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Le meurtre de Hichem Miraoui, dans le Var, remet sur le devant de la scène le danger que représente l’extrême droite violente, voire terroriste. Les services de renseignement s’inquiètent de la montée en puissance de cette menace. Depuis 2017, près de vingt projets d’attentats ont été déjoués en France.
Les assassinats, à trois semaines d’écart, d’Aboubakar Cissé, un Malien de 22 ans tué dans une mosquée du Gard, et de Hichem Miraoui, un Tunisien de 45 ans abattu dans le Var par un voisin ouvertement raciste, remettent sur le devant de la scène le danger que représente l’extrême droite violente.
C’est la première fois, dans le cas de Hichem Miraoui, que le Parquet national antiterroriste (Pnat) se saisit d’un meurtre possiblement inspiré par les idées d’extrême droite. Mais il s’agit par contre de la vingtième procédure liée au terrorisme d’extrême droite ouverte depuis 2017, pour l’essentiel des projets d’attentats déjoués avant le passage à l’acte : en 2017, les projets d’assassinat du candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon et du maire de Forcalquier Christophe Castaner ; en 2018, un projet d’empoisonnement de nourriture halal et un autre de s’en prendre au chef de l’État Emmanuel Macron ; en 2019, des lieux de culte musulmans et juifs qui devaient être pris pour cibles ; en 2020, des menaces contre la communauté juive ; en 2021, un groupuscule néonazi voulant attaquer une loge maçonnique.
À cela s’ajoutent des attaques qui n’ont pas obtenu la qualification de terrorisme, mais qui y ressemblent à s’y méprendre. Comme l’octogénaire raciste Claude Sinké, ancien candidat du Front national, qui avait tenté de mettre le feu à la mosquée de Bayonne, avant de tirer à plusieurs reprises sur deux fidèles, les blessant grièvement.
Cette menace de l’extrême droite violente, voire terroriste, est aujourd’hui au centre des préoccupations des services de renseignement.
En 2023, lors du procès de la cellule néonazie « Waffenkraft », le chef de la sous-direction judiciaire de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait brossé un état des lieux de cette menace : « Il y a une montée en puissance d’une nébuleuse mondiale. La menace d’ultradroite est considérée comme une véritable menace terroriste, perçue comme la menace numéro un dans certaines démocraties occidentales, notamment anglo-saxonnes. Et la France n’est pas à l’abri… »
Entre 2010 et 2020, trente-huit attaques d’extrême droite ont eu lieu dans le monde (dont 47 % en Europe), avait-il expliqué. Et elles ont fait, d’après le décompte de la DGSI, 791 victimes dont 243 morts.
Ce tableau confirmait le retour de la menace d’« ultradroite » – terme utilisé par les services de police pour la distinguer de l’extrême droite partisane. Bien sûr, le terrorisme d’extrême droite ne constitue pas, aujourd’hui, le risque principal, et ne frappe pas avec la même intensité que le terrorisme djihadiste, qui a fait 277 morts depuis treize ans en France.
De 1986 à nos jours, les actions de groupes se réclamant de l’extrême droite ont entraîné la mort de dix-sept personnes en France. Et sur 611 personnes détenues dans le pays en 2018 pour terrorisme, 505 le sont pour leur appartenance aux réseaux djihadistes et 28 relèvent de l’extrême droite activiste, selon l’historien spécialiste des extrêmes droites Nicolas Lebourg.
Par ailleurs, les effectifs de cette mouvance sont stables, d’après les services de renseignement : quelque 3 000 individus sont impliqués à divers degrés, avec un noyau dur constitué d’environ 1 000 personnes susceptibles de se livrer à des faits de violences.
Mais cette menace est en nette expansion. « Nous avons passé un cap, estimait en 2021 Naïma Rudloff, avocate générale et cheffe du département chargé de la lutte contre le terrorisme à la cour d’appel de Paris, dans La Croix. Pendant longtemps, au sein de l’ultradroite, nous avions affaire à des individus tenant des propos haineux – racistes ou antisémites –, désormais nous avons à gérer des projets d’attentat avancés… »
Dès l’automne 2017, les services de renseignement ont alerté leurs autorités de tutelle sur le risque en « hausse » de voir cette mouvance passer à l’action violente, et sur son « entrisme » au sein des forces de sécurité.
Deux ans plus tard, un rapport confidentiel d’Europol révélait qu’à l’échelle européenne, l’extrême droite violente était en train d’investir dans l’achat d’armes et la confection d’explosifs, et de recruter dans les rangs des militaires et des policiers. Ce rapport avait provoqué une réunion de tous les ministères de l’intérieur de l’Union européenne, avec l’objectif de recourir aux mesures et outils « horizontaux » déjà utilisés pour lutter contre le terrorisme djihadiste, tout en ciblant les spécificités du terrorisme d’extrême droite.
