La grande grève des cheminots du 24 novembre au 15 décembre 1995 : symbole d’un nouveau cycle politique

mercredi 30 novembre 2022.
 

Avec Hélène Adam (fédération SUD-PTT), Claude Debons (Fondation Copernic, ex-secrétaire générale de la Fédération transport CFDT), et Stéphane Rozès, politologue, nous revenons sur les leçons de la grande grève de 1995, du 24 novembre au 15 décembre.

Y a-t-il eu des signes avant-coureurs de Décembre 95 ?

Hélène Adam - Oui, en 1993. Dans deux secteurs, Air France et France Télécom, il y a eu une énorme grève, avec 80 % de grévistes, du fait de la menace de privatisation. Les salariés des deux entreprises ignoraient qu’ils étaient en grève ensemble, et ils se sont croisés dans la rue. Ce qui préfigure bien de la dynamique de 1995. Nous avons commencé à discuter entre syndicalistes et salariés des deux entreprises. C’est aussi le moment, entre 1989 et 1994, où SUD-PTT passe de 5 % à 22 %. C’est un signal que l’on peut mettre en rapport avec l’amorce de la contestation du libéralisme et de la pensée unique comme horizon « indépassable ».

Claude Debons - Il me semble qu’il faut situer 1995 dans une séquence plus longue. Après une phase de défaites sociales (sidérurgie), doublée de la gauche au pouvoir, il y a les déceptions et l’aggravation du chômage de masse. Les premières réactions sont venues en 1986, avec une grève des cheminots ; en 1988, avec le mouvement des infirmières ; en 1989, avec la grande grève des finances. Plus des grèves dans le secteur privé. 1995 est ainsi le point culminant d’une remontée des mobilisations.

Stéphane Rozès - Dans la décennie 1982-1993, une majorité du pays voit les conflits comme la marque des corporatismes. La grève des cheminots de 1986 n’est pas soutenue. Trois conflits, entre 1993 et 1994, préluderont ce que j’ai appelé la « grève par procuration » à l’égard des mouvements sociaux. Les Français ne pouvant se mettre en grève leur donnent procuration pour faire passer des messages aux gouvernants. Le soutien majoritaire s’exprime d’abord à l’égard des marins pêcheurs et des routiers. Le salariat soutient ceux qui, détenteurs ou non de leurs moyens de travail, subissent les contrecoups de phénomènes économiques, quand la « main invisible du marché » devient imprévisible dans un monde globalisé. Le second signe est le soutien apporté au conflit d’Air France et la frontière public/privé. Les salariés de cette entreprise publique deviennent une ligne de résistance face à la dérégulation. Enfin, l’opposition des cadres au contrat d’insertion professionnelle (le CIP d’Édouard Balladur, avec des salaires en dessous du Smic pour des jeunes qualifiés), qui le voient comme une menace alors qu’ils se vivaient jusque-là comme dépendants de leur prise de risques et de leur responsabilité personnelle. La « grève par procuration », qui culmine en 1995 et perdure, est la marque d’un nouveau cycle idéologique antilibéral.

Peut-on parler d’une spécificité de 1995, autour de la grève, des manifestations répétées et du soutien populaire ?

H. Adam - Il y a le facteur de déclenchement. Tout démarre avec la grève des cheminots, et non de secteurs périphériques comme les étudiants. Cela restera le cœur de la mobilisation. Deuxième spécificité, peut-être issue de l’expérience des coordinations des années 1980, c’est que la grève s’étend par contacts directs. Les cheminots vont voir les centres de tri dans les gares, les postiers en grève vont voir les agents des télécoms, puis tous ceux d’EDF, etc. Ce sont des événements que nous n’avions jamais vus. Il y avait une stratégie concertée, sur le terrain et dans une partie des fédérations syndicales, qui a marché. La grève a donc été rapidement incontrôlable par n’importe quel appareil. Lorsque les cheminots allaient défendre leur grève dans les assemblées, leur message comportait la question des services publics, du choix de société. Ce n’était pas du tout un discours corporatiste. À cela s’ajoute le rôle clé de l’assemblée générale (AG). Je travaillais au centre télécom d’Arcueil : les cheminots et les professeurs venaient à notre AG. On a même vu des journalistes prendre la parole comme si le sujet était aussi le leur. On se croisait aussi dans les manifestations tous les deux jours. Dans l’intervalle, les AG étaient l’occasion de débats sur les valeurs communes. La fin de la grève a été très dure à vivre dans notre centre. Les salariés ne voulaient pas reprendre le travail après une expérience aussi riche. Cette grève avait une portée de construction d’autres rapports sociaux dans l’entreprise et la société, et cela a produit des crises émotionnelles fortes, au moment d’arrêter.

