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Déjà, dans son ouvrage Le Capital (livre 1 ; partie 8 ; chapitres 24 à 33), Karl Marx montrait que l’accumulation primitive du capital donnant naissance au capitalisme se réalisait par l’action active et violente de l’État.
Il soulignait que l’État joue un rôle central et actif dans l’établissement des conditions initiales du capitalisme, loin de la fiction d’un marché libre fondé sur l’égalité contractuelle.
Expropriation, colonisation, esclavage, guerres, autant d’actions violentes de l’État au service du Capital.
Nous abordons ici cette question dans le contexte d’un capitalisme plus contemporain.
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La lecture de l’article fort intéressant intitulé « Comment l’État français a été capté par le capital » (https://www.gauchemip.org/spip.php?... ) m’a rappelé un vieux souvenir : le livre Les Béquilles du capital d’Anicet Le Pors qui traite entre autres, des transferts massifs de fonds publics vers des entreprises privées industrielles.
Anicet ne se contentait pas de décrire un processus de captation du capital de l’État par le capital privé mais proposait des mesures économiques et politiques pour remédier à cette situation de transfert vers des fonds privés. L’expérience a montré que ces transferts de l’État vers des sociétés industrielles privées n’ont pas permis de faire de la France un pays avec une forte industrie ce qui s’explique évidemment par le développement des délocalisations et de la financiarisation de l’économie.
Je remets donc en perspective ce livre avec l’article paru sur notre site.
Résumé synthétique des principales idées développées par Anicet Le Pors dans Les Béquilles du capital – les transferts État-industrie, critère de nationalisation (1977) :
L’auteur montre comment l’État compense la crise structurelle du capitalisme en apportant des transferts massifs aux grandes entreprises : subventions, prêts bonifiés, garanties à l’export, marchés publics, allègements fiscaux. Ces aides sont nécessaires pour pallier la « baisse tendancielle du taux de profit » marxiste.
Le Pors identifie une nouvelle forme de capitalisme, caractérisée par une imbrication directe entre État et capital, qu’il nomme « capitalisme monopoliste d’État ». Les transferts, initialement orientés vers les entreprises publiques, bénéficient de plus en plus au secteur privé, particulièrement à partir de 1968–1972.
Le Pors propose que la quantité et la nature des transferts publics vers l’industrie servent de critère pour justifier la nationalisation : plus une entreprise dépend de l’aide étatique, plus sa nationalisation est légitime. Il prône des nationalisations ciblées, notamment dans des secteurs stratégiques comme la sidérurgie, l’énergie et les transports, pour remplacer une étatisation passive (subventions) par une étatisation active et démocratique.
Critiquant les aides conjoncturelles, Le Pors appelle à transformer en profondeur le capitalisme d’État. Il propose des nationalisations intégrées à un projet d’autogestion nationale, de démocratisation des entreprises et d’encadrement des finalités économiques, privilégiant des objectifs sociaux plutôt que la seule rentabilité financière.
L’analyse s’inscrit dans la crise économique des années 1970 (chocs pétroliers, déclin de la croissance fordiste), marquant la fin du compromis social d’après-guerre. Le Pors a ensuite critiqué l’absence de nationalisations ambitieuses dans les années 1980, notant que la loi de 1982 manquait de « finalités » et que le tournant de 1983 a trahi les intentions initiales.
En résumé :
Le capitalisme, en crise, dépend de « béquilles » (transferts publics massifs).
Nous sommes dans une ère de capitalisme monopoliste d’État.
Les transferts doivent servir de critère rationnel pour nationaliser.
Il faut dépasser la gestion conjoncturelle par des nationalisations, l’autogestion et des objectifs sociaux.
Ce projet s’ancre dans la crise des années 1970 et les limites des réformes ultérieures.
L’analyse reste d’actualité face à la résurgence des interventions publiques (plans de relance, aides d’État, secteurs stratégiques). Elle nourrit le débat sur le rôle de l’État, la démocratie économique et les finalités de la propriété publique.
Cette étude d’Anicet prend encore plus de force avec la question de la bifurcation écologique.
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Annexe
Anicet Le Pors a été ministre communiste de la Fonction publique et des Réformes administratives de juin 1981 à mars 1984, sous la présidence de François Mitterrand et dans le gouvernement de Pierre Mauroy.
Il est notamment connu pour avoir promu le statut général des fonctionnaires en 1983, instaurant un cadre unifié pour la fonction publique d’État, territoriale et hospitalière.