En 2021, c’est un rapport du parquet général de Paris, révélé par Mediapart, qui dressait l’ampleur de la menace, en s’appuyant sur les sept affaires alors en cours au Pnat. Dans ce pavé de 56 pages, les magistrat·es s’inquiétaient de la professionnalisation de ces groupes. La prise de conscience a eu lieu lors du démantèlement en 2018 de la cellule AFO (Action des forces opérationnelles), qui s’entraînait au maniement d’explosifs artisanaux et projetait des attentats contre des musulmans.
Lors des perquisitions, les enquêteurs avaient mis la main sur l’organigramme de l’organisation clandestine, qui recensait quelque 110 membres, répartis en dix sections régionales et couvrant une soixantaine de départements français.
Autre crainte soulevée par le rapport : la facilité à s’armer de ces groupes. Le parquet général de Paris constatait que « contrairement aux affaires djihadistes récentes, aucun des dossiers ultradroite en cours d’instruction ne met en lumière d’éventuelles difficultés des acteurs à se procurer des armes ». En 2019, les services de renseignement estimaient à 350 le nombre de membres de « l’ultradroite » possédant légalement une ou plusieurs armes à feu, comme Mediapart l’avait révélé. Parmi eux, 147 faisaient alors l’objet d’une fiche sûreté de l’État, la fameuse fiche S.
Bon nombre de militants d’extrême droite manifestent une fascination pour les armes, et pratiquent le tir sportif ou la chasse. Dans une vidéo diffusée en 2021, les youtubeurs d’extrême droite Papacito et Code Reinho – un ancien militaire qui propose des formations au maniement des armes – expliquaient d’ailleurs comment se procurer des armes avec des permis de chasse.
Une autre crainte réside dans les profils des activistes, pour partie bien insérés, tranchant avec l’image des groupuscules d’extrême droite violents composés de post-adolescents vivant en marge de la société.
Dans au moins quatre affaires sous enquête au Pnat, tous les âges sont représentés et les personnes impliquées, hommes et femmes, ont entre 20 et 60 ans. On trouve à la fois des personnes issues de milieux populaires et de milieux plus aisés.
Les uns ont voté pour le Rassemblement national (« le moins pire ») ou quitté le RPR, l’UMP ou LR pour des mouvements groupusculaires. D’autres parlent d’un engagement à droite. La DGSI a d’ailleurs créé une nouvelle catégorie pour les profils atypiques de cette mouvance, issus des classes moyenne ou supérieure, convertis au catholicisme au lendemain des attentats du 13-Novembre, insérés dans la société, adeptes des réseaux sociaux et désirant passer à l’action violente : les « néopatriotes ».
Des membres des forces de l’ordre « réceptifs » à ces discours Parmi ces activistes, une constante cependant : la présence de membres des forces de sécurité. En 2021, sur les sept affaires alors en cours d’instruction, le parquet général de Paris en comptait cinq impliquant des militaires ou d’anciens militaires. Ce qui rejoignait les inquiétudes émises en 2018 par la DGSI, qui comptabilisait alors « une cinquantaine de policiers, gendarmes et militaires » parmi leurs « objectifs », suivis pour leurs liens avec « l’extrême droite violente ».
Et quand ils ne font pas partie des forces de sécurité, ces militants gravitent parfois autour. On recense ainsi dans les dossiers en cours un fils de gendarme, un fils de policier, ainsi qu’un élève de l’école de formation des sous-officiers de l’armée de l’air. « La profession joue un rôle. Évidemment que les policiers et militaires composent des populations particulièrement réceptives à un certain discours », reconnaissait le commissaire de la DGSI auditionné au procès « Waffenkraft ».
D’autres affaires non qualifiées d’actes terroristes – comme la mise en cause de deux anciens militants du GUD pour l’assassinat de l’ancien rugbyman Federico Martín Aramburú dans un bar parisien en 2022 – montrent par ailleurs que le tabou de la mort est en train de tomber dans les rangs de l’extrême droite : la violence de ses membres déborde de la seule sphère politique pour se réaliser dans des affaires dites de droit commun.
Dans une partie intitulée « L’ultradroite en France : émergence et dynamiques actuelles » d’un réquisitoire datant de fin 2021, le Pnat soulignait déjà qu’une « certaine radicalisation de ses membres pousse les plus déterminés d’entre eux à passer à l’action, dans le cadre de crimes de droit commun ».
