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Casse sociale, reprise en main politique, cadeau au secteur privé... Le projet de réforme examiné lundi et mardi à l’Assemblée faisait craindre le pire aux équipes de Radio France, de France Télévisions et de l’INA. Les députés de gauche lui ont fait échec par une motion préalable de rejet.
La motion de rejet préalable déposée par les Ecologistes pour s’opposer à la proposition de loi visant à réformer l’audiovisuel public a été adoptée ce lundi 30 juin par 94 voix contre 38. Parmi les députés qui se sont prononcés pour cette motion de rejet, figurent toute la gauche présente dans l’hémicycle, ainsi que les 16 députés RN sur place lors du vote.
Alors que la proposition de loi était largement soutenue par la ministre de la Culture, Rachida Dati, qui en a fait une bataille personnelle, les bancs du « socle gouvernemental » supposé la soutenir étaient vides.
Le texte du sénateur Laurent Lafon (UDI, centre) prévoyait de créer le 1er janvier 2026 une holding, France Médias, pour chapeauter France Télévisions, Radio France et l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), sous l’autorité d’un président-directeur général. La proposition de loi repart donc en deuxième lecture au Sénat, qui l’avait déjà adoptée.
Le projet de holding est combattu avec force par les syndicats de l’audiovisuel public. Ceux de Radio France ont lancé un mouvement de grève illimitée dès jeudi, le jugeant « extrêmement dangereux », tant pour l’avenir des salariés que pour l’indépendance de l’information. A France Télévisions et l’Ina, les syndicats appellent à la grève à partir de lundi.
A l’issue du vote, Clémence Guetté (LFI) a salué sur X « une victoire pour les Français, qui préserve l’indépendance des chaînes de radio et de télévision. C’est aussi une victoire pour ses salariés, que nous soutenons depuis le début ». Pour sa part, le transfuge récent de Renaissance à Place publique Sacha Houlié a fustigé : « Ce texte mal écrit, mal conçu et visant à créer une holding rassemblant télés et radios publiques n’a aucun sens. [...] L’argument tiré de la volonté du gouvernement de renforcer la présence sur les réseaux sociaux ne repose sur aucune étude et aucun fait documenté. »
Article de Libération
Il fait une chaleur de bête sur la place du Palais-Royal. Mais « on est plus chauds que Rachida Dati », lâche Lionel Thompson, délégué SNJ-CGT de Radio France. Et les salariés de l’audiovisuel public, radio, télévision, Institut national de l’audiovisuel (INA) et au-delà l’ont prouvé : grâce à leur mobilisation, à la grève massive sur les antennes (67 % à Radio France) et au travail d’explication fourni par les syndicats, la motion de rejet préalable défendue par l’écologiste Sophie Taillé-Polian au nom de toute la gauche a été adoptée à l’Assemblée nationale.
Le texte repart donc au Sénat, normalement sous la forme dans laquelle il y était arrivé. Ce sont au minimum trois mois de répit pour les opposants à la réforme, notamment, qui ne devront pas rester l’arme au pied en attendant.
« Cinq mensonges » de Rachida Dati
Avant de s’élancer vers les Invalides, d’où ils espéraient se faire entendre des députés, ils ont laissé la parole à deux élus. La secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, a commencé par énumérer « cinq mensonges » de Rachida Dati, dont on sait désormais la vraie nature, de « l’audience vieillissante » au rapprochement entre secteurs censés renforcer le service public.
Le sénateur communiste Ian Brossat confirme que l’acharnement de Rachida Dati, qui ne sait que « cracher son venin sur l’audiovisuel public et ses personnels », sert une « offensive réactionnaire puissante » : « Ils veulent que ne subsistent que la fachosphère et les fake news de l’extrême droite. » Ce qui laisse craindre que la ministre et ses alliés dans cette bataille (Bolloré et Saadé, ciblent les manifestants) ne resteront pas non plus inactifs. Un intense lobbying se prépare sans doute déjà.
