Après Bétharam, François Bayrou rattrapé par le scandale Pélussin

mercredi 9 juillet 2025.
 

Dans son rapport, la commission d’enquête fait resurgir l’« affaire Pélussin », qui a éclaté en 1995 dans un internat catholique de la Loire. Là aussi, François Bayrou a ignoré des lanceuses d’alerte, selon des documents retrouvés par Mediapart. Elles dénoncent aujourd’hui son « inertie ».

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[ALERTE]-alerte-20250702-071741&M_BT=1489664863989

Jusqu’ici, l’« affaire Pélussin » était restée dans les limbes médiatiques, faute de collectif de victimes pour se faire entendre. Mais dans son rapport publié mercredi 2 juillet, la commission d’enquête post-Bétharram de l’Assemblée nationale consacre deux pages « surprises » à ce scandale oublié du milieu des années 1990, survenu au collège Saint-Jean de Pélussin, près de Saint-Étienne (Loire).

D’après nos informations, les député·es ont par ailleurs reçu un courrier, en date du 27 juin, d’une ex-enseignante de Pélussin qui avait lancé l’alerte il y a trente ans : « J’aurais peut-être dû vous demander de m’entendre… », leur a écrit Élisa Beyssac-Vinay. De fait, cette modeste sexagénaire a beaucoup à dire sur les violences systémiques survenues dans cet internat catholique ; et beaucoup à redire sur le « silence » et « l’inertie » du ministre d’alors, selon ses déclarations à Mediapart.

À quelques jours près, il était trop tard pour que les parlementaires l’auditionnent. Il n’empêche : l’affaire Pélussin resurgit. Et pour l’actuel premier ministre, c’est une calamité.

Car d’après notre enquête, ce dossier a de quoi plomber la défense de François Bayrou, qui déclarait en février, après sa rencontre avec les victimes de Bétharram, qu’il découvrait « un continent » dont il « ignorait » tout. Auprès de Mediapart, Élisa Beyssac-Vinay confie sa stupéfaction : « Ce continent caché », quand il était ministre (1993-1997), « il habitait dessus ».

À l’époque, cette professeure d’arts plastiques, main dans la main avec une collègue d’histoire-géographie, Marie-Dominique Chavas, a « inondé » l’exécutif de courriers pour signaler « des enfants en danger » dans cet internat « à la dure » géré par la congrégation des frères maristes.

D’après des documents consultés par Mediapart, elles ont obtenu des réponses du premier ministre d’alors (Alain Juppé) ou du cabinet du garde des Sceaux (Jacques Toubon). Mais de François Bayrou, jamais rien. « On ne peut pas faire plus silencieux ! », s’étrangle encore Élisa.

Mediapart s’est replongé dans l’hiver 1995. À Pélussin, les deux professeures font alors exploser l’omerta qui règne à Saint-Jean, au moment même où la lanceuse d’alerte de Bétharram, Françoise Gullung, se heurte à l’autre bout de la France au mutisme de François Bayrou.

Les symétries entre les deux dossiers sont frappantes : à Pélussin aussi, le directeur d’établissement est un agresseur sexuel, avec des victimes qui se comptent par dizaines ; à Pélussin aussi, des internes dénoncent des violences physiques et des humiliations érigées en système « éducatif », avec tympan perforé à la clef ; à Pélussin aussi, les enseignantes qui s’indignent sont ostracisées, puis évacuées ; et jusqu’au numéro d’urgence pour l’enfance maltraitée qu’on s’échine, ici aussi, à cacher.

« Quand j’ai entendu parler de Bétharram [en février 2025 – ndlr], ça a rouvert la boîte de Pandore », témoigne ainsi une ancienne élève des maristes.

Au début de l’affaire, à vrai dire, Élisa Beyssac-Vinay et Marie-Dominique Chavas ne ressentent pas le besoin de solliciter le ministre Bayrou. Leur première urgence et leur premier courage, en mars 1995, c’est de signaler leur chef d’établissement, le frère Jean Vernet, au procureur de la République. Car pendant les vacances de février, Marie-Dominique Chavas a été appelée par la cuisinière du collège, qui a reçu les confidences d’une surveillante : un petit raconte que Vernet lui aurait glissé du plastique dans l’anus.

