Gilles Siouffi, linguiste : « L’identité est le résultat d’une multitude de croisements, elle est associée aux apports des étrangers »

lundi 7 juillet 2025.
 

De la langue des Parisii au parigot, du gallo-romain au latin médiéval, jusqu’aux plus de 150 langues actuelles qui s’y parlent aujourd’hui, Paris a toujours été un creuset de dialectes et de « métisseries » langagières, comme le montre le linguiste Gilles Siouffi dans son dernier ouvrage. Dans le sillage des luttes politiques et des centralisations royales puis républicaines, la capitale a fini par imposer sa langue tout en restant le lieu de tous les mélanges.

Passionnante et documentée, cette enquête idiomatique fait aussi valoir l’invention permanente des usages populaires, bien au-delà des académies, des grammaires et des dictionnaires. Tous les Babel des langues, des quartiers et des métiers forment ce Paris-Babel. Rendre sensible le plurilinguisme et manipuler les structures des langues reste un enjeu démocratique de premier ordre contre les replis identitaires et ignorants.

« Il n’est bon bec que de Paris », disait-on au Moyen Âge. L’histoire du français qu’on y parle est-elle l’histoire d’une centralisation et d’une standardisation ?

Un des objectifs du livre est de montrer un paradoxe. Si la ville de Paris a toujours été un lieu de standardisation politique, si c’est bien à Paris que s’est construit un français standard, la réalité est très différente, car la ville a toujours été un lieu de carrefour et de passage mêlant une grande quantité de langues et de parlers différents. L’objectif de ce livre est de s’attacher à l’histoire d’un lieu dans ses pratiques langagières. L’attention y est portée sur le concret. Ce n’est pas une histoire du français mais celle de sa diversité de langues.

Pour retracer l’histoire linguistique de Paris, l’absence de supports audio n’est-elle pas un empêchement majeur ?

Cette question est pertinente, puisque les premiers témoignages audios ne remontent qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les enregistrements réalisés par le linguiste Ferdinand Brunot, conservés aux « Archives de la parole », sur le site numérique de la BNF, nous donnent ainsi à entendre les premières voix des années 1910. Pour les périodes antérieures, on peut néanmoins s’appuyer sur des témoignages descriptifs, chansons et mises en scène romanesques, avec toutes les précautions.

On peut aussi s’appuyer sur les témoignages des « peu-lettrés », de tous ceux qui écrivaient un peu phonétiquement. Les peu-lettrés sont des personnes qui ont appris à lire et écrire par eux-mêmes, sans notion d’orthographe. Ils inventent une orthographe à eux et écrivent un peu comme ils parlent et entendent. Il n’y a rien de certain mais on peut reconstituer de l’oral de manière assez sûre. Aujourd’hui, il y a un usage oral de la langue assez partagé, une base commune. Avant, il y avait d’énormes différences sociales qui se reflétaient dans les parlers.

« Et d’abord qu’appelle-t-on Paris ? », interrogez-vous à la fin de votre ouvrage.

Cette question ne se pose qu’aujourd’hui… Dans l’histoire, la zone était assez claire. Il y avait des remparts, des péages, des barrières. Depuis l’émergence de la banlieue et les porosités administratives, le repérage est moins clair. Il y a aujourd’hui un Grand Paris qui dépasse les limites historiques de la commune de Paris, celles des fortifications et du périphérique.

Comment expliquer la prééminence du parler de la région de Paris dans l’histoire de la France ?

Aux sources de cette prééminence, les paramètres politiques jouent un grand rôle. Au Moyen Âge, la chancellerie de Paris a occupé une place importante à l’origine des chartes rédigées en français. La centralisation du pouvoir royal au XVIIe siècle s’est accompagnée de phénomènes liés à la Cour, qui a été déplacée du Val de Loire à Paris. Le troisième épisode de cette centralisation de la langue a été la Révolution : l’abbé Grégoire rédige en 1794 un « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ».

Ensuite c’est la centralisation démographique et économique qui accroît le poids de Paris et de ses parlers. Comparativement aux autres pays européens, la France n’a qu’une seule vraie et grande métropole. Il y a aussi le fait que la ville a été une importante place marchande, entre Seine et route des Flandres.

Les langues de Paris sont aussi celles de ses peuples et corporations… Votre histoire s’attache particulièrement aux cris et parlers populaires.

C’est à Paris qu’est en effet née la notion même de peuple. Dans les dictionnaires, la catégorie du populaire est souvent associée au peuple de Paris. Dans les villes moyennes proches comme Rouen et Beauvais, il y a eu la présence tardive de langues régionales. À Sarcelles même, un parler régional a longtemps perduré, qui n’était pas du français. En dehors de Paris, la ruralité et la paysannerie ont eu une grande importance historique. Dans Paris s’est produite une autonomisation des classes de domestiques, mais aussi des artisans et des petits métiers et commerces. À partir du XVIIIe siècle, il y a eu les débuts de la sédentarisation de certains métiers.

Les marchands s’installaient le temps de foires, les nobles passaient l’été dans leurs châteaux, les Savoyards passaient l’hiver à Paris dans les petits métiers… C’est comparable à ce qui se passe dans certaines métropoles actuelles comme Le Caire. La catégorie du populaire est liée à cette sédentarisation des petits métiers. Les artisans ont peu à peu été zonés par quartiers et des usages linguistiques propres se sont développés par quartiers, par professions.