Mais la crainte principale des autorités est celle d’un individu seul, fatigué d’une extrême droite « de témoignage », qui déciderait de passer à l’action de manière isolée. Cette inquiétude figurait d’ailleurs noir sur blanc dans une note de la DGSI en mars 2019, et dans le rapport du parquet général deux ans plus tard : « Dans pratiquement tous les cas, ceux qui ont été appréhendés ont basculé dans un projet terroriste en partie car ils ne se reconnaissaient ni dans le Rassemblement national ni dans un groupuscule radical. »
Les magistrat·es relevaient d’ailleurs que, « comme dans le phénomène djihadiste, ces individus ne sont seuls qu’au moment de commettre l’acte violent », car « auparavant, ils ont tous fréquenté, a minima en ligne, un milieu militant, même virtuel, et ils ont baigné dans une prose haineuse où affleurent sans cesse les appels à l’action ».
La mouvance bénéficie notamment d’un réseau de chaînes YouTube tenues par des « influenceurs » aux discours explicites, tels que Papacito qui, entendu par la police après l’une de ses vidéos simulant l’exécution d’un « gauchiste » en 2021, avait reconnu une « erreur » et de la « maladresse » sur la forme, tout en assurant que sa vidéo avait « pour but d’aider les gens d’extrême gauche à survivre à la société qu’ils ont fabriquée ».
Les attaques ou projets d’attaques de l’extrême droite violente prennent pour cibles quatre catégories de la population : les personnes non blanches, les juifs, la communauté LGBTQI+, et des représentants de l’État. En arrière-plan, la figure du « traître » qui, selon le parquet général, a pour fonction de « souder la communauté autour d’un contre-modèle militant et renforcer la vision bipolaire et antagoniste du champ politique ».
Les populations musulmanes demeurent cependant leurs cibles privilégiées. Leur vision du monde est dominée par « l’obsession de la guerre civile interraciale », relevait le rapport du parquet général. Parmi les attentats déjoués, d’ailleurs, figure une part importante de projets « accélérationnistes », cette idéologie qui vise à précipiter la guerre civile raciale, sur fond de théorie raciste du « grand remplacement ».
Dans les procédures en cours, pour certains mis en cause, cette guerre civile serait à venir dans un futur proche ; pour les autres, elle aurait déjà été déclenchée par les attentats djihadistes qui ont frappé la France en 2015 et 2016. Le constat est le suivant : l’État aurait failli à sa mission de protéger la population de la menace terroriste djihadiste, et il faudrait se substituer à lui – dans deux des sept dossiers terroristes en cours d’instruction, l’évocation d’une prise de pouvoir par les armes est évoquée – et, au besoin, éliminer ses représentants.
Plus largement, les militants d’extrême droite tentés par l’action violente se réfèrent régulièrement au mouvement survivaliste racialiste blanc, qui prédit un inévitable effondrement énergétique, écologique, politique et social.
Dans les attentats d’extrême droite déjoués, le mode opératoire envisagé a évolué : l’usage d’explosifs, l’empoisonnement, l’attaque au couteau, au camion ou à la voiture-bélier, et plus récemment l’égorgement. « Difficile de ne pas voir ici l’influence d’un modèle djihadiste, ces pratiques (notamment l’égorgement) étant tout à fait étrangères au répertoire d’action traditionnel de l’ultradroite », relevait le rapport du parquet général.
La conclusion de ce rapport, intitulée « Ultradroite et djihadisme : le miroir de la violence », soulignait les nombreux points communs qui traversaient les dossiers terroristes d’extrême droite et djihadistes. D’abord le fait de vouloir imposer un projet de société par la violence et la quête d’une supposée « pureté ».
Mais aussi une vision défensive (l’idée qu’on est attaqué, ou qu’on va l’être, et qu’il faut se défendre, ou se tenir prêt à le faire) ; la dimension sacrificielle de l’individu pour une cause supérieure ; un discours complotiste articulé autour d’une vision décadentiste de l’histoire et la référence à un Moyen Âge mythifié ; un ennemi commun (les États-Unis et l’Union européenne) ; un pays en guerre envisagé comme eldorado (la Syrie pour les djihadistes, l’Ukraine pour une partie des activistes d’extrême droite violente), un usage optimal des réseaux sociaux et des forums pour déployer sa propagande ; le recrutement dans deux sphères privilégiées – les salles de sport et la famille –, et surtout un même catalogue de haines : celle de la République, mais aussi celle des juifs, des homosexuels, des femmes.
L’extrême droite violente va jusqu’à reprendre certains codes ou mots, comme la référence au « djihad blanc » de certains groupes d’extrême droite américaine, le site d’extrême droite français baptisé « EuroCalifat », ou, tout récemment, les mots de Christophe Belgembe, mis en cause pour le meurtre de Hichem Miraoui : « Il n’y a pas d’allégeance à Al-Qaïda ou à quoi que ce soit. C’est l’allégeance au bleu, blanc, rouge, voilà. »
Matthieu Suc et Marine Turchi
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