Le gros du cortège était formé de salariés de Radio France, mais dans la foule, Samia Djedaï, documentaliste depuis vingt ans à l’INA (« les oubliés de la réforme », disait le délégué CGT avant le départ), craignait « les impacts sur nos activités et nos salaires. Ils naviguent à vue, c’est très dangereux ». L’INA, média « qui fait de l’éditorialisation et produit du contenu propre », en étroite collaboration avec Radio France et France Télévisions, pourrait voir sa place « « revue à la baisse. Je crains que nous soyons avalés face à ces deux mastodontes ».
« Qui d’autre que RFI va aller enquêter sur le Mali ? »
Stéphane, journaliste à Radio France internationale (RFI), n’a pas exactement le même problème. L’antenne, regroupée avec France 24 et TV5 Monde dans France Médias monde, n’était théoriquement pas concernée par la réforme. Mais le rapport Bloch cite l’entité pour une possible intégration à la future holding voulue par la ministre de la Culture. « Nous ne savons même pas ce qui est le mieux pour nous aujourd’hui. Est-ce qu’il vaut mieux être la start-up de la grande boîte, ou une antenne à part vidée de ses moyens ? » se demande le journaliste.
« Même notre machine à café pour les invités a été supprimée à la rédaction… » « Le prétexte de la BBC à la française cache des volontés de restructuration et d’économie », appuie sa collègue Charlotte. Elle a peur qu’une réduction de moyens amoindrisse l’information apportée par la « première radio francophone » : « C’est important qu’il y ait des médias publics indépendants pour couvrir de ce qu’il se passe dans certains pays. Qui d’autre que RFI va aller enquêter sur le Mali ? » Cette victoire provisoire, si elle ne lève pas les doutes, permettra peut-être d’alerter plus largement sur les risques.
Grégory Marin, L’Humanité
« Réforme maudite », « chat noir » ou « running gag » : la réforme de l’audiovisuel public souhaitée par l’exécutif a accumulé les surnoms au fil de son pénible parcours parlementaire, aux allures de chemin de croix. Déjà trois fois reporté, pour cause de dissolution, puis de censure du gouvernement Barnier, le texte défendu par Rachida Dati sera bien cette fois examiné à l’Assemblée nationale lundi 30 juin et mardi 1er juillet.
L’obstination de la ministre de la culture à avancer sur cette réforme à un train d’enfer, avec un minimum de concertation, et malgré l’hostilité des salarié·es des entreprises concernées, est sur le point de payer. À peine installée Rue de Valois, ses cartons pas encore tous déballés, Rachida Dati avait fait connaître sa priorité au ministère de la culture, où elle ne comptait d’ailleurs pas s’éterniser : reprendre le flambeau de son prédécesseur Franck Riester et mener coûte que coûte la fusion des entités de l’audiovisuel public.
Pour la ministre, l’enjeu a toujours été ailleurs. L’audiovisuel public se trouve mêlé au coup de billard à trois bandes tenté par Dati pour remporter la mairie de Paris. Comme confirmé par un enregistrement diffusé par l’émission « Compléments d’enquête », Rachida Dati a accepté de rejoindre le gouvernement Attal en janvier 2024 en échange de l’appui du camp présidentiel lors des municipales dans la capitale. Un pacte scellé avec Emmanuel Macron, jamais las de recruter dans les rangs de la droite.
Lorsque Dati arrive Rue de Valois, la réforme se trouve en haut de la pile des dossiers à traiter. Alexis Kohler, alors secrétaire général de l’Élysée, cherche depuis longtemps un moyen de reprendre politiquement la main sur l’audiovisuel public, trop indépendant à son goût – le magazine d’investigation de France 2 lui avait consacré une enquête en mars 2023. Il charge alors la ministre de la culture de conduire la fusion de la télévision et de la radio publiques.
Un an et demi plus tard, Alexis Kohler n’est plus là et il n’est plus question de fusion. Le texte, issu d’une proposition de loi sénatoriale, prévoit de réunir Radio France, France Télévisions et l’Institut national de l’audiovisuel (INA) dans une holding exécutive baptisée France Médias. Les entités actuelles seraient alors dissoutes à l’intérieur des quatre grandes plateformes existantes, qui deviendraient des filiales : France.tv, Radio France, Ici (ex-France Bleu) pour le réseau de proximité et France Info.
