![]() |
Les mises en garde fusent de partout : la situation des marchés financiers est intenable et une crise menace. Emportée par une spéculation effrénée, symbolisée par la bulle de l’IA, la sphère financière a décidé de négliger ces alertes. Jusqu’à quand ?
Rarement l’inquiétude aura été aussi palpable dans le monde financier. Les alertes viennent de toutes parts, des banques centrales et des régulateurs, des dirigeants de grandes banques comme des gourous de la finance, des économistes comme des analystes. Elles se font de plus en plus nombreuses, de plus en plus pressantes.
Tous partagent l’analyse : emmenés par les États-Unis, les marchés financiers affrontent une situation intenable. Pour eux, la question n’est pas de savoir si mais quand une crise financière interviendra, tant les dérives se sont accumulées dans le système.
Pourtant, les marchés, censés évaluer les risques, semblent totalement indifférents à ces multiples mises en garde. Après le coup de sang du 2 avril – jour où Donald Trump a lancé sa guerre commerciale contre le monde –, les bons du Trésor états-uniens ont retrouvé un calme olympien, insensibles autant aux effets d’un déficit budgétaire grandissant qu’à ceux d’un shutdown instauré depuis début octobre.
La même complaisance se retrouve sur les marchés de la dette privée. Passé le choc des faillites du sous-traitant automobile First Brands et d’une société de leasing automobile Tricolor, qui ont mis à nu les vulnérabilités du crédit privé, les marchés de dette privée, même à très haut risque, sont repartis comme avant : les taux demandés sont à peine plus élevés que ceux des bons du Trésor.
Les marchés d’actions baignent dans la même euphorie d’un monde promis à une croissance sans fin, en total décalage avec l’économie réelle. La frénésie qui a saisi les investisseurs sur l’intelligence artificielle (IA) en est la manifestation la plus évidente : l’existence d’une bulle, prenant des proportions considérables, fait désormais consensus, y compris chez les dirigeants des géants du numérique.
Mais le phénomène gagne tous les secteurs. Après avoir annoncé une baisse de 18 % de son résultat opérationnel au troisième trimestre, le cours du constructeur General Motors a gagné 15 % parce que la chute était moindre qu’anticipée. En dépit des chiffres traduisant une croissance atone, de la multiplication des faillites, d’un marché de l’emploi en recul, les indices boursiers volent de record en record, oublieux de tous les fondamentaux, supposés être la règle de base du capitalisme.
Mais les lois du capitalisme, bien que toujours évoquées, n’ont plus vraiment cours en ce moment : la spéculation a pris le pas sur tout le reste. Elle ne prétend même plus être un pari sur le long terme, sur la promesse de rendements futurs. Le trimestre est déjà trop long pour les marchés financiers : leur unité de temps désormais est l’« intra-day », ces prises de position et ces arbitrages qui se bouclent et se débouclent dans la durée d’une séance, parfois en moins de quelques minutes, grâce à des algorithmes travaillant à la nanoseconde. La volatilité des marchés, supposée être la mesure du risque, est devenue le carburant de ces opérations.
Si la tendance n’est pas nouvelle, elle a pris des proportions inédites au cours des dernières années. Échappant à toute réglementation après la crise financière de 2008, la finance de l’ombre formée par les hedge funds, les fonds d’investissement privé (private equity), et toutes les autres formes de fonds (capital-risque, fonds de dettes), surfant sur les politiques monétaires ultra-accommodantes, ont bâti un monde opaque en dehors de tout contrôle. Ils ont imposé leurs normes de rentabilité, leurs pratiques financières. Afin de capter le maximum de gains, ils ont conçu des montages de plus en plus sophistiqués et de plus en plus risqués, qui s’appuient sur des effets de levier gigantesques.
Le mouvement s’est amplifié avec le développement de plateformes de commercialisation de produits financiers, d’applications mobiles permettant à tous les particuliers d’investir ou de boursicoter sur tout. Actions, obligations, monnaies, cryptomonnaies, métaux, matières premières… : chacun peut parier à tout moment et à coûts réduits, dans l’espoir de gains immenses.
Sur les réseaux sociaux, les témoignages de particuliers, expliquant être devenus millionnaires en un clin d’œil, grâce à leurs placements « avisés » en bitcoins ou autres cryptomonnaies, en actions de géants numériques, ou en or, attirent de nouveaux candidats à la fortune. Encouragées par le gouvernement Trump, désireux de supprimer tout encadrement des marchés, des centaines de milliers de personnes se précipitent chaque jour pour suivre les dernières recommandations, les dernières rumeurs, prêtes à saisir des placements de plus en plus dangereux.
