Du côté des cheminots : la grève identitaire

mercredi 24 janvier 2007.
 

Par-delà la défense de revendications, des mouvements sociaux contribuent à la formation d’une identité professionnelle. Illustration à travers l’exemple des cheminots.

Deux siècles de luttes sociales

Les mouvements sociaux des travailleurs des chemins de fer sont bien connus, ne serait-ce que parce qu’ils ont suscité la curiosité de nombreux chercheurs (2). Le premier a lieu trois ans à peine après l’ouverture de la première ligne, dès l’été 1830. Puis les travailleurs du rail participent aux deux grandes révolutions du xixe siècle, celle de 1848 et, dans une moindre mesure, la Commune de Paris. La fin du siècle est marquée par l’échec de deux tentatives de grève. Se met alors en place le syndicalisme des « cheminots » (on commence, dans les milieux syndicalistes et socialistes, à employer ce mot). C’est d’abord en 1890 la Chambre syndicale qui sera un des acteurs de la création de la CGT, puis une nébuleuse de petites organisations, montées sur des bases régionales (par réseau ou compagnie ferroviaire) ou par métier (notamment les mécaniciens qui conduisent les locomotives) et qui donnent une impression d’éclatement.

En octobre 1910, c’est la « grève de la thune » (la pièce de cinq francs), pour un salaire minimum. Nouvel échec, cette grève se conclut par une série de révocations et un affaiblissement du syndicalisme ferroviaire. Il faut attendre la fin de la Grande Guerre pour qu’il trouve un second souffle avec, en 1917, la création d’une grande fédération au sein de la CGT. Le monde du rail participe largement aux mouvements sociaux de l’après-guerre, lors des grèves de février et mai 1920. Elles se terminent encore sur une défaite, plus de 18 000 révocations et une scission syndicale qui affaiblit la CGT jusqu’à la réunification des années 30. En 1937, la nationalisation regroupe les différents réseaux au sein de la SNCF. Au cours de l’Occupation, la grève, modalité de résistance, acquiert ses lettres de noblesse. Contre l’obligation du travail en Allemagne, c’est d’un atelier SNCF que part, à l’automne 1942, un mouvement qui gagne l’ensemble de la zone sud. Et c’est par la grève du rail que commencent les insurrections de la Libération. La part des cheminots dans la Résistance est connue et l’action gréviste en est une modalité déterminante.

Sans avoir auparavant rechigné à la tâche, les cheminots se lancent en juin 1947 dans une des grèves qui mettent un terme à la trêve sociale. A l’automne, un autre mouvement des cheminots caractérise l’entrée de la société française dans la guerre froide. Très dur, il est marqué par des violences et des sabotages et se conclut par une nouvelle scission syndicale. Dès lors, le personnel de la SNCF participe de manière déterminante aux mouvements plus larges de l’été 1953 (une grève des fonctionnaires pour la défense de leurs retraites) et de mai 1968. Si d’autres conflits sont spécifiques à la corporation (en 1962, 1969 et 1971), c’est le mouvement de l’automne 1986, première grande grève en France depuis le début de la crise économique, par lequel les cheminots s’opposent victorieusement à la remise en cause de leur statut, qui les projette à nouveau au premier rang des luttes sociales.

Malgré toutes ces grèves, le syndicalisme cheminot est traditionnellement réformiste. Et cette liste impressionnante, qui par sa chronologie révèle à quel point il est trompeur de lier les velléités grévistes à l’appartenance au secteur public, ne doit pas donner l’impression d’un groupe social toujours en ébullition. Si les moments forts et les mobilisations retiennent notre attention, la corporation s’abstient parfois de toute participation à des conflits sociaux. Ainsi, entre mai 1920 et l’Occupation, il n’y a pas de grève dans les chemins de fer. Plus près de nous, c’est le refus des cheminots de les rejoindre qui est déterminant dans l’échec de l’élargissement du mouvement des postiers en 1974. La principale faiblesse des grèves cheminotes réside dans la division : syndicale d’abord, soit au sein d’une organisation CGT hégémonique, soit après 1947 entre les fédérations ; entre réseaux ou régions, avec des tendances qui se repèrent sur un temps très long ; entre les différents groupes professionnels au sein du personnel de la SNCF.