C. Debons - Je suis plus interrogatif sur la diffusion de la grève par capillarité, qui serait le propre de 1995. C’était aussi le cas en 1968, ou 1936, mais à l’époque, dans des zones industrielles. L’élément important, c’est en effet la transversalité des débats, les assemblées générales, l’interprofessionnel. Avec la prise en compte d’exigences générales, comme en 1968 : la contestation du monde existant cohabite avec l’expression des revendications. Cela témoigne d’un début de cycle social et politique antilibéral. Une révolte de nature politique, même si elle reste confuse.

S. Rozès - 1995 est un mouvement politique, mais qui n’est pas vécu comme cela par le pays. Car le terme est connoté négativement. Les formations de gauche elles-mêmes seront à la traîne du mouvement. Mais c’est un mouvement politique au sens où le pays va débattre du souhaitable. Six mois après la victoire de Chirac sur « la fracture sociale », survient le plan Juppé sur la Sécurité sociale. Présentée à droite, et par certains à gauche (pétition Esprit de soutien à Nicole Notat), comme inéluctable et imposée par des nécessités extérieures, la réforme est ramenée à une question de gestion, au « comment », alors que le mouvement va poser la question du « pourquoi ? ». L’idée libérale que chaque individu, s’il recherche son intérêt personnel, concourt à l’intérêt général, se rompt. Le pays s’empare de la question du souhaitable, des valeurs collectives : égalité, droits, citoyenneté. C’est le besoin et la nécessité, face au retrait de l’État, de se réapproprier les enjeux de l’avenir. D’où l’émergence d’une sorte de « néo-anarcho-syndicalisme », à la fois sur le terrain syndical et électoral (le succès de Lutte ouvrière en 1995) et d’une nouvelle représentation : le haut/le bas se superpose au clivage gauche/droite. Ce dernier est l’expression du rapport capital/travail, alors que le clivage haut/bas, peuple/élites, est fondé sur la maîtrise de son devenir social et le fait que les élites s’irresponsabilisent en se retirant. Les dominants apparaissent comme des privilégiés, et non comme des responsables des compromis sociopolitiques au sein de la nation.

Quelle est la responsabilité du syndicalisme, par exemple, en direction du secteur privé ?

H. Adam - Les salariés du public avaient le souci d’avancer le mot d’ordre des 37,5 annuités. C’est le moment où on s’est rendu compte que le privé avait perdu en 1993. Là, les choix de stratégie syndicale comptent beaucoup. Au congrès de la CGT, tenu pendant la grève, en décembre 1995, une bataille a été menée pour que la CGT appelle à la grève générale. Ce n’était évidemment pas facile, sinon la grève générale se serait réalisée sans mot d’ordre, comme en 1968. Or la CGT a même refusé d’organiser une journée interprofessionnelle, qui aurait pu être un test pour une suite.

S. Rozès - À partir de cette époque, majoritairement, les salariés attendent à nouveau du syndicalisme qu’il constitue un contre-pouvoir dans l’entreprise. Les succès de SUD et de la FSU sont révélateurs de l’émergence du capitalisme patrimonial et de la nouvelle période idéologique. Jusqu’en 1995, la CGT se vivait comme résistant pied à pied et comme isolée. Après 1995, la crise de la CGT ne peut plus être analysée comme si les salariés ne répondaient pas à l’appel. La direction voit la promesse et le défi : l’outil syndical lui-même est en cause. Sera théorisé le « syndicalisme de conquête » pour réorienter une CGT hier avant-gardiste et liée à la place du Colonel-Fabien, et la tourner vers les attentes des salariés. La CGT va peu à peu retrouver la place centrale dans le paysage syndical.

C. Debons - Le syndicalisme a subi les contrecoups de ses rapprochements avec les gouvernements de gauche. La désyndicalisation a été très importante, au début des années 1980, et a frappé plus fort la CGT. Les leviers syndicaux dans le privé ont été considérablement affaiblis. Avec le capitalisme financier, le syndicalisme n’a plus de prise directe au niveau de l’entreprise. L’interlocuteur est insaisissable.

En 1995, la CGT a été la colonne vertébrale, évidemment. D’autant que, pour la première fois de son histoire, la CFDT se positionne clairement contre un mouvement social d’ampleur nationale. Mais la CGT n’a pas connu un redressement de ses effectifs après 1995. Et la CFDT, tout en occupant le créneau des stratégies d’accompagnement du libéralisme, a poursuivi sa progression. C’est la crise des retraites de 2003 qui a cassé ce processus.

