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Il y a un siècle, chercheurs et écrivains s’opposaient à la menace fasciste de Mussolini. Cent ans plus tard, face à une nouvelle vague d’extrême droite, un collectif - dont Timothy Snyder, Carol Gilligan, Dominique Schnapper, Axel Honneth - alerte : il faut refuser toute soumission, soutenir les faits et les preuves, cultiver l’esprit critique.
Un collectif de plus de 400 intellectuels et scientifiques de renommée mondiale, dont 31 lauréats du prix Nobel, 11 lauréats du prix Johan-Skytte, des lauréats du prix Pulitzer, des médaillés du CNRS
Le 1er mai 1925, alors que Mussolini (1883-1945) était déjà au pouvoir, un groupe d’intellectuels italiens dénonça publiquement le régime fasciste dans une lettre ouverte. Les signataires − scientifiques, philosophes, écrivains et artistes − prirent position en faveur des principes essentiels d’une société libre : l’Etat de droit, la liberté individuelle, la pensée indépendante, la culture, l’art et la science. Le défi lancé − au péril de leur sécurité personnelle − à l’imposition brutale de l’idéologie fasciste prouva que s’opposer était non seulement possible, mais nécessaire. Aujourd’hui, cent ans plus tard, la menace fasciste ressurgit − et nous devons, à notre tour, faire preuve de ce courage et la défier à nouveau.
Le fascisme est né en Italie, il y a un siècle, marquant l’avènement des dictatures modernes. En quelques années, il s’est répandu à travers l’Europe et le monde, prenant des noms différents, mais des formes similaires. Partout où il a pris le pouvoir, il a sapé la séparation des pouvoirs au profit de l’autocratie, a réduit l’opposition au silence par la violence, a pris le contrôle de la presse, a bloqué les progrès des droits des femmes et a écrasé les luttes des travailleurs pour la justice économique.
Inévitablement, il a infiltré et a dénaturé toutes les institutions consacrées aux activités scientifiques, universitaires et culturelles. Son culte de la mort a exalté l’agression impérialiste et le racisme génocidaire, déclenchant la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, la mort de dizaines de millions de personnes, et des crimes contre l’humanité.
Pour la protection des droits humains universels Dans le même temps, la résistance au fascisme et aux nombreuses idéologies fascistes a ouvert la voie à l’imagination de formes alternatives d’organisation sociale et de relations internationales. Le monde issu de la Seconde Guerre mondiale − avec la charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, les fondements théoriques de l’Union européenne, et les arguments juridiques contre le colonialisme − est resté marqué par de profondes inégalités.
Il a néanmoins représenté une tentative décisive d’établir un ordre juridique international : une aspiration à la démocratie et à la paix mondiales, fondée sur la protection des droits humains universels − non seulement civils et politiques, mais aussi économiques, sociaux et culturels.
Le fascisme n’a jamais disparu, mais il a été tenu à distance pendant un certain temps. Cependant, ces deux dernières décennies, nous avons assisté à une nouvelle vague de mouvements d’extrême droite, affichant souvent des traits fascistes indéniables : attaques contre les normes et les institutions démocratiques, nationalisme revigoré empreint de rhétorique raciste, pulsions autoritaires, et agressions systématiques contre les droits de celles et ceux qui ne se conforment pas à une autorité traditionnelle artificielle, enracinée dans la normativité religieuse, sexuelle et de genre.
Ces mouvements ont refait surface à travers le monde, y compris dans les démocraties les plus anciennes, où le mécontentement face à l’incapacité politique à répondre aux inégalités croissantes et à l’exclusion sociale a été exploité par de nouvelles figures autoritaires. Fidèles au vieux scénario fasciste, sous couvert d’un mandat populaire illimité, ces figures sapent l’Etat de droit national et international, s’en prenant à l’indépendance de la justice, des médias, des institutions culturelles, de l’enseignement supérieur et de la science − allant jusqu’à tenter de détruire des données essentielles et des informations scientifiques. Elles fabriquent des « faits alternatifs », inventent des « ennemis intérieurs », et instrumentalisent les questions de sécurité pour consolider leur pouvoir et celui de l’élite ultrariche, en échangeant des privilèges contre la loyauté.
Ce processus s’accélère aujourd’hui, tandis que le dissensus est de plus en plus réprimé par des détentions arbitraires, des menaces de violence, des expulsions et une campagne incessante de désinformation et de propagande, menée avec l’aide de magnats des médias traditionnels et sociaux − certains simplement complaisants, d’autres ouvertement enthousiastes du techno-fascisme.
Seules les démocraties offrent un terrain fertile au progrès intellectuel et culturel Les démocraties ne sont pas parfaites : elles sont vulnérables à la désinformation et ne sont pas encore suffisamment inclusives. Mais elles offrent, par nature, un terrain fertile au progrès intellectuel et culturel et ont donc toujours la capacité de s’améliorer. Dans les sociétés démocratiques, les droits humains et les libertés peuvent s’étendre, il est possible que les arts prospèrent, que les découvertes scientifiques se multiplient et que la connaissance progresse. Elles garantissent la liberté de contester les idées et de remettre en question les structures de pouvoir, de proposer de nouvelles théories, même culturellement inconfortables − ce qui est essentiel à l’avancement de l’humanité.