Alors, à la reprise des cours, l’enseignante organise une séquence sur la maltraitance – pour voir. Ou plutôt, pour écouter. Et c’est un déferlement de confidences : « On a juste ouvert la porte », se souvient Marie-Dominique Chavas. En appelant le rectorat dans la foulée, les deux amies ont le sentiment que rien ne va bouger assez vite. Alors elles se chargent de saisir le procureur de Saint-Étienne.

En quelques jours, des dizaines d’enfants sont entendu·es par les gendarmes : il s’avère que le directeur Jean Vernet, qui gère l’infirmerie lui-même, sans le moindre diplôme de soignant, agresse les enfants depuis des années au prétexte de « palpations » et de gestes médicaux.

Expédié illico en détention provisoire, le frère mariste de 52 ans, qui ne cessera de nier, sera condamné pour des agressions sexuelles, notamment des masturbations, sur une trentaine de garçons et de filles, la plupart âgé·es de moins de 15 ans. « Il a glissé sa main sous mon collant. Il respirait vite, il bavait », a par exemple raconté une élève. La peine prononcée en appel ? Trente mois de prison, dont douze avec sursis, assortis d’une interdiction définitive « d’exercer une fonction d’enseignement ».

« Mais il a reçu beaucoup de soutien des maristes, c’était l’État dans l’État », s’indigne auprès de Mediapart une ancienne parente d’élèves, qui a fini par retirer ses enfants de Saint-Jean. Seulement six familles se sont d’ailleurs portées parties civiles au procès, sur la trentaine de victimes. Une fois Jean Vernet libéré, les maristes l’ont recasé, d’abord comme agent d’entretien, semble-t-il. Et ensuite ?

Retrouvé par Mediapart à la maison de retraite de la congrégation, Jean Vernet, 82 ans, refuse de détailler son parcours : « Ça ne regarde personne. » Ne formulant ni remords ni regrets, il se contente d’affirmer qu’il « respecte les décisions de justice ». Et raccroche.

Un courrier de juin 1996 à François Bayrou resté sans réponse

Mais à l’époque, les récits des élèves mettent en cause bien d’autres adultes de Saint-Jean, pour des violences physiques et verbales, à caractère parfois raciste. Or sur ce volet-là, dès 1995, la justice s’ensable et les deux lanceuses d’alerte ont vite le sentiment de se heurter à un mur, qu’il s’agisse de la direction diocésaine de l’enseignement catholique ou de l’Éducation nationale.

Pis : leur quotidien au collège, alors qu’elles sont cernées par un clan d’enseignants hostiles, devient un enfer. Alors, en juin 1996, à la veille des grandes vacances, elles font un nouveau signalement au procureur – le recteur de Lyon se décidera un mois plus tard à faire de même.

D’après un document obtenu par Mediapart, le 23 juin 1996, les deux enseignantes saisissent aussi François Bayrou en direct : « Récemment, des élèves sont venus se plaindre de châtiments abusifs et de violences physiques mettant en cause trois de nos surveillants et deux de nos enseignants, écrivent-elles. Immédiatement, nous avons informé notre [nouveau] directeur [...]. Malheureusement, il continue de nous opposer un attentisme qui nous semble coupable. [...] Des enfants sont en danger, nous sommes menacées, nous ne pouvons rester dans cet état. »

Elles ne reçoivent aucune réponse – ni du ministre ni de son cabinet.

À 600 kilomètres de Saint-Jean, en ce mois de juin 1996, un surveillant de Bétharram est justement condamné pour avoir perforé le tympan de Marc, un élève de 14 ans, sans que François Bayrou s’en émeuve davantage. D’après une lettre consultée par Mediapart, les parents de Marc et la professeure de dessin de Pélussin sont d’ailleurs en contact, à l’époque. Mais le ministre, lui, ne voit toujours rien qui fasse système dans les internats catholiques.

À Saint-Jean, pourtant, la violence est érigée en projet éducatif. Déjà en 1992, le prédécesseur de Vernet avait été condamné pour des coups de pied à une fillette, coincée entre le mur et son lit.