Après 1995, la FSU propose un comité de liaison unitaire intersyndical (Clui), avec la CGT, la FSU, SUD, etc. Mais la CGT a répondu en direction de la CFDT, par la théorie du syndicalisme rassemblé. La CGT n’a jamais réellement compris le fond de la stratégie CFDT, qui accompagne les politiques néolibérales. Elle refuse le Clui et la stabilisation durable d’un cadre organisé du syndicalisme de lutte.

H. Adam - 1995 a vu l’apparition publique des nouveaux syndicats SUD et FSU. Ils ont connu d’importants développements par la suite. SUD-PTT a doublé ses adhérents en un an. Les salariés ont découvert que d’autres formes de syndicalisme étaient possibles. Avec un effet de rajeunissement évident des manières d’agir et de manifester. Ce dynamisme est d’ailleurs présent un peu partout dans le mouvement social de cette époque. Mais il est faux de dire que la CGT était centrale. On a alors parlé plutôt de nouveau mouvement social et même des états généraux du mouvement social.

Est-ce que 1995 ouvre un nouveau cycle politique ? Que signifie cet antilibéralisme du point de vue de la conscience politique ?

S. Rozès - Depuis 1995, la majorité des salariés et du pays souhaitent autre chose. La demande du retour de l’État en matière sociale, ou économique, est majoritaire. Mais il n’y a pas de continuité entre antilibéralisme idéologique et anticapitalisme politique. Quand l’extrême gauche progresse électoralement, comme en 2002, ce n’est pas tant la marque d’un anticapitalisme qu’un message pour que la gauche politique soit de gauche... Le problème posé est radicalement neuf pour les anticapitalistes. Le salariat souhaite le maintien des rapports de production au plan national, ou dans leur projection européenne. Et c’est la bourgeoisie qui développe les forces productives, non plus au sein de la nation, qui devient un obstacle, ni même en Europe, mais dans la mondialisation. Ainsi, au-delà de la campagne unitaire et dynamique de ses militants, le « non » du 29 mai ne fut pas « de gauche » mais « à gauche », de conservation du social et non encore d’alternative politique. Il serait possible de reprendre la formule de Jaurès : de la « défense » par la République à l’« avancée » par le socialisme. Cette tension demeure, mais sa résolution requiert de nouveaux leviers transitoires.

C. Debons - Nous sommes au carrefour de deux phénomènes. Il y a la brutalité des politiques capitalistes qui détruisent les solidarités collectives. Mais 1995, c’est après 1989 et l’effondrement du Mur de Berlin. 1995 rompt les théories sur la prétendue fin de l’histoire, mais introduit aussi un doute majeur sur le dépassement possible du capitalisme. De plus, les social-démocraties sont dans l’impuissance. Tout est déstabilisé. Le mouvement de 1995 exprime cela. Des théorisations ont alors pu naître sur l’autonomie du mouvement social, parfois traduites sous la forme : changer le monde sans prendre le pouvoir. Depuis, nous avons fait mûrir des éléments de solution. L’antilibéralisme a cristallisé le rejet des formes les plus brutales du capitalisme contemporain. C’est un moindre mal, faute de pouvoir penser l’alternative. Est-ce que les maturations actuelles ont franchi un pas ? Nous sommes encore au milieu du gué. Il faut crédibiliser le projet de l’alternative. Il y a une demande de retour du programme, en matière politique. À condition que les forces qui le portent donnent des garanties.

H. Adam - L’antilibéralisme est certainement plus large que l’anticapitalisme, et ce n’est pas strictement la même chose. Mais il n’est pas non plus réductible à une sorte de réformisme bon teint, qui éviterait simplement le pire. Dans sa dynamique propre, il va plus loin, en posant la question d’une autre répartition des richesses, et des biens publics non marchandisables. Il y a en plus l’incursion du mouvement altermondialiste. Parce que l’antilibéralisme ne reste pas sur le territoire et qu’il s’ouvre sur toute la planète, il va plus loin dans la critique du capitalisme. C’est donc un pont vers la possibilité de renouer avec un anticapitalisme à une échelle importante. Mais la condition reste la mise en avant de mesures transitoires. La forme actuelle du capitalisme est de tout changer en marchandises. Tout ce qui tourne autour d’une autre répartition des richesses, ou des valeurs non marchandisables, a une forte portée.

Propos recueillis par Dominique Mezzi


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