En 2001 et surtout en 2003, d’autres mouvements ancrent cette réputation de corporation combative, mais c’est sans aucun doute celui de novembre-décembre 1995 qui en constitue le principal fait d’arme. Commencé le 23 novembre contre un projet de réforme des régimes spéciaux de retraites qui reporte l’âge de la cessation d’activité, ce conflit est mené par les organisations syndicales, notamment la CGT et la CFDT, et il n’y a pas comme en 1986 de coordination. Par l’autorité des assemblées générales souveraines, par l’affichage systématique de l’ensemble des articles de presse et les débats qu’il suscite, ce mouvement est fortement marqué par son caractère démocratique et parachève ainsi l’évolution constatée en 1986. Très vite, les cheminots sont rejoints par le personnel des transports urbains, à Paris surtout. A une moindre ampleur, d’autres groupes sociaux, particulièrement dans la fonction publique, se joignent à la grève qui s’oppose également à une réforme de la Sécurité sociale annoncée au même moment. L’engagement d’intellectuels auprès des grévistes est une autre caractéristique de ce conflit, dont un des moments forts est l’intervention de Pierre Bourdieu à la gare de Lyon le 12 décembre. Le mouvement dure, est populaire, à tel point que l’on parle à cette occasion de « grève par procuration », la plupart des travailleurs du secteur privé n’osant pas arrêter le travail. Après d’énormes manifestations, la reprise a lieu lors de la semaine qui précède Noël, les cheminots grévistes (et les autres) ayant conservé les conditions de départ en retraite qui leur avaient été présentées au moment de leur embauche. Peu à peu, la grève s’inscrit dans les représentations du groupe social en dépit du traitement dépréciatif dont elle fait parfois l’objet dans les médias (3). Les torches fumigènes écarlates, utilisées lors des manifestations de cet hiver, deviennent dès lors un accessoire obligé de tous les mouvements sociaux, leur donnant un caractère ferroviaire, même hors de propos. Et après La Bête humaine (Jean Renoir, 1938) et La Bataille du rail (René Clément, 1946), c’est le film de Dominique Cabrera, Nadia et les hippopotames (1999), dont l’action se situe sur fond du conflit de 1995, qui devient emblématique de la corporation. Mais cette image, cette mission constituent un fardeau et sans doute ce poids va-t-il jouer un rôle au cours des prochaines années. Une très forte identité professionnelle

L’identité professionnelle des travailleurs du rail est étayée par des dispositions sociales très anciennes, datant du temps des compagnies ferroviaires privées. La principale disposition du statut, généralisé par la loi en 1920, est le commissionnement qui soustrait l’agent à l’arbitraire patronal en le faisant bénéficier de la garantie de l’emploi. Et c’est du milieu du xixe siècle que datent les retraites, unifiées par la loi en 1909, qui permettent d’arrêter le travail en touchant une pension après vingt-cinq ans de service à partir de 55 ans, de 50 pour les roulants. Contrairement à ce qui est souvent avancé, ces mesures ne sont pas la rançon d’une capacité à paralyser le pays, mais bien une politique de fixation du personnel permettant de recruter et garder du personnel fiable en dépit de salaires bien bas et de conditions de travail fort pénibles. Par leur remise en cause, c’est l’impression d’une rupture unilatérale de contrat qui est à l’origine des grèves de 1953, 1986 et 1995.

Rester un peu Jean Gabin dans sa « bête humaine »

La dimension technique est essentielle dans une culture profondément marquée par la sécurité et l’exactitude, et explique une division du travail à l’origine des velléités d’éclatement de l’identité cheminote. Surtout, les cheminots gardent la nostalgie du prestige de la technologie ferroviaire du temps de la vapeur. Sans doute le TGV est-il une performance technique, plus encore que les grosses locos de l’entre-deux-guerres, mais l’agent SNCF n’a pas le prestige du pilote d’avion. S’attacher à son passé, c’est rester encore un peu Jean Gabin aux commandes de sa machine dans La Bête humaine. Dès lors, l’identité des conducteurs de locomotive s’inscrit logiquement dans la continuité de celle des mécaniciens du temps de la vapeur et le ministre qui, en 1986, croit bon de déclarer que « la traction au charbon valait une retraite à 50 ans. Il n’y a plus d’escarbille aujourd’hui » se retrouve confronté à un mouvement sans précédent depuis 1968.

Un autre élément de leur identité est, notamment par leur engagement massif et déterminant dans la Résistance (4), le service de l’intérêt général. Les cheminots n’ont de cesse de le mettre en avant. En prenant part aux mouvements sociaux du printemps 2003 alors qu’ils ne sont pas dans un premier temps concernés par l’accroissement des durées de cotisation pour la retraite, ne témoignent-ils pas de leur solidarité à l’égard des autres salariés ? Paradoxalement, c’est par ce même argument que les cheminots justifient leur recours à la grève mais aussi leur application à faire rouler les trains, avec des niveaux de productivité exceptionnels dans ce secteur. Cette contradiction se retrouve dans les moyens d’action, puisque ce sont les usagers, pour lesquels les cheminots assurent se battre en défendant le service public, qui sont les premiers pénalisés par ces grèves. Si l’expression si souvent utilisée de « prise d’otage » peut sembler quelque peu indécente, elle n’en traduit pas moins la réalité de ce désagrément imposé aux voyageurs. Cela contribue à rendre parfois ces mouvements impopulaires (5) et à les affaiblir. Il leur faudrait alors trouver des modalités d’action qui se ménageraient la complicité de la population, par exemple en assurant des transports ferroviaires gratuits. Le seul véritable précédent, en 1968, montre que cela requiert une impression d’unité et de force de la corporation et de ses organisations syndicales. Or, de tels procédés sont illégaux, et la SNCF comme les pouvoirs publics ne manquent jamais de s’y opposer. Il y a quelques années, des contrôleurs tentent la « grève de la pince », assurent l’essentiel de leur service et permettent aux trains de rouler, mais refusent de procéder au contrôle des billets. La direction, qui craint la diffusion d’un tel mode d’action, réagit alors par des sanctions.

