en 2018, proposait déjà de « recentrer » l’investissement sur les lignes rentables. Cette logique est toujours à l’œuvre.
Pour aller plus loin : Financement du ferroviaire : les trains de la colère entrent en gare
Une autre politique est possible, cohérente et structurée. La France insoumise, dans son programme L’Avenir en commun, propose de refonder intégralement le service public ferroviaire autour d’un objectif clair : garantir l’accès au rail dans une logique de justice sociale, d’égalité territoriale et de transition écologique.
La renationalisation complète de la SNCF est une condition préalable à toute planification cohérente du système ferroviaire. Elle permettrait de mettre fin à la fragmentation actuelle entre réseau et exploitation, et de restaurer une capacité d’investissement stable. En refusant la mise en concurrence, l’évaporation des recettes sur les lignes les plus rentables est évitée, la péréquation est alors restaurée afin de rééquilibrer les dessertes au bénéfice des territoires moins denses.
Le rétablissement des dessertes supprimées, l’augmentation de la fréquence des trains et le maintien des guichets physiques dans les gares ne sont pas des mesures anecdotiques. Ce sont des leviers essentiels pour permettre aux habitants des zones rurales et des petites villes de ne pas être assignés à la voiture.
De même, imposer le raccordement ferroviaire des plateformes logistiques est la seule voie sérieuse pour faire renaître le fret, sinistré par des années de sous-investissement et la liquidation de Fret SNCF, favorisant par la même la décarbonation et la réindustrialisation du pays.
Enfin, assumer que l’entretien du réseau relève de la puissance publique, et non du seul levier des péages, permettrait à la fois de contenir les prix des billets, d’améliorer la qualité du service, et de planifier les investissements de long terme, indispensables pour la résilience du pays.
Le député LFI et cheminot Bérenger Cernon a déclaré sur sa page tweeter : « Espérons que ce choix des Anglais inspire nos fossoyeurs actuels et qu’ils reviennent à la raison… »
Le rail n’est pas une marchandise. C’est une colonne vertébrale territoriale, un levier de décarbonation et un outil d’émancipation. Le remettre entre des mains publiques, c’est faire le choix du long terme, de la cohérence et de l’intérêt général.
Par MB
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