Casseurs : La violence comme stratégie politique !

vendredi 5 novembre 2021.
 

A) Défense des Black Blocs : « L’émeute est une forme antique et légitime de l’expression politique du peuple »

Depuis quelques mois, un débat agite la gauche radicale : que faut-il penser de la présence dans les manifestations des Black Blocs, le plus souvent désignés comme des “casseurs” ? Partagé sur les modes d’action de ces groupes, le Comptoir a néanmoins tenu à donner la parole à une voix quasi absente des médias. Anarchiste chrétien et écologiste radical, Falk Van Gaver témoigne en faveur de ce mouvement qu’il connaît bien.

Source : https://comptoir.org/2016/06/24/def...

Alors que la privatisation des terres et des ressources de par le monde poursuit son cours, jetant année après année des dizaines de millions de personnes hors de leurs foyers et de leurs champs en faveur de multinationales privées, avec la participation active, juridique et policière, des institutions publiques et étatiques, alors que la militarisation de la répression des contestations permet le développement d’un véritable marché sécuritaire, les politiciens et les éditorialistes s’excitent sur les Black Blocs et autres “casseurs” – desquels les manifestants lambda sont sommés, par les autorités, les médias et autres voix autorisées, de se démarquer.

« Ce n’est pas entre violence et non-violence que passe la grande différence, mais entre avoir ou ne pas avoir le goût du pouvoir. » George Orwell

Qu’il me soit permis, à moi aussi, d’en quelque sorte me démarquer : me démarquer de cette condamnation de la soi-disant “violence” des Black Blocs au nom d’un pacifisme moralisant quasi unanime et complice de l’Ordre qui permet de légitimer la brutalité de la répression policière à leur endroit.

Je parle d’expérience : j’ai moi-même activement participé, avec quelques autres rédacteurs de Limite, aux actions des Black Blocs de Gênes en 2001, Barcelone et Bruxelles en 2002. J’y ai vu et vécu la violence policière et militaire, essuyant coups de matraque, tirs de canons à eau, tirs tendus, parfois à bout portant, de grenades et roquettes lacrymogènes, tirs de gomme-cognes et autres flashballs, et même, à plusieurs reprises, tirs à balles réelles. J’ai vu mourir, avec un autre rédacteur de Limite, Carlo Giuliani sur le pavé de la Piazza Alimonda de Gênes le 20 juillet 2001, qui venait de prendre une balle de 9 mm en pleine tête. Je me souviens du sang qui giclait d’un trou bien rond au-dessus de l’œil alors que je me penchais sur lui, genou à terre, juste avant que les carabiniers ne reprennent la place d’assaut sous les cris ulcérés de la foule : « Assassini ! Assassini ! » Juste après, les carabiniers lançaient leurs véhicules blindés à six roues à plein gaz sur les manifestants qui s’égaillaient pour échapper au choc et à l’écrasement. J’ai échappé de justesse à plusieurs reprises à la capture et au tabassage, et j’ai vu les mares de sang laissées par les manifestants passés à tabac. Ces quelques journées ont été une expérience essentielle, peut-être une des plus importantes de ma vie, une révolution mentale, existentielle, une véritable conversion du regard et du rapport au monde et à soi – une réelle libération spirituelle à l’égard de l’aliénation étatique et marchande.

Ainsi, avant tout, pas plus que moi les Black Blocs et autres “casseurs” ne sont des “sauvageons” ni des “vandales”, des “extrémistes” ou des “marginaux” et encore moins des “terroristes” : ce sont des radicaux, certes, généralement jeunes, activistes ou proches des mouvances anarchistes autonomes, quoiqu’on puisse trouver toutes sortes de gens parmi eux – pas mal d’étudiants, de jeunes éduqués, équilibrés et socialisés, idéalistes, ardents et généreux, mais aussi des travailleurs, des chômeurs, de simples quidams en colère.