Cette identité professionnelle, cette fierté du métier expliquent nombre de prouesses des cheminots, comme les adaptations effectuées sans coup férir aux mutations de la technologie. Cette dimension se retrouve pour les mouvements sociaux. Un peu comme les ouvriers de Renault pour la quatrième semaine de congés payés en 1962, les cheminots se plaisent à présenter leurs retraites comme un modèle, et à expliquer ainsi leur popularité. S’il est question d’équité, ces travailleurs qui ont un régime très satisfaisant de retraites peuvent bien, dans une dynamique de progrès social, inspirer d’autres professions, voire l’ensemble du monde du travail.

La dignité au coeur de l’identité cheminote

Il n’est cependant pas possible de mesurer le sentiment d’appartenance à la communauté des travailleurs du rail à l’aune de la participation aux mouvements sociaux. C’est souvent au nom des mêmes principes que des cheminots, particulièrement dans l’encadrement, sont hostiles aux grèves. Caractéristique des cultures ouvrières, la dignité est le thème central de cet affrontement au sein de la corporation. Accusés d’être des « vendus », les non-grévistes se retrouvent en porte-à-faux par rapport à nombre de valeurs de ces milieux. C’est lorsque deux compagnies accordent des gratifications supplémentaires à ceux de leurs agents qui ne font pas grève qu’ont lieu en 1920 les premières violences. En 2003, on peine à accorder crédit aux articles qui relatent les cafés et croissants offerts par les directions aux cheminots qui travaillent les jours de grève, tant ce geste porte atteinte à leur dignité. Surtout, mis en position de « passagers clandestins » puisqu’ils bénéficient de ce que ces mouvements obtiennent, les non-grévistes manquent de la légitimité qu’acquièrent ainsi les grévistes, voire de cette supériorité éthique que leur accorde le sacrifice du salaire (indéniable, en dépit des rumeurs récurrentes de grèves rémunérées).

Il y a bien sûr une dimension de la grève des cheminots qui pèse de tout son poids : s’ils s’arrêtent de travailler, l’activité du pays est paralysée. Du coup, au début du xxe siècle, les théoriciens du syndicalisme révolutionnaire pensent qu’elle est la condition d’un soulèvement victorieux du prolétariat. Mais ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, dans le contexte de l’Occupation et de la Libération, que les grèves patriotiques des cheminots jouent en 1942 et 1944 un rôle de détonateur d’un mouvement plus large. Dans une tout autre situation, c’est ce qui s’est passé en 1995. Cette évidence tient encore sa place au début du xxie siècle, lorsque le gouvernement s’attaque aux retraites des fonctionnaires en préservant prudemment celles des cheminots. Méfions-nous cependant d’y voir encore une spécificité : la production d’énergie est tout aussi cruciale et, il y a une centaine d’années, la grève des électriciens était tout autant redoutée... ou espérée.

Pendant le tournage de Nadia et les hippopotames, un cheminot gréviste, rejouant trois ans plus tard son propre rôle comme figurant, commente : « A quoi ça sert d’avoir une histoire si on la ramène pas ? » La mémoire de ce passé tient une place cruciale dans des conflits qui en entretiennent le souvenir. Actions et représentations s’alimentent réciproquement pour forger à ce groupe professionnel une très forte identité, dont la grève est un facteur déterminant. C’est sans doute ce qui explique, malgré les formidables transformations du milieu du xxe siècle (création de la SNCF et fin de la traction vapeur), la perpétuation de cette identité et l’attachement des cheminots à leur corporation et à son histoire.

CHRISTIAN CHEVANDIER

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, et chercheur au Centre d’histoire sociale du xxe siècle. Spécialiste de l’histoire des identités professionnelles, il est notamment l’auteur de Cheminots en grève ou la Construction d’une identité (1848-2001) , Maisonneuve & Larose, 2002.

NOTES

1

A. Prost, « Le PC et Léon Blum face aux grèves de 1936 », Sciences Humaines, hors-série, n° 18, sept.-oct. 1997.

2

Citons notamment les travaux de l’historien et sociologue Georges Ribeill et de l’historien de l’économie François Caron, ainsi que les thèses des historiens Elie Fruit, Annie Kriegel et Atsushi Fukasawa, et du sociologue Philippe Corcuff.

3

Si la présentation du mouvement par la télévision a été tendancieuse et peu rigoureuse, celle de la presse écrite fut d’une plus grande qualité.

4

Mais cet élément de l’identité professionnelle est bien antérieur à la Résistance. Voir C. Chevandier, Cheminots en grève. Ou la Construction d’une identité (1848-2001), Maisonneuve & Larose, 2002.

5

Ce fut notamment le cas au printemps 2001, au moment des congés scolaires.


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