Les institutions démocratiques constituent le meilleur cadre pour lutter contre les injustices sociales, et la meilleure chance de réaliser les promesses de l’après-guerre : le droit au travail, à l’éducation, à la santé, à la sécurité sociale, à la participation à la vie culturelle et scientifique, ainsi que les droits collectifs des peuples au développement, à l’autodétermination et à la paix. Sans cela, l’humanité court à la stagnation, à l’aggravation des inégalités, à l’injustice et à la catastrophe − notamment face à la menace existentielle de l’urgence climatique, que la nouvelle vague fasciste nie tout net.
Dans notre monde hyperconnecté, la démocratie ne peut exister en vase clos. De même que les démocraties nationales ont besoin d’institutions solides, la coopération internationale repose sur la mise en œuvre effective des principes démocratiques et du multilatéralisme pour réguler les relations entre nations. Elle repose sur des processus multipartites pour permettre un fonctionnement sain de la société. L’Etat de droit doit dépasser les frontières, en assurant le respect des traités internationaux, des conventions sur les droits humains et des accords de paix.
Si les structures actuelles de gouvernance mondiale et les institutions internationales doivent être améliorées, leur démantèlement au profit d’un monde régi par la force brute, la logique transactionnelle et la puissance militaire constitue un retour à une ère de colonialisme, de souffrance et de destruction.
Dénoncer, résister, refuser toute soumission préventive Comme en 1925, nous − scientifiques, philosophes, écrivains, artistes et citoyens du monde − avons la responsabilité de dénoncer et de résister à la résurgence du fascisme sous toutes ses formes. Nous appelons toutes celles et ceux qui croient en la démocratie à agir.
Défendez les institutions démocratiques, culturelles et éducatives. Dénoncez les abus faits aux principes démocratiques et aux droits humains. Refusez toute soumission préventive.
Participez à des actions collectives, localement et à l’échelle internationale. Boycottez, faites grève lorsque cela est possible. Rendez la résistance impossible à ignorer et coûteuse à réprimer.
Soutenez les faits et les preuves. Cultivez l’esprit critique et engagez le dialogue avec vos communautés sur cette base.
C’est une lutte permanente. Que nos voix, notre travail et nos principes soient un rempart contre l’autoritarisme ! Que ce message soit une déclaration renouvelée de défi !
Tribune publiée simultanément dans Libération et les médias suivants : La Repubblica (Italie), The Guardian (Royaume-Uni), Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne), Scroll.in (Inde), Clarín (Argentine), Folha de S.Paulo (Brésil), Australian Financial Review (Australie).
Parmi les signataires :
31 prix Nobel : Sir Richard J. Roberts (Etats-Unis), Leland Hartwell (Etats-Unis), Paul Nurse(Royaume-Uni), Barry James Marshall (Australie), Craig C. Mello(Etats-Unis), Mario R. Capecchi(Etats-Unis), Jack W. Szostak (Etats-Unis), Edvard I. Moser (Norvège), May-Britt Moser (Norvège), Sir Peter J. Ratcliffe (Royaume-Uni), Charles Rice (Etats-Unis), Harvey James Alter (Etats-Unis), Victor Ambros(Etats-Unis), Gary Ruvkun (Etats-Unis), Wolfgang Ketterle (Etats-Unis), Anthony James Leggett(Etats-Unis), John C. Mather (Etats-Unis), Brian P. Schmidt (Australie), François Englert (Belgique), Michel Mayor (Suisse), Takaaki Kajita(Japon), Giorgio Parisi (Italie), Pierre Agostini (Etats-Unis), Jean-Pierre Sauvage (France), Joachim Frank(Etats-Unis), Eric Maskin (Etats-Unis), Roger B. Myerson (Etats-Unis), Alvin E. Roth (Etats-Unis), Lars Peter Hansen (Etats-Unis), Sir Oliver Hart (Etats-Unis), Daron Acemoglu(Etats-Unis).
6 prix Pulitzer (Etats-Unis) : Garry Wills, David Levering Lewis, David Barstow, Heather Ann Thompson, David Blight, Nicole Eustace.
6 médailles du CNRS (France) : Jean Jouzel, Claire Voisin, Philippe Descola, Barbara Cassin, Valérie Masson-Delmotte, Marc Mézard
Parmi les signataires : Achille Mbembe (Afrique du Sud), Timothy Snyder (Etats-Unis), Enzo Traverso(Etats-Unis), Avital Ronell (Etats-Unis), Axel Honneth (Allemagne, Etats-Unis), Simona Forti (Italie), Steven Pinker (Etats-Unis), Carol Gilligan (Etats-Unis), Elisabeth Roudinesco (France), Sandra Laugier (France), Michela Marzano(Italie), Michel Wieviorka (France), Dominique Schnapper (France), Philippe Corcuff (France)...
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