Serbie : face à la répression, des barrages et des barricades

mardi 8 juillet 2025.
 

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Un scénario imprévisible est en train de s’écrire en Serbie. Depuis dimanche, le mouvement étudiant a été relayé par le reste de la population, qui a bloqué l’accès aux villes et aux grands axes routiers. Le régime autoritaire d’Aleksandar Vučić est pris de court.

« Les« Les bloqueurs ont perdu », lançait samedi 28 juin, bravache, le président serbe, Aleksandar Vučić. Une manifestation contre son régime venait de rassembler 140 000 personnes dans le centre de Belgrade, selon le décompte d’un institut indépendant. Au bout de sept mois de contestation, de manifestations par centaines, de blocages et d’occupations, le chef de l’État pouvait penser que cet ultime rassemblement avait tout d’un baroud d’honneur, et que le temps était venu pour lui de siffler la fin de la partie.

Mal lui en a pris. Dans la soirée du lendemain, le pont autoroutier de Gazela, les grands axes de Belgrade et toutes les principales voies d’accès à la capitale serbe étaient bloqués par des barricades, spontanément dressées par une foule déterminée. Dans la nuit de dimanche à lundi, le mouvement s’est étendu à tout le pays, avant que la police ne commence à démanteler ces barrages au matin, sans rencontrer la moindre résistance.

À Belgrade, bloqueurs et bloqueuses se tenaient les mains en l’air devant des policier souvent masqués, en expliquant que leur action était « non violente », tandis que des appels à dresser de nouveaux barrages couraient sur les réseaux sociaux. « Nous sommes partis sur une nouvelle épreuve de force, qui va durer longtemps », explique Milica, une habitante de Belgrade, qui n’a manqué aucun rassemblement depuis le début du mouvement.

La Serbie est en tout cas passée à une nouvelle étape. Samedi soir, devant la foule rassemblée place Slavija, à Belgrade, les orateurs et oratrices ont annoncé que le mouvement étudiant, entamé après la chute tragique de l’auvent de la gare de Novi Sad, qui a tué seize personnes le 1er novembre 2024, prenait fin. Ils ont ainsi passé le flambeau de la contestation à l’ensemble des citoyen·nes, alors que des dizaines de facultés et d’écoles supérieures étaient encore occupées ces derniers jours.

Les étudiant·es avaient fixé à 21 heures un « ultimatum » aux autorités, les sommant de convoquer des élections législatives anticipées. Cette revendication n’ayant pas été entendue, ils et elles ont ajouté que le gouvernement était désormais « illégitime » à leurs yeux. Des centaines de fumigènes verts se sont embrasés pour signifier le « feu vert » à ce passage de relais. Symboliquement, les membres des très organisés services d’ordre étudiants ont déposé leurs chasubles jaunes, mais des heurts ont tout de même éclaté avec la police.

Des affrontements soudains

Officiellement, cette dernière avait été déployée pour empêcher tout contact entre les manifestant·es et les partisan·es du régime. Ceux-ci étaient réunis à moins d’un kilomètre de distance, en face du Parlement, où le « camp des étudiants qui veulent étudier » se dresse depuis mars dans le parc des Pionniers. Ce camp a toujours été placé sous bonne garde policière, mais aucun incident notable n’avait encore été signalé.

Le caractère soudain des affrontements alimente le soupçon que des provocateurs ont pu s’en prendre à la police, d’autant que les bilans demeurent partiels et incertains. Tard dans la soirée, le directeur de la police a tenu une conférence de presse pour annoncer que « plusieurs dizaines d’émeutiers et de hooligans » avaient été arrêtés, tandis que six policiers auraient été blessés.

Les étudiants, parlant de « nombreux blessés », ont déclaré sur les réseaux sociaux que « les autorités disposaient de tous les moyens et de tout le temps nécessaires pour répondre aux revendications et prévenir l’escalade. Au lieu de cela, elles ont opté pour la violence et la répression contre les citoyens. Toute radicalisation de la situation relève de leur responsabilité ».