Cette fois, parmi les cinq adultes pointés par les enfants, on trouve un professeur de mathématiques, M. G. (aujourd’hui mort). Dans l’enquête des gendarmes, il reconnaît au moins une gifle mais dément avoir fait courir un élève avec une entorse, de même qu’il nie l’humiliation d’un enfant noir, pourtant restée dans les mémoires : « Il a utilisé sa tête pour essuyer le tableau », se rappelle encore Élodie*, ex-camarade de classe retrouvée par Mediapart.

François, lui, se souvient bien d’avoir vu, dans sa classe, « M. G. péter un câble et balancer une claque ». Ce graphiste marseillais qui a contribué aux nouvelles illuminations de Notre-Dame de Paris insiste auprès de Mediapart : « La trace est restée longtemps ; ses paluches, c’étaient des parpaings. »

Interrogé par Mediapart, le second enseignant, professeur de sport, admet : « C’était pas rare de donner un coup de pied aux fesses ou une gifle quand un élève nous énervait. Mais c’était une autre époque. » Resté à Saint-Jean jusqu’à sa retraite en 2018, M. J. ajoute : « Ça ne justifie pas. Il y a eu ensuite une prise de conscience. »

Aux gendarmes, les élèves désignent aussi trois surveillants de l’internat où pompes, gifles et tours de cour en pleine nuit sont ritualisés. L’un d’eux, Wilfried*, aurait perforé le tympan d’un élève, mais plaide alors l’accident. Trente ans plus tard, cet épisode ne lui dit plus « rien du tout ». « C’était devenu la chasse aux sorcières, on accusait tout le monde de violences », balaye-t-il.

Son ancien collègue, Nicolas*, le défend toujours mordicus, non sans maladresse : « Je crois à cette version du tympan perforé tout seul », déclare-t-il à Mediapart. Pour sa part, ce surveillant a toutefois « des regrets » : « Ça m’est arrivé de mettre une gifle ou des coups aux fesses. » « Mais qu’on [ait été] martyrisants, non », estime Nicolas, en rappelant qu’il avait juste 25 ans... En tout cas, « il y a une responsabilité collective ». En effet.

Aucun adulte mis en cause suspendu

En septembre 1996, la procédure judiciaire patine. Et quand le collège fait sa rentrée, aucun des adultes mis en cause par les élèves depuis un an et demi n’est suspendu, ni visé par une enquête administrative. Élisa Beyssac-Vinay, elle, constate amèrement que son contrat n’est pas renouvelé.

Entrée dans la danse, l’association L’Enfant bleu Enfance maltraitée écrit à François Bayrou et reçoit une réponse d’un haut fonctionnaire de la Rue de Grenelle (signée « pour le ministre »). Mais pour les lanceuses d’alerte, qui ont stoppé un pédocriminel, toujours aucune considération.

Alors en janvier 1997, les deux amies s’adressent au président de la République, Jacques Chirac : « Que fait l’Éducation nationale pour protéger ces jeunes ? [...] Qu’attend cette institution pour suspendre, le temps d’une enquête préliminaire, des adultes réputés violents ? Un ministre qui se dit sensibilisé par la violence à l’école peut-il se contenter de répondre par le silence ? »

Le courrier fait mouche. En quelques jours, le chef de la correspondance présidentielle le transfère à François Bayrou, en évoquant « des accusations graves », et prie le ministre en fonctions « de [lui] faire connaître la suite réservée à cette affaire ».

Le chef de cabinet de François Bayrou, Nicolas Pernot – qui n’est autre que son directeur de cabinet aujourd’hui à Matignon – récupère le dossier. « Lorsqu’une procédure judiciaire est en cours [...], l’action disciplinaire ne peut intervenir qu’après le jugement pénal », indique-t-il à la présidence de la République. En tout cas, aucune sanction n’est prise. Il semble cependant que rien n’empêche, s’agissant des enseignants rémunérés par le rectorat, une suspension à titre conservatoire.