Pour coiffer l’ensemble, un ou une président·e désigné·e par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et aux pleins pouvoirs budgétaires… et peut-être même un unique directeur ou une unique directrice de l’information, à en croire les préconisations de l’ancienne patronne de France Inter, Laurence Bloch, dans un rapport rendu mi-juin.
Si Rachida Dati a réussi à arracher un créneau à l’Assemblée nationale pour l’examen de sa réforme, elle n’a aucune certitude de pouvoir la faire voter. D’abord parce qu’elle n’a obtenu que deux demi-journées pour son texte, dans un calendrier parlementaire très contraint : les député·es socialistes ont annoncé déposer une motion de censure, dont il faudra débattre dans les jours à venir, et d’autres textes doivent être traités.
Le laps de temps imparti au texte risque d’être encore raccourci par l’examen des amendements de l’opposition et de la motion préalable de rejet déposée par les groupes de gauche, et qui sera défendue par l’écologiste Sophie Taillé-Polian, ainsi que le tirage au sort en a décidé.
« On a besoin de temps en hémicycle pour examiner par le menu ce projet néfaste, car on a encore beaucoup de mal à saisir vraiment ce que serait l’audiovisuel public demain si ce projet était adopté, soulève la députée. Comment sera composée cette holding ? L’intégrité des sociétés actuelles sera-t-elle conservée ? Quelle place serait laissée à l’information dans chacune des antennes ? Beaucoup de questions, auxquelles la ministre n’a toujours pas répondu. »
Et le calendrier chargé est loin d’être la dernière embûche : sur ce texte, la seule certitude vient des rangs de la gauche, frontalement opposée au projet porté par Rachida Dati. S’agissant de l’extrême droite, les intentions du Rassemblement national (RN) et de ses alliés sur ce texte restent encore floues.
Plaidant pour une privatisation pure et simple de l’audiovisuel public, les groupes ciottiste et lepéniste devraient s’abstenir, comme ils l’ont fait en commission des affaires culturelles. Mais ils ne devraient pas chercher à barrer la route à Dati. « Tout ce qui est bon pour affaiblir l’audiovisuel public, l’extrême droite y est favorable », ironise un salarié de Radio France.
L’autre incertitude porte sur la mobilisation du socle présidentiel pour ce texte en séance. Les arguments de Dati n’ont pas vraiment convaincu en commission : « rassembler pour se renforcer », « additionner les forces, pas les soustraire », « mettre en commun pour concurrencer les plateformes ». Souvent à court d’arguments, ceux qu’elles avançaient étant parfois contradictoires entre eux, la ministre a eu toutes les peines à convaincre de la légitimité de son empressement à fusionner les entités de l’audiovisuel public, une fois les poncifs et formules creuses de communicants épuisés.
Comment, en effet, dissiper la crainte d’un retour de l’antique ORTF ? Comment justifier la création d’une holding autrement que par la volonté de réduire les coûts, alors que ces maisons sont leaders d’audience en existant séparément ? Rachida Dati promet d’ailleurs une réforme dont le coût serait nul, alors que le regroupement des chaînes publiques sous l’entreprise unique France Télévisions entre 2009 et 2012 avait coûté au moins une centaine de millions d’euros.
« La frénésie et l’obstination à sauver un texte dont personne ne veut le rendent suspect, fustige le député insoumis Aurélien Saintoul. L’agenda caché du gouvernement, c’est d’affaiblir le service public et faire un cadeau au privé. Le débat va d’ailleurs se concentrer un moment sur la question des recettes publicitaires du service public. Et l’enjeu est clair : si le service public est fort, il prendra des recettes au privé. Si son offre culturelle et d’informations est faible par manque de moyens, le public désertera. Et les recettes publicitaires du privé croîtront d’autant. »
Même la direction de France Télévisions, initialement favorable à ce projet de réforme et faisant jusqu’il y a peu campagne auprès des député·es en sa faveur, semble avoir changé de pied. « Entre l’attitude de Dati, qui est en guerre ouverte contre nous, et les baisses de crédits récemment votées, on a compris que cette réforme avait pour but tout sauf de nous rendre plus forts, souffle un haut cadre de l’audiovisuel public. Ce serait même la mort de notre indépendance. »
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