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Le sociologue spécialiste des extrêmes droites vient de publier un nouveau livre. Comment le fascisme gagne la France est une version largement remaniée et augmentée d’un premier opus, la Possibilité du fascisme, paru en 2018. Ugo Palheta y note une progression des thèses racistes et xénophobes, tout en réfutant l’inéluctabilité d’une victoire prochaine du Rassemblement national. À condition de « renouer avec l’antifascisme ».
Qu’est-ce qui a changé depuis « la Possibilité du fascisme » paru en 2018 pour justifier cette nouvelle édition ?
Le changement tient surtout à l’amplification de dynamiques que j’avais identifiées à l’époque, et pour commencer la progression électorale du Rassemblement national (RN). En 2018, on croyait encore que le RN avait atteint un plafond de verre. Après le débat raté de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron en 2017 et les mauvais scores du parti aux législatives qui avaient suivi, beaucoup pensaient que l’extrême droite était durablement affaiblie. En réalité, elle a depuis poursuivi une dynamique de renforcement. Aujourd’hui, elle constitue le seul bloc en expansion dans un paysage politique tripolaire, aux côtés du pôle néolibéral-autoritaire (Macronie-LR) et du pôle de gauche. Autre amplification majeure : le durcissement autoritaire de l’État.
Cela avait commencé sous Nicolas Sarkozy et François Hollande, mais cela a pris une ampleur inédite avec Emmanuel Macron : répression brutale des mobilisations (gilets jaunes, quartiers populaires, Sainte-Soline…), surarmement de la police, interdictions croissantes de manifester, marginalisation du Parlement… Ce basculement s’accompagne de la banalisation et de la radicalisation du racisme d’en haut. Non seulement les politiques anti-immigrés ont été considérablement durcies par les droites au pouvoir, mais les partis et médias dominants n’ont cessé de construire l’islam et les musulmans comme ennemi de l’intérieur. Les deux meurtres récents visant explicitement des musulmans nous rappellent une fois de plus que ce racisme tue.
Pourquoi le discours sécuritaire et xénophobe de la droite et du centre ne siphonne-t-il pas l’électorat de l’extrême droite ?
En fait, ces stratégies ne neutralisent pas l’extrême droite. Au contraire, elles banalisent ses idées et les rendent hégémoniques. Prenons 2007 : Nicolas Sarkozy a capté une partie de l’électorat du Front national, mais ça n’a été que provisoire. En reprenant les thèmes de l’extrême droite, les partis traditionnels déplacent le centre du débat public vers ses obsessions : immigration, islam, insécurité. Être hégémonique pour une force politique, c’est, notamment, parvenir à imposer les termes du débat, donc que les autres forces débattent ou légifèrent à partir de ce qui fait « problème » pour vous. Ainsi, quand la droite ou le centre gauche reprennent les obsessions de l’extrême droite, ils contribuent à bâtir les conditions de son hégémonie. À court terme, ils peuvent grappiller des points aux élections mais, à moyen et long terme, c’est l’extrême droite qui rafle la mise.
Le premier problème, c’est que la gauche dite de gouvernement a elle-même mené des politiques destructrices socialement : austérité sous François Mitterrand (la « rigueur »), privatisations massives sous Lionel Jospin, politique de l’offre sous François Hollande. Ces choix ont généré précarité, insécurité sociale, concurrence généralisée. Mais, si cette insécurité sociale a pu favoriser l’extrême droite, c’est que les politiques néolibérales, de droite comme de gauche, se sont accompagnées de discours et de politiques anti-immigrés et plus tard islamophobes. Si bien que les incertitudes et les peurs croissantes (de la précarité, du déclassement, etc.) ont été politisées selon un schéma xénophobe et raciste, orientées vers des boucs émissaires fournis notamment par toute l’histoire coloniale de ce pays : immigrés, musulmans, quartiers populaires.
La gauche n’a pas troqué les immigrés contre la classe ouvrière. Elle a durci son discours et ses politiques d’immigration au moment même où elle abandonnait les travailleurs. Mais il y a eu aussi des reculs idéologiques : outre l’acceptation de l’idée qu’il y aurait « trop d’immigrés », tout le discours historique de gauche autour de l’exploitation et de la lutte des classes a disparu dans ces années au profit d’une rhétorique vaguement « citoyenniste » ou contre l’exclusion, qui ne désignait plus aucun ennemi et épargnait ainsi la bourgeoisie. Or ce vide a été comblé par les récits identitaires de l’extrême droite : la nation menacée, l’islam contre la République, l’étranger comme ennemi intérieur.
Vous évoquez un basculement de l’État social vers un État pénal. En quoi cela relève-t-il d’une fascisation plutôt que d’un simple durcissement sécuritaire ?
On parle souvent de « dérive », mais cela atténue la portée du phénomène. Mon hypothèse, c’est que ce qui se cherche ou se prépare n’est pas juste un État capitaliste démocratique un peu plus répressif, mais un État d’exception : suspension de l’État de droit, dissolution d’organisations, écrasement de toute contestation, etc. En outre, certains groupes – Roms, migrants, musulmans – subissent d’ores et déjà un traitement d’exception. Ce qui commence à la marge finit par s’appliquer à tous, sous la forme d’un État policier.