Rien ne sert de vouloir diviser les mouvements de contestation du capitalisme en violents et non-violents, ou en violence légitime et illégitime – une violence de résistance légitime des zadistes par exemple contre une violence d’agression illégitime des Black Blocs. Absurde, d’autant plus que nombre de personnes passent de l’un à l’autre. Comme l’écrivait George Orwell, qui participa à la Révolution espagnole au sein du Poum où il a failli laisser sa peau dans la répression des anarchistes et poumistes par les communistes staliniens, « ce n’est pas entre violence et non-violence que passe la grande différence, mais entre avoir ou ne pas avoir le goût du pouvoir » (Dans le ventre de la baleine et autres essais). Comme le disait naguère, d’une autre manière, le philosophe suisse Nicolas Tavaglione : « L’émeute nous met face à un choix de société vieux comme l’Europe : la liberté ou la sécurité. En posant cette équation, les Black Blocs sont les meilleurs philosophes politiques du moment. » (« Qui a peur de l’homme noir ? », Le Courrier, Genève, 11 juin 2003)

« La violence des Black Blocs est, comme celle de Jésus, une violence physique symbolique. »

C’est ici que passe la discrimination, et non entre violents et non-violents. C’est lorsque Jésus a chassé violemment les marchands du Temple à coups de fouet de cordes, renversant leurs étals et dispersant leur bétail et volaille, que les grands prêtres et les scribes ont décidé sa mort[i].

Car la violence des Black Blocs est, comme celle de Jésus, une violence physique symbolique. À Gênes, Barcelone, Bruxelles, nous avons attaqué et vandalisé, comme les jeunes d’aujourd’hui, les symboles physiques de l’aliénation économique et politique – banques, commissariats, prisons, sex-shops… – et nous nous sommes affrontés, de manière offensive autant que défensive, aux forces de l’ordre qui tentaient de nous circonvenir. Il faut le répéter, la violence des casseurs anticapitalistes est une violence politique à portée symbolique. Les Black Blocs ou les zadistes n’ont jamais tué personne, mais c’est le contraire qui est vrai : Carlo Giuliani ou Rémi Fraisse ont payé de leur vie leur engagement physique pour défendre la vie bonne. Et je ne parle pas ici des dizaines et centaines de militants tués dans les pays du “Sud”, du “Tiers-monde”.

« Si nous n’avons pas la vocation ou le courage d’y participer, ayons au moins la décence de ne pas les condamner. »

Le Black Bloc n’est qu’une tactique politique parmi d’autres, une des formes possibles de l’action directe et de la désobéissance civile, plus ou moins efficace et appropriée selon les circonstances, une forme d’action collective inséparable des autres – manifestations, occupations, Zad, etc. – qui s’inscrit dans la vieille tradition de l’émeute populaire mise en lumière par de grands historiens. Loin d’être une éruption irrationnelle, l’émeute est une forme antique et légitime de l’expression politique du peuple, surtout lorsque ce dernier voit sa souveraineté confisquée par une élite – qu’elle soit monarchique, aristocratique, ecclésiastique, oligarchique ou pseudo-démocratique. Émeutes, processions, charivaris, carnavals et chahuts : ce sont ces vénérables coutumes de contestation populaire que nous voyons aujourd’hui renaître dans les manifestations, escarmouches et échauffourées des Black Blocs, Zad et autres NO TAV. Si nous n’avons pas la vocation ou le courage d’y participer, ayons au moins la décence de ne pas les condamner.

Références bibliographiques :

Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, Lux, 2016

Collectif Mauvaise Troupe, Défendre la ZAD, L’éclat, 2015

Collectif Mauvaise Troupe, Contrées. Histoires croisées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, L’éclat, 2016

David Harvey, Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Buchet-Chastel, 2015

Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard, 2016

Edward P. Thompson, Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre XVIIe-XIXe siècles, EHESS/Gallimard/Seuil, 2015

Lesley J. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations, Lux, 2015

Falk van Gaver, journaliste, essayiste et conseiller éditorial de la revue d’écologie intégrale Limite


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