Interview : « Il faudra des générations à Israël pour reconnaître le génocide de Gaza »

mardi 8 juillet 2025.
 

Pour l’historien israélien Omer Bartov et la spécialiste de la Shoah Rafaëlle Maison, la qualification des crimes israéliens à Gaza ne fait plus de doute. Devant « la longue torture d’un peuple retenu dans un espace clos », ils appellent à ne pas détourner le regard.

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Historien spécialiste de la Shoah et des génocides du XXe siècle, professeur à l’université Brown aux États-Unis, Omer Bartov a servi pendant quatre ans dans l’armée israélienne durant sa jeunesse. Lors de la guerre du Kippour en 1973, mais aussi lors d’affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï ou à Gaza, où il a terminé son service en tant que commandant d’une compagnie d’infanterie. L’expérience l’a profondément marqué et continue de nourrir, des années plus tard, ses travaux et son regard sur la société israélienne.

À l’occasion de sa venue au Collège de France à Paris, pour participer à un colloque sur le génocide organisé par l’historien Henry Laurens et la juriste Samantha Besson (titulaires respectivement de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe et de celle du droit international des institutions), Mediapart a convié ce dernier au côté de la professeure de droit public à l’université Paris-Sud Rafaëlle Maison, pour un entretien croisé.

À partir de leur disciplines respectives, les deux spécialistes décrivent leur cheminement depuis le 7-Octobre face aux crimes internationaux commis à Gaza, qui ne seraient pas advenus « sans le soutien américain ». Ils invitent à défendre le droit « pour ne pas retomber dans un monde où seule la force prime ».

Mediapart : Plus de vingt mois après le 7-Octobre, quel regard portez-vous sur la société israélienne, son traumatisme puis sa validation des actions génocidaires du gouvernement Nétanyahou ?

Omer Bartov : Je suis profondément bouleversé par l’incapacité actuelle de la société israélienne – à quelques exceptions notables et courageuses près – à reconnaître l’ampleur des crimes commis en son nom et par son propre peuple.

Lorsque j’essaie de comprendre les causes de cette aggravation des émotions, de cette indifférence à la souffrance d’autrui, de cette vindicte des discours et des actes, je ne peux que conclure que tout cela est le résultat d’une occupation prolongée et de la déshumanisation de millions de Palestiniens, qui ne sont plus perçus par la plupart des Israéliens comme méritant des droits.

À cela s’ajoute la colère suscitée par l’horrible massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, en raison non seulement de son ampleur mais aussi du choc provoqué par le fait que des Palestiniens aient pu organiser une telle opération.

Je pense qu’il faudra des générations à Israël pour reconnaître qu’un génocide a été commis à Gaza, et redevenir une société normale. Mais je pense aussi que le pays ne pourra plus invoquer l’Holocauste pour justifier sa violence. Il n’a plus ce crédit.

Rafaëlle Maison : En tant que juriste, je constate avec la Cour internationale de justice (CIJ) et d’autres sources onusiennes les violations graves par l’État d’obligations fondamentales du droit international : interdiction de l’annexion, interdiction de l’apartheid, violation du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, interdiction de la torture et génocide.

J’ai aussi l’impression d’un génocide commis avec un zèle manifeste, comme en témoignent les tweets des soldats, la délectation de certains ministres et l’épisode du viol collectif de Sde Teiman, qui, au regard des informations dont nous disposons, n’est pas du tout isolé.

Cela signifie que le pouvoir israélien a choisi de laisser libre cours à une violence qui paraît jubilatoire. C’est ce pouvoir politique et militaire qui est, d’abord, responsable de n’avoir pas fait respecter les règles fondamentales du temps d’occupation.

Des conséquences doivent évidemment en être tirées, mais la responsabilité des États-Unis et d’autres États, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, ne doit pas non plus être éludée. Car soyons clairs : sans le soutien américain, il n’y aurait pas de génocide à Gaza.