Des plénums citoyens couvrent la Serbie d’un réseau capillaire, grâce auquel les voisins s’informent et se mobilisent les uns les autres.

Les unions professionnelles de journalistes dénoncent également plusieurs cas de violences et d’intimidations, notamment aux abords du camp des partisan·es du régime. Dimanche, les étudiant·es faisaient état de plusieurs dizaines d’arrestations et, dans l’après-midi, des rassemblements se sont formés pour exiger la libération des personnes interpellées, avant que ces cortèges n’aillent grossir les barrages qui commençaient à se former.

Sur le rond-point d’Autokomanda, centre névralgique du trafic routier dans la capitale, l’initiative du blocage revient au zbor de l’arrondissement de Voždovac. Les zborovi (pluriel de zbor) sont les plénums citoyens qui ont commencé à se former au mois de mars dans les villages ou les quartiers des grandes villes, réinventant la démocratie directe en reprenant le nom des assemblées villageoises traditionnelles serbes, du temps de la domination ottomane.

Ces assemblées, où le partage de la parole est soigneusement contrôlé et où toutes les décisions sont prises à main levée, avaient eu tendance à s’étioler au printemps. Mais leur organisation ultralocale couvre la Serbie d’un réseau capillaire, grâce auquel les voisin·es s’informent et se mobilisent les un·es les autres.

Sur beaucoup de barrages, on retrouve les habitué·es des manifestations, les volontaires qui ont accueilli les étudiant·es lors de leurs nombreuses marches à travers la Serbie, ou ont cuisiné pour les cantines des facultés occupées, mais aussi des curieux et curieuses encore hésitant·es qui sortent dans la rue pour la première fois. Les plus déterminé·es y ont passé la nuit.

Des dirigeants européens aphones

Dès le matin, lundi 30 juin, à Belgrade, des policiers masqués ont commencé à démanteler les barrages, sans rencontrer de résistance. Mais à peine certains sont-ils défaits que d’autres se reforment. « Les citoyens, les militants et les zborovi nous transmettent les informations sur nos réseaux, et les activités sont coordonnées sur cette base », explique Đorđe Miketić, de l’initiative citoyenne Beograd ostaje.

« Nous conseillons aux citoyens de maintenir les blocages de manière durable, de ne jamais laisser quelques personnes isolées aux intersections, mais de rester en groupes plus importants. Si la police apparaît, il est conseillé de ne pas se disperser mais de quitter les lieux en groupes », ajoute-t-il.

Le président Vučić se félicitait d’avoir réussi à juguler le spectre d’une « révolution de couleur ».

Lundi après-midi, des colonnes de voitures convergeaient vers le centre de Kragujevac, afin de bloquer totalement cette importante ville industrielle. Le « transfert du flambeau » des étudiant·es aux citoyen·nes suppose le passage à de multiples formes de désobéissance civile, et les réseaux sociaux fleurissent de suggestions, comme d’inonder de courriels les administrations publiques ou de multiplier les retraits de petites sommes pour engorger les banques.

Le président Vučić se félicitait ces dernières semaines d’avoir réussi à juguler le spectre d’une « révolution de couleur », mais il a dû revenir sur cette prétention, remerciant lundi après-midi la Russie de sa « compréhension ». Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a en effet mis en garde contre le risque d’une telle « révolution colorée ».

Ce concept, forgé après la chute de Milošević en 2000 puis les révolutions de Géorgie (2003) et d’Ukraine (2004), suppose un fort engagement occidental dans un scénario de changement de régime. En réalité, la prise de position russe fait contraste avec l’assourdissant silence des responsables européens et des chancelleries occidentales. Celles-ci se contentent, depuis des mois, de lancer de dérisoires « appels au calme », sans jamais se prononcer explicitement sur les exigences démocratiques du mouvement.

Si le scénario des prochains jours demeure impossible à imaginer, le régime conserve une voie de sortie, relativement facile à emprunter : satisfaire la revendication centrale des étudiant·es et des citoyen·nes en convoquant des élections anticipées. À défaut, la Serbie risque pour de bon de basculer dans l’inconnu.

Jean-Arnault Dérens


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