Pour répondre à l’Élysée, Nicolas Pernot s’est visiblement renseigné auprès du recteur de Lyon, qui lui a rappelé avoir signalé les soupçons de violences physiques au procureur (un mois après les enseignantes) et rapporté « qu’un audit auprès des adultes a été engagé et qu’un lieu d’écoute pour les élèves a été mis en place ».

Une blague, aux yeux des lanceuses d’alerte. La « cellule d’écoute », par exemple, a été confiée à Wilfried, l’un des surveillants accusés de maltraitances. Wilfried qui, d’après l’enquête judiciaire sur les agressions sexuelles de Vernet, avait gardé pour lui des révélations de plusieurs victimes, un an avant que le scandale n’éclate. Quant à l’audit, ce serait une action à l’initiative de l’enseignement catholique.

Surtout, deux ans après le premier signalement de Saint-Jean à la justice, le chef de cabinet de François Bayrou ne parle toujours pas d’une inspection en bonne et due forme.

Une inspectrice régionale sera certes envoyée sur place par le rectorat, en ce début 1997, mais sous la pression d’une enquête d’« Envoyé spécial », l’émission d’Antenne 2 (diffusée en mars de cette année-là). À Pélussin, celle-ci déclenchera surtout une manifestation de six cents personnes... en soutien des cinq adultes mis en cause.

D’après plusieurs témoignages, l’enquête judiciaire qui les visait aurait finalement été classée sans suite à l’été 1997. Questionné, le parquet de Saint-Étienne ne nous a pas répondu. Pas plus que l’actuel premier ministre, sollicité à plusieurs reprises.

Avec la dissolution de l’Assemblée décidée par Jacques Chirac, François Bayrou quitte la Rue de Grenelle en juin 1997, alors que les médias enchaînent les révélations sur des cas de pédocriminalité à l’école, dans une France sidérée par l’affaire Dutroux.

Au maigre bilan du ministre ? une première circulaire sur les violences à l’école (en mai 1996), qui cible plutôt les mineurs délinquants ; et une seconde, juste avant de partir, centrée sur « la prévention des mauvais traitements », mais si timide qu’elle n’emploie ni le terme de viol ni celui d’agression sexuelle, surtout pas celui d’inceste, et parle beaucoup de « formations » et de « stages ».

Jusqu’au bout, malgré Bétharram et Pélussin, le ministre aura priorisé dans plusieurs interviews données à l’époque la « prudence », au nom de la présomption d’innocence, « parce que des déclarations peuvent tuer, ce sont des armes mortelles ».

Avec l’arrivée de Ségolène Royal à l’Éducation nationale, les lanceuses d’alerte de Pélussin reprennent leur plume pour dénoncer « l’inertie » de multiples instances, dont celle de François Bayrou : « Voilà plus de deux ans que nous nous battons pour que soit prise en compte la parole des enfants. » Et de pointer « l’actualité des dysfonctionnements de plus en plus nombreux. [...] Joigny, Bétharram, Bergerac, Meudon, Narbonne, Marly-le-Roy, Cosne-sur-Loire, Bailly… une liste qui s’allonge chaque jour davantage. »

Au moins, elles reçoivent une réponse du cabinet de Ségolène Royal. Et la socialiste change de ton, sinon de paradigme, en signant une nouvelle circulaire qui emploie, pour la première fois, le terme de « pédophilie ». « La parole de l’enfant qui a trop longtemps été étouffée doit être entendue », assène la ministre, en regardant les statistiques en face : « Un enfant sur dix » subit des « violences sexuelles » infligées « dans 10 % des cas » par une personne ayant autorité, « tel[le] qu’un enseignant ».

Rapidement, une commission d’enquête sur les droits des enfants et les violences est lancée à l’Assemblée, présidée par Laurent Fabius. Elle ne se donne même pas la peine d’entendre François Bayrou. Trente ans plus tard, l’« héritière » de cette commission salue, dans son rapport final, « l’extrême lucidité » des deux lanceuses d’alerte de Pélussin. Qui attendent toujours de la part de François Bayrou, sinon une épiphanie, en tout cas « un mea culpa ».

Mathilde Mathieu et David Perrotin


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