Dans son livre, Le FDES – Fonds de Développement Économique et Social est analysé.
Dans Les béquilles du capital, Anicet Le Pors évoque le rôle du FDES comme instrument central de l’intervention économique de l’État, notamment dans le financement des entreprises industrielles stratégiques.
Créé en 1955, ce fonds avait pour vocation de financer à taux bonifiés (donc inférieurs aux taux du marché) des secteurs jugés prioritaires pour le développement économique.
Il servait notamment à :
Soutenir les entreprises publiques ou privées dans l’industrie lourde, les transports, ou l’énergie.
Financer les investissements de long terme hors du marché classique.
Redistribuer l’épargne nationale vers des objectifs économiques définis par l’État.
Dans le cadre des transferts État–industrie, Le Pors analyse comment le FDES a permis de soutenir artificiellement certaines grandes entreprises, devenant une des « béquilles » du capitalisme français. Il critique l’idée que cette intervention publique ait servi davantage à sauver des capitaux privés qu’à structurer une économie réellement planifiée au service de l’intérêt général. On a assisté à un phénomène du même genre avec les aides financières considérables de l’État au profit de la firme pharmaceutique Sanofi. D’où la nécessité d’un pôle public de l’industrie pharmaceutique comme le préconise La France Insoumise.
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Voici une sélection de livres récents et pertinents, avec leurs auteurs, qui abordent le rapport entre l’État français et le capital privé, en s’appuyant sur des analyses historiques, économiques, sociologiques ou politiques. Ces ouvrages explorent les dynamiques entre l’État et les acteurs privés, notamment dans le contexte du capitalisme et des transformations récentes.
• Sociologie historique du capitalisme (2021) • Auteurs : Pierre François et Claire Lemercier • Description : Cet ouvrage retrace les trois âges du capitalisme depuis la fin du XVIIe siècle, en analysant les relations entre l’État et les acteurs privés, notamment à travers la coproduction du droit, la régulation des marchés et le rôle des élites économiques. Les auteurs examinent comment l’État français a construit et façonné le capitalisme, par exemple via le droit de propriété et les normes comptables. • Éditeur : La Découverte • Pertinence : Une analyse sociologique et historique qui met en lumière les interactions entre l’État et le capital privé, y compris dans des contextes comme le néolibéralisme et la financiarisation.
• Le Capital au XXIe siècle (2013) • Auteur : Thomas Piketty • Description : Ce best-seller mondial analyse la répartition des richesses et des patrimoines depuis le XVIIIe siècle, avec un focus sur la France et d’autres pays. Piketty explore comment l’État, par ses politiques fiscales et économiques, influence la concentration du capital privé. Il propose un impôt mondial sur le capital pour réduire les inégalités, en s’appuyant sur des données historiques françaises, comme les archives fiscales. • Éditeur : Le Seuil • Pertinence : Une référence majeure pour comprendre comment les politiques étatiques françaises ont façonné les dynamiques du capital privé et des inégalités.
• Construire l’économie postcapitaliste (2023) • Auteurs : Frédéric Legault, Audrey Laurin-Lamothe, Simon Tremblay-Pepin • Description : Cet ouvrage collectif propose des modèles alternatifs au capitalisme, en s’appuyant sur des réflexions récentes sur la planification démocratique. Il aborde le rôle de l’État dans la régulation du capital privé et explore comment sortir des logiques capitalistes dominantes, avec des exemples applicables au contexte français. • Éditeur : Lux Éditeur • Pertinence : Une perspective contemporaine sur la transformation des rapports entre l’État et le capital, avec des propositions pour repenser l’économie.
• Il faut s’adapter ! Sur un nouvel impératif politique (2019) • Auteur : Barbara Stiegler • Description : Cet ouvrage analyse comment l’État français, sous l’influence du néolibéralisme, a adopté des politiques favorisant le capital privé au détriment du bien public. Stiegler examine la capture de l’État par les intérêts privés et les conséquences sur la démocratie. • Éditeur : Gallimard • Pertinence : Une critique philosophique et politique du rôle de l’État dans la promotion des intérêts privés, particulièrement pertinente pour le contexte français.