Cette évolution repose aussi sur une alliance renforcée entre autoritarisme et pouvoir économique. Des secteurs entiers du capital – industries fossiles, sécurité, armement, Big Tech, agrobusiness – parient désormais sur des stratégies autoritaires. Bien sûr, ce durcissement a pour objectif d’imposer la refonte néolibérale des rapports sociaux et de relancer l’accumulation du capital, mais il a aussi des visées banalement électorales : si, dès 2017, Macron a opéré un virage autoritaire et raciste, c’était pour capter l’électorat de droite, élargir sa base sociale et ainsi se maintenir au pouvoir en 2022.
Cette fascisation ne résulte-t-elle pas d’une stratégie réussie de la part du RN ?
Le RN a mené une stratégie bien pensée de respectabilisation (dite « dédiabolisation »), mais certaines conditions ont favorisé leur succès. D’abord, cette stratégie n’aurait jamais fonctionné à ce point sans un haut niveau de complicité politique et médiatique, acceptant l’idée même que le RN d’aujourd’hui n’aurait plus rien à voir avec le FN d’autrefois. En outre, le RN prospère sur un terreau d’instabilité et d’incertitudes produit par des politiques néolibérales, face à une gauche impuissante ou carrément complice là encore. Dans ce contexte, un électorat s’est structuré à partir des années 1980, composé pour l’essentiel de gens qui n’ont jamais été politisés à gauche et qui sont imprégnés profondément par des rhétoriques de droite et d’extrême droite (mêlant refus du prétendu « assistanat » et refus de l’immigration).
Pour revenir au FN-RN, Marine Le Pen a cherché à se démarquer des déclarations antisémites et négationnistes de son père (qu’elle avait toujours acceptées jusque-là), tout en conservant l’essentiel de son idéologie. Elle a aussi habilement ajouté plusieurs notes à sa gamme ethno-nationaliste, par exemple en instrumentalisant la cause des femmes à des fins racistes (les immigrés et les musulmans seraient responsables de la persistance du patriarcat et des violences de genre) ou encore la lutte contre l’antisémitisme, prétendant que les ennemis des juifs seraient aujourd’hui les musulmans et la gauche.
Faut-il considérer la progression de l’extrême droite comme inéluctable ? Peut-on encore infléchir cette dynamique ?
Le récit de l’inéluctabilité est lui-même un facteur de défaite. En juillet 2024, l’ensemble des sondages donnaient le RN largement gagnant. Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé. Certes, il a progressé, mais c’est la gauche qui a obtenu une majorité relative grâce notamment à une forte mobilisation militante. Cela montre que la mécanique peut être brisée. « Ceux qui luttent peuvent perdre, mais ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu », écrivait Brecht.
Un certain volontarisme est nécessaire, même si l’action en elle-même ne suffit pas : nous avons aussi besoin d’un débat stratégique sérieux pour savoir comment employer nos forces, quelles alliances sont nécessaires pour vaincre et changer la société. Ce livre ne propose donc pas un constat désespéré ou une énième lamentation. Il vise à réveiller les consciences, mais surtout à comprendre comment nous en sommes arrivés là et, à partir de là, à définir une stratégie.
Justement, quel est cet antifascisme avec lequel vous appelez à renouer ?
D’abord, cela suppose de refuser la normalisation du RN, sa banalisation. Employer le terme de fascisme, c’est rompre avec un récit anesthésiant et nommer clairement le danger. On le voit avec Netanyahou, Poutine ou Trump, l’extrême droite, ce ne sont pas que des discours, ce sont des actes : massacres (jusqu’au génocide à Gaza), arrestations et expulsions arbitraires, assassinats ciblés, etc.
Renouer avec l’antifascisme, c’est donc d’abord défendre notre camp social, qui inclut l’antiracisme, le féminisme, l’écologie sociale, toutes les luttes contre les dominations. Cette autodéfense est concrète : face aux agressions d’extrême droite, mais aussi pour protéger les droits fondamentaux des plus vulnérables. Mais l’antifascisme ne peut se limiter à la défense. Il doit redevenir un moteur politique, un point de ralliement. L’été dernier, un front commun a brièvement émergé à partir du ciment que constitue l’antifascisme et il faut prolonger cette dynamique : parce que l’extrême droite s’en prend à tout le monde, il nous faut l’unité des mouvements d’émancipation contre elle.
Le problème, c’est que cela est resté cantonné aux élections. Le Nouveau Front populaire n’a pas donné lieu à des campagnes de terrain durables, faute de volonté commune et de travail collectif. Or la gauche est forte quand elle fait vivre les luttes, toutes les luttes : dans les quartiers, les villages, les universités et bien sûr les lieux de travail.
Il faut enfin livrer une bataille culturelle. Pas seulement démonter les mensonges du RN, mais convaincre qu’une politique alternative est possible. Beaucoup partagent nos idées mais n’y croient plus. Il faut restaurer cette confiance, mais aussi articuler les propositions d’urgence à un horizon positif. Ne pas se contenter de dire non aux politiques néolibérales ou répressives, mais formuler le projet d’une société libérée de l’exploitation, du racisme, du patriarcat. C’est ce que le mouvement ouvrier a longtemps su faire : relier les luttes immédiates à un projet global de transformation.
Comment le fascisme gagne la France, d’Ugo Palheta, la Découverte, 380 pages, 20,90 euros.
Article de Diego Chauvet, L’Humanité
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