Le grand moment de la langue propre à Paris a été la période 1820-1950. C’est le moment du parigot, mot-valise entre parisien et argot. Il y avait même plusieurs argots, dont celui prêté aux bouchers, le louchébem. La difficulté est que les témoignages sur le parigot sont stéréotypés, caricaturés. La réalité est souvent plus fine et moins nette que celle véhiculée dans les chansons, les romans et les films.

Ce qui ressort de cette histoire, c’est ce que vous appelez « la grande métisserie »… Ne dément-elle pas le retour de la peur de l’étranger et le repli nationaliste ?

Au moyen de ce néologisme, un des messages du livre est en effet de montrer que la fameuse identité culturelle et linguistique parisienne est associée aux nombreux apports des populations d’origine étrangère. La valse-musette, qui est un des symboles de Paris, est un croisement entre immigrations aveyronnaises et italiennes. Je me suis amusé dans l’ouvrage à citer la marque Hermès, autre symbole de Paris et de son luxe, en rappelant que c’est un immigré allemand du milieu du XIXe siècle qui l’a créée. Le livre peut aider à comprendre que l’identité est le résultat d’une multitude de couches et de croisements.

Votre enquête commence par les Parisii et le passage du gaulois au latin médiéval. Vous évoquez le décalage entre l’oralité et le passage à l’écrit. La parole est-elle toujours en avance sur les codes ?

Aux époques antique et médiévale, on manipulait toujours plusieurs langues. On ne parlait pas celle qu’on écrivait. Les Gaulois ont parlé latin sans l’écrire. Les Francs ont écrit le latin mais pas la langue qu’ils parlaient. Dans les débuts de l’histoire et jusqu’au Moyen Âge, il était fréquent que les gens soient trilingues car ils étaient obligés de manipuler plusieurs langues, ce qui n’est pas sans évoquer la situation proche de celle du Mali actuel.

L’histoire du français repose sur les témoignages écrits, relativement rares au Moyen Âge où l’oral était largement plus compliqué. La langue orale n’a pas été codifiée avant le XVIIe siècle, et encore ne s’agissait-il que de recommandations de bon usage. Les filles étaient en outre bien moins élevées que les hommes, comme le montre par exemple une lettre de la fille d’un régent au début du XVIIIe siècle, à l’orthographe très approximative.

Au VIIIe siècle, la langue d’oïl prend le pas sur la langue d’oc, tandis que Paris devient « cosmopolite ».

Au-delà du combat mené contre l’occitan à Paris aux XVIIe et VIIIe siècles, je rappelle qu’un grand nombre de grands personnages de l’histoire de France étaient étrangers ou ne parlaient pas français. Henri IV était béarnais, Marie de Médicis italienne, Louis XIII avait donc des parents peu francophones. Malherbe s’est proposé de « dégasconner » la Cour. Napoléon n’était pas francophone, il s’est fait moquer à son arrivée sur le continent, et n’a jamais tout à fait maîtrisé l’orthographe.

Que peut apporter la Cité internationale de la langue française impulsée par le président Macron ?

J’ai moi-même en tant que linguiste été associé en tant que conseiller scientifique à la création de cette Cité internationale de la langue française qui s’est ouverte fin 2023 à Villers-Cotterêts. C’est un projet intéressant qui peut apporter beaucoup dans la connaissance du fonctionnement des langues, d’autant qu’en France il y a une mauvaise culture linguistique.

Pourquoi ? Les facteurs sont multiples mais on peut penser aux blessures narcissiques de l’ancienne puissance coloniale marquée par les guerres et une forte anglophobie. L’outil de Villers-Cotterêts est naturellement centré sur le français, avec une défense de la francophonie qui a aussi un enjeu plus politique. On pourrait imaginer faire plus de place aux langues régionales et étrangères.

Que pensez-vous de l’enseignement des langues étrangères à l’école ?

Cette place est insuffisante. Je milite pour développer une connaissance un peu élémentaire des langues étrangères. Il ne s’agit pas de parler d’une maîtrise de la langue, objectif embêtant et trop exigeant mais d’une sensibilisation à l’usage, au fonctionnement et à la diversité des langues. On devrait accepter de mal parler les langues. Il s’agit surtout de faire comprendre les structures des langues pour mieux réfléchir à celles qu’on utilise et manipule.

Dans votre conclusion, vous distinguez « mini-babels » et « maxi-babels ».

Les « mini-babels » sont liés à des milieux particuliers et aux circonstances de la vie. Dans le Paris populaire, ce sont par exemple les hôtels, les taxis, les gares, les services, la prostitution et autres marqueurs du « gai-Paris » et des lieux de plaisir au XIXe siècle. Autres « mini-babels », les milieux de la mode, des sports et des entreprises… qui se côtoient sans forcément se fréquenter. Comme le dit la conclusion de l’ouvrage, ce « babil infini », c’est la vie d’aujourd’hui. Plutôt que de « langue », qui est une abstraction, j’aime bien parler des « usages », qui sont des réinventions permanentes, parfois inattendues, surprenantes voire excentriques.

Article de Nicolas Mathey, L’Humanité

« Paris-Babel. Histoire linguistique d’une ville-monde », de Gilles Siouffi, éditions Actes Sud, 368 pages, 25 euros.


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