• Comptabilité privée et action publique. Les transformations de l’État et du capitalisme (2015) • Auteur : Ève Chiapello • Description : Cet article (disponible sur Cairn.info) analyse l’adoption par l’État français de pratiques comptables issues du secteur privé, comme les normes IFRS, et leurs implications sur la gestion publique. Chiapello montre comment l’État s’aligne sur les logiques du capitalisme financier, modifiant les rapports de force entre secteurs public et privé. • Éditeur : Cairn.info • Pertinence : Une étude précise sur la financiarisation de l’État français et son impact sur les relations avec le capital privé.
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Mais il faut aussi s’interroger sur les différents types de connexion existant entre des hauts responsables de l’État et le secteur privé notamment au sein de la haute fonction publique.
Voici une sélection d’ouvrages récents et pertinents qui explorent la relation entre la haute fonction publique française et la domination du capital privé au sein de l’État, en se concentrant sur des analyses critiques et sociologiques. Ces travaux abordent notamment le phénomène du "pantouflage" (passage de hauts fonctionnaires vers le privé), l’influence des élites administratives sur les politiques néolibérales, et la compénétration entre secteurs public et privé. Les sources sont tirées d’informations disponibles sur le web et d’analyses récentes.
Vincent Jauvert, Les Intouchables, bienvenue en Macronie (Robert Laffont, 2018)
Cet ouvrage journalistique examine comment une élite de hauts fonctionnaires, souvent issus de l’ENA, occupe des postes clés à la fois dans l’État et dans les grandes entreprises privées, renforçant ainsi l’influence du capital privé. Jauvert décrit une "caste" qui prospère sous la présidence d’Emmanuel Macron, marquée par une porosité accrue entre les sphères publique et privée.
Antoine Vauchez et Pierre France, Sphère publique, intérêts privés (Presses de Sciences Po, 2017)
Ce livre analyse les liens entre hauts fonctionnaires et intérêts privés, en étudiant comment des médiateurs situés à la frontière des deux sphères favorisent l’adoption de logiques économiques dans l’administration publique. Les auteurs explorent les clubs et réseaux qui facilitent cette interconnexion, remettant en question l’opposition simpliste entre État et marché.
Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps (Minuit, 1989)
Bien que plus ancien, cet ouvrage reste une référence incontournable pour comprendre comment les grandes écoles (ENA, Polytechnique) forment une élite administrative qui, par ses pratiques et ses réseaux, contribue à maintenir une domination sociale et économique. Bourdieu analyse la reproduction des élites et leur rôle dans la structuration du pouvoir, y compris dans l’interface avec le capital privé.
Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La Noblesse managériale publique-privée (tribune dans Le Monde, 2023)
Bien que ce ne soit pas un ouvrage mais une tribune, ce texte décrit l’émergence d’une élite managériale qui circule entre secteurs public et privé, appliquant des principes de gestion axés sur la rentabilité. Les auteurs soulignent comment cette "noblesse" issue des grandes écoles impose une doxa néolibérale au sein de l’État, favorisant les intérêts du capital privé. https://www.lemonde.fr/idees/articl...
Michel Cucchi, La Décision publique au service des intérêts privés (2022) Cet ouvrage, écrit par un cadre de la fonction publique hospitalière, analyse la "colonisation" de l’appareil étatique par des intérêts privés. Cucchi détaille comment les décisions publiques sont influencées par des logiques économiques, avec des hauts fonctionnaires jouant un rôle clé dans ce processus.
Luc Rouban, Quel avenir pour la fonction publique ? (La Documentation française, 2017) Luc Rouban, sociologue et directeur de recherche au CNRS, explore les transformations de la haute fonction publique et son alignement sur des modèles de gestion privés. Il propose des pistes de réforme tout en analysant comment les élites administratives ont contribué à l’adoption de politiques néolibérales favorisant le capital privé.
Remarques complémentaires :
Ces ouvrages mettent en lumière des dynamiques comme le "pantouflage", où des hauts fonctionnaires, notamment issus de l’Inspection des finances ou du Corps des Mines, occupent des postes de direction dans les entreprises du CAC 40 (ex. : Stéphane Richard, Jean-Pierre Clamadieu). Près de la moitié des grands patrons français sont issus de la haute fonction publique, ce qui illustre l’interpénétration entre l’État et le privé.
Pour une analyse plus contemporaine, l’article de Mediapart intitulé Comment l’État français a été capté par le capital (2025) peut être une ressource complémentaire, bien qu’il ne s’agisse pas d’un ouvrage. Il explore comment les privatisations et l’idéologie néolibérale ont renforcé l’emprise du capital sur l’État. C’est le point de départ de notre article.
Hervé Debonrivage
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