Le plus en vogue actuellement est celui des « zero-day options ». Il s’agit de contrats de couverture vendus à très faible prix qui expirent à la fin d’une séance boursière. Censés être protégés de la volatilité, ils sont devenus désormais un instrument de pure spéculation ouvert à tout le monde. Ils représentent plus de la moitié des volumes des options sur l’indice boursier S&P 500, contre 6 % en 2016.
Ces ingénieries financières de plus en plus complexes et opaques participent activement à la bulle de l’IA. Chaque jour, des milliards viennent se placer sur un des « sept magnifiques » (Nvidia, Meta, Alphabet, Apple, Amazon, Tesla, Microsoft), rejoints désormais par Oracle, afin de profiter de la moindre variation de leurs cours. Chacun de ces groupes affiche des capitalisations boursières dépassant le PIB de l’Espagne.
Déterminés à imposer leur domination, les géants du numérique poussent les feux et alimentent la frénésie par des annonces incessantes. Chacun se bat à coups de dizaines, voire de centaines de milliards pour s’imposer. En quelques semaines, OpenAI, qui reste pour l’instant une société non cotée, a annoncé des accords avec d’autres groupes et des fonds représentant quelque 1 500 milliards de dollars. Ses concurrents multiplient les projets d’investissements, de construction d’usines, de création de centres de données, infrastructures essentielles de cette révolution technologique.
La fièvre a gagné tout le secteur. Tout le monde veut participer à la nouvelle ruée vers l’or. Les projets de centres de données fleurissent dans tous les États-Unis ; pour le seul Texas, il en est recensé plus de 200. La moindre start-up annonçant un projet d’intelligence artificielle se retrouve propulsée en quelques semaines à des sommets, tandis que des fonds piétinent à sa porte pour participer à l’aventure.
Cette valse des milliards évoque celle de la bulle d’Internet, préviennent des financiers qui ont connu l’explosion des années 2000 et 2001. Même s’il y a une bulle, son éclatement ne pourrait pas créer de crise financière, assurent certains analystes. Car derrière la révolution de l’IA, il y a des actifs : les infrastructures créées et les technologies mises en œuvre continueront d’exister, expliquent-ils.
Le développement de ces centres de données se heurte cependant à de véritables goulots d’étranglement : les États-Unis n’ont ni la production, ni les infrastructures de réseaux électriques suffisantes pour répondre aux besoins affichés de ces milliers de projets extrêmement énergivores. Il n’est même pas assuré que ces derniers trouvent tous leur utilité.
À ce stade, les développements de l’IA, même s’ils s’étendent, restent en devenir. Bien que ChatGPT soit le plus utilisé, OpenAI rencontre de grandes difficultés à en populariser les versions payantes, et le groupe ne gagne toujours pas d’argent. Les technologies d’IA se diffusent plus lentement que prévu dans l’industrie et les services, au-delà de l’automatisation de certaines tâches évidentes, et les entreprises peinent à élargir leur utilisation, en raison du manque de fiabilité de certains outils et du manque de formation de leurs salariés.
Pourtant, chaque jour, des millions de dollars de crédit sont souscrits pour soutenir ces opérations. Des banques prêtent de l’argent à des fonds d’investissement, qui le reprêtent pour financer des centres de données ou des technologies d’IA, selon des montages plus ou moins opaques, sans aucune précaution.
Dans le monde des régulateurs, cet empilement de dettes à tous les niveaux du système financier et cette fièvre spéculative qui a saisi jusqu’aux particuliers n’évoquent que de mauvais souvenirs : de 1929 à 2008, ils connaissent par cœur l’enchaînement fatal qui a conduit à des crises financières qui ne devaient pas survenir mais qui sont quand même advenues.
Les faillites de First Brands et de Tricolor, qui ont mis en difficulté des banques régionales états-uniennes, sont pour eux une première alerte. La bulle de l’IA et les tensions qui s’accumulent dans tout le système en sont une seconde. « Nous pouvons constater les vulnérabilités, l’opacité, l’effet de levier, la faiblesse des normes de souscription et les interconnexions. Nous pouvons observer des parallèles avec la crise financière mondiale. Ce que nous ignorons, c’est l’ampleur de l’impact macroéconomique de ces problèmes », a expliqué le 21 octobre devant la Chambre des lords Sarah Breeden, responsable de la stabilité financière au Royaume-Uni, refusant d’aller plus loin dans l’analyse. D’autres se montrent beaucoup moins prudents et parlent de la crise financière qui vient.
Un tel climat d’incertitudes économiques et géopolitiques, associées à l’inquiétude de nombre d’acteurs, devrait inciter à la prudence. À l’exception de ceux qui ont choisi de se réfugier dans l’or – son cours est à plus de 4 000 dollars (environ 3 500 euros) –, le monde financier semble indifférent à ces mises en garde. Il continue à danser sur un volcan, par peur de perdre une once de profit, avant que la musique s’arrête.
Martine Orange
| Date | Nom | Message |