25 novembre 1911 Jules Durand condamné à mort par solidarité capitaliste de la Justice

lundi 28 novembre 2022.
 

Les charbonniers du Havre et leur syndicat

Depuis le début de l’année 1910, les charbonniers du Havre, qui chargent et déchargent le charbon dans les soutes des bateaux, ont de moins en moins de travail. Il sont 700 à 800 réguliers, auxquels s’ajoutent autant de trimardeurs, plus ou moins vagabonds.

La plupart ne travaillent que trois jours par semaine. Embauchés à la journée, payés au rendement, ils gagnent 4 à 4,50 francs par bordée pour un travail exténuant, dans la poussière de charbon, vivent dans des conditions épouvantables, dans des garnis infects où la tuberculose se propage à un rythme effrayant, avec un alcoolisme terrible (on estime que 90 % des charbonniers de l’époque le sont). Ils sont isolés, déclassés.

Le charbon est essentiel pour le port en croissance très forte  : en 40 ans, le trafic portuaire a été multiplié par dix. Sans le charbon, pas de bateaux et pas de commerce.

Dans le courant de l’année, le Syndicat des charbonniers se réorganise, chasse les «  ivrognes, les incapables  », désigne un nouveau bureau, élit un nouveau secrétaire, le seul à s’être proposé, Jules Durand. Pacifiste, membre de la Ligue des droits de l’homme fondée quelques années plus tôt au moment de l’affaire Dreyfus, buveur d’eau militant d’une association anti-alcoolique, auditeur assidu de l’université populaire de la Bourse du travail, il rallie les syndicalistes révolutionnaires de la CGT.

Autour de Jules Durand, la nouvelle équipe organise la corporation  : trois mois après, il y a 400 adhérents parmi les réguliers.

Chantage et provocations

Début août 1910, la situation s’aggrave pour les charbonniers. Déjà l’année précédente, les patrons avaient introduit des «  crapauds  », qui faisaient le travail d’une douzaine d’hommes. Cette fois-ci, ils introduisent un pont flottant, le Tancarville, avec un système de chaîne à godets qui fait le travail de 150 hommes.

Les revendications ouvrières sont multiples  : augmentation des salaires, réduction du temps de travail, garanties pour assurer la sécurité de l’emploi, installation de douches sur les quais, suppression du fourneau économique (charité économique)…

Malgré les hésitations (le syndicat, jeune, n’a que 5 000 francs en caisse), la grève est votée le 18 août.

Les patrons décident l’épreuve de force  : ils veulent éliminer le syndicat. Ils refusent toute négociation et multiplient les provocations. Ils créent de toute pièce une «  union corporative antirévolutionnaire  » qui organise des provocations (attaques de non-grévistes en se faisant passer pour des grévistes). La police est sur les quais, les arrestations pour entrave à la liberté du travail se multiplient.

Les bateaux ne partent pas, sont détournés vers les autres ports européens, les pertes s’accumulent. Les patrons embauchent alors des casseurs de grève (des renards), pour travailler sur le Tancarville. Ils sont payés double (10 francs par jour), nourris et logés sur les bateaux, pour ne pas rencontrer les grévistes.

Les affrontements avec les renards se multiplient, car la situation des grévistes est vite difficile  : la caisse de grève ne peut verser que 50 centimes par jour, et le maire refuse les collectes sur la voie publique.

Le 9 septembre, un renard, Louis Dongé, ayant travaillé sans arrêt les 7 et 8 septembre et étant en plus, en état d’ivresse, menace de son revolver quatre charbonniers grévistes non syndiqués, dans un bistro du port. Une bagarre éclate, il est désarmé et roué de coups. Il meurt le lendemain à l’hôpital. Les quatre agresseurs sont arrêtés.

Le patronat se précipite pour casser la grève. La Transat présente dix charbonniers non grévistes qui témoignent (on apprend quelques mois plus tard qu’ils ont tous été achetés) que l’assassinat de Louis Dongé avait été voté par l’assemblée générale, à l’instigation personnelle de Jules Durand, qui l’aurait prémédité et organisé.

Une enquête sommaire est menée sur le port, et le 11 septembre au matin, la police arrête chez eux Jules Durand et les frères Boyer… tous des responsables du Syndicat des charbonniers. Ils sont inculpés pour complicité morale d’assassinat et incarcérés