Interrogé sur la qualification des crimes commis à Gaza, le président français, Emmanuel Macron, a renvoyé le 13 mai la responsabilité sur les historiens. Est-ce seulement aux historiens et donc à l’histoire de dire le droit face à un génocide ?

Omer Bartov : Non. Le génocide est un crime de droit international. Il devrait être jugé par la CIJ pour l’État d’Israël, et par la Cour pénale internationale (CPI) pour les individus.

Les historiens du génocide et les juristes internationaux peuvent et doivent s’exprimer, bien sûr, et leurs opinions peuvent et doivent avoir un impact sur ces tribunaux. Mais c’est la décision de ces tribunaux qui devrait compter, non seulement pour identifier le crime mais aussi, et c’est tout aussi important, pour punir les États et les individus impliqués.

S’agissant de tribunaux internationaux, dont l’organe d’exécution est le Conseil de sécurité de l’ONU, c’est toujours une question politique. Néanmoins, la décision des tribunaux a un poids moral et juridique considérable. Que Macron la rejette sur les historiens est une échappatoire.

En tant que dirigeant d’une puissante nation occidentale, il a le pouvoir d’influencer le cours des événements, par ses déclarations publiques ou par l’utilisation de leviers de pouvoir tels que les sanctions économiques et militaires, ainsi que par son soutien aux tribunaux internationaux.

L’intention de détruire les Palestiniens de Gaza a été explicitement exprimée par les responsables israéliens.

Rafaëlle Maison : La déclaration d’Emmanuel Macron est juridiquement inexacte et politiquement problématique. Ainsi, rien ne pourrait être dit ou fait avant que les historiens ne se prononcent, « le moment venu »… C’est-à-dire éventuellement lorsque le groupe ciblé par le génocide aura été exterminé ? Nous avons un texte de droit très important, la Convention de 1948, qui n’est pas une convention de commémoration. Elle vise à punir mais aussi à prévenir les génocides.

Dès que les États ont connaissance d’un risque sérieux, ils doivent « mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide », a affirmé la CIJ dans un arrêt de 2007.

Ici, les États ne peuvent prétendre méconnaître le risque sérieux de génocide à Gaza, puisqu’il a été énoncé à quatre reprises avant l’été 2024 par la même CIJ, qui est l’organe judiciaire principal des Nations unies. Le président de l’État français a des responsabilités internationales majeures : il doit employer ce mot, et cherche probablement à faire oublier ces ordonnances et les obligations qui pèsent sur la France.

Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a plus aucun doute : un génocide est en cours à Gaza. Comment vos points de vue respectifs de juriste et d’historien ont-ils évolué au fil des mois ?

Omer Bartov : En novembre 2023, j’écrivais dans le New York Times que je ne voyais toujours pas de preuve d’un génocide à Gaza, même s’il était fort probable que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité y soient commis.

Au printemps 2024, j’étais convaincu qu’au moins depuis l’attaque de l’armée israélienne sur Rafah le 6 mai 2024, il n’était plus possible de nier qu’Israël se livrait à des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des actes génocidaires systématiques.

J’en suis arrivé à cette conclusion d’abord parce que cette attaque contre le dernier groupe de Gazaouis – la plupart ayant déjà déplacés à plusieurs reprises par l’armée israélienne, vers une zone dite « de sécurité » – démontrait un mépris total des normes humanitaires.

J’en suis arrivé à cette conclusion également parce que cette action indiquait clairement que l’objectif ultime de toute l’entreprise, depuis le tout début, était de rendre la bande de Gaza inhabitable et d’affaiblir sa population à un point tel qu’elle s’éteindrait ou chercherait toutes les options possibles pour fuir le territoire.

En d’autres termes, j’ai conclu que les déclarations des dirigeants israéliens depuis le 7-Octobre se traduisaient dans la réalité. En ce sens, comme le stipule la Convention des Nations unies sur le génocide de 1948, Israël agissait « avec l’intention de détruire, en tout ou en partie » la population palestinienne de Gaza, « en tant que telle, en tuant, en causant des dommages graves ou en infligeant des conditions d’existence destinées à entraîner la destruction du groupe ».

J’ai également écrit en avril 2025 dans la New York Review of Books, que compte tenu des tués, des blessés, des milliers de personnes ensevelies sous les décombres, des milliers de morts « indirectes » dues à la destruction de la plupart des installations médicales, des milliers d’enfants qui ne se remettront jamais complètement des effets à long terme de la famine et des traumatismes, nous devons conclure qu’Israël a délibérément soumis le peuple palestinien de Gaza à « des conditions d’existence calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle », comme le stipule l’article II(c) de la même Convention.

Rafaelle Maison : La situation à Gaza correspond en effet à la définition de 1948 (article II) que tout le monde peut aller lire – elle est accessible et simple. Les actes de génocide sont présents, et l’intention de détruire le groupe cible, ici les Palestiniens de Gaza, a été explicitement exprimée par les responsables israéliens. Il s’agit d’une preuve directe exceptionnelle.

Parmi les actes de génocide, soulignons l’alinéa c de l’article II : la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Cela correspond à ce qui a été fait avec le siège impitoyable de Gaza, accompagné de bombardements qui ont totalement ravagé l’enclave, ses hôpitaux, ses universités, ses écoles, son agriculture, son accès à l’eau, qui ont tué et blessé volontairement nombre de ses habitants, avec plus de 16 000 enfants sacrifiés.

Cela est sous nos yeux depuis vingt mois ! C’est la longue torture d’un peuple retenu dans un espace clos, sans défense aérienne, dont nous sommes tous témoins. Nous ne pouvons que ressentir une immense colère.

Omer Bartov : Je dois ajouter qu’à la suite de la décision unilatérale d’Israël, en mars, de rompre le cessez-le-feu imposé par Donald Trump en janvier, l’armée israélienne a mis en œuvre un plan largement médiatisé visant à concentrer toute la population de Gaza sur un quart du territoire, à la limite sud-ouest de la bande de Gaza, et à démolir littéralement toute structure restante, à l’aide d’un grand nombre de bulldozers récemment fournis par les États-Unis, ainsi que d’énormes bombes aériennes de fabrication américaine. Elle établit un contrôle militaire sur les 75 % restants du territoire, démographiquement nettoyé.

Les deux millions de Palestiniens entassés dans un ghetto du quartier d’Al-Mawasi seront soit décimés par les attaques incessantes, la famine et la maladie, soit finalement évacués vers un autre pays, ayant perdu tout semblant d’existence en tant que groupe.

Même si la justice internationale ne peut produire les résultats escomptés […], ses décisions ont un poids moral.

Omer Bartov

Rafaëlle Maison : Dès le 9 octobre, avec les déclarations de Yoav Gallant alors ministre de la Défense, on pouvait craindre le pire. Mais au début, je pensais devoir contester le discours incessant de la légitime défense, qui ne correspondait pas aux critères du droit international, et rappeler des éléments juridiques centraux et complètement omis (en l’occurrence, le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même).

Grâce à l’Afrique du Sud, les ordonnances de la CIJ ont bouleversé, à partir de la fin janvier 2024, la représentation de la situation. Mais elles ont été totalement « invisibilisées » en France, et continuent de l’être. Ceux qui cherchent à en parler ont été censurés.

Les défenseurs des Palestiniens continuent de faire l’objet de poursuites, et des associations sont sur le point d’être dissoutes. Les tentatives de museler l’expression continuent avec la proposition sur la « lutte contre l’antisémitisme à l’université », qui créé un régime disciplinaire spécifique et est susceptible d’assimiler critique de l’État d’Israël et antisémitisme. Il faut combattre cette loi et, malheureusement, seuls les élus de La France insoumise s’y sont opposés en commission mixte paritaire.

Quel peut être l’apport mutuel entre historiens et juristes ?

Omer Bartov : Je pense qu’un dialogue est nécessaire entre les historiens du génocide et les experts en droit international. Les historiens peuvent fournir le contexte historique et les précédents, tandis que les juristes peuvent analyser la situation actuelle à travers le prisme du droit. Ce n’est pas sans précédent : les historiens ont participé aux procès d’anciens nazis dans de nombreux cas, par exemple.

Rafaëlle Maison : Les historiens accéderont plus tard aux archives. Du moins il faut l’espérer. Mais les spécialistes de l’histoire des génocides se sont exprimés très rapidement et ont aidé à la prise de conscience. Les historiens israéliens critiques et les historiens palestiniens nous ont aussi aidés à comprendre ce qui se jouait sur le long terme, et donc à employer les bonnes catégories juridiques.

Les juristes, ceux qui sont familiers de la question, connaissent quant à eux la jurisprudence sur le génocide et le régime qui s’attache à ce crime. Ils savent l’importance pratique de la qualification qui peut échapper aux historiens. J’insiste sur un point ici : il n’est pas nécessaire d’attendre qu’un juge international se soit prononcé pour caractériser le génocide et la complicité dans le génocide.

Où sont donc passées les notions d’intervention d’humanité et de responsabilité de protéger ?

Rafaelle Maison

« La focalisation sur l’occurrence d’un génocide – comme si les accusations de crime contre l’humanité et de crimes de guerre n’étaient pas assez graves – est contre-productive », a déploré récemment dans une tribune l’historien Vincent Duclert. Qu’en pensez-vous ?

Omer Bartov : Il est évident que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ne sont ni « meilleurs » ni « pires » que le génocide ; ils définissent simplement des crimes différents.

Le génocide a été qualifié par Raphael Lemkin de « crime des crimes », mais il se distingue de ces autres types de crimes par sa tentative de détruire un groupe en tant que tel. Nous devons préserver cette définition, car elle permet d’identifier et, espérons-le, de prévenir ou de punir ce crime spécifique. Mais rien ne doit empêcher la justice internationale et nationale de prévenir et de punir également d’autres crimes. Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle.

Rafaëlle Maison : Je crois qu’il ne faut pas prêter trop d’attention à cette tribune. L’auteur assène ce caractère contre-productif sans le démontrer du tout, et il ne connaît pas le régime juridique attaché au crime de génocide, qui diffère grandement de celui des crimes de guerre et contre l’humanité. Le propos est donc très inexact.

Je suis déçue que Vincent Duclert, qui a largement contribué à identifier les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, s’exprime aussi légèrement. Le rapport de la commission qu’il a présidée dénonçait de manière virulente la faillite morale des élites françaises dans les années 1990 et leurs « biais cognitifs ».

Mais face au génocide en cours, n’est-il pas capable de repérer ces mêmes biais cognitifs, et cette même faillite ? L’« aveuglement » dénoncé pour hier est toujours là au présent. Aucune leçon n’a été tirée.

Le droit international devrait s’imposer comme boussole et pourtant, il paraît à l’agonie. Peut-on encore croire en lui ?

Omer Bartov : Nous le devons, car sinon nous retombons dans un monde où seule la force prime. Même si la justice internationale ne peut produire les résultats escomptés, ou si son organe d’application est paralysé par des États disposant d’un droit de veto, ses décisions ont un poids moral et établissent une norme qui nous dicte universellement ce qui est bien et ce qui est mal. Au lieu de l’abandonner, nous devrions tous lutter pour la renforcer.

Rafaëlle Maison : S’agissant de Gaza, la faillite du droit international est surtout provoquée par le veto américain au Conseil de sécurité. C’est aussi le soutien occidental massif à Israël qui perdure, et qui condamne les groupes armés palestiniens comme « terroristes ».

L’Assemblée générale devrait urgemment prendre le relais du Conseil de sécurité pour imposer la fin du siège de Gaza et autoriser une opération qui permette l’emploi de la force pour la délivrance de l’aide humanitaire. C’est aux États d’agir. Où sont donc passées les notions d’intervention, d’humanité et de responsabilité de protéger ? Ne s’appliquent-elles qu’à la convenance des États occidentaux ?

Rachida El Azzouzi

• Mediapart 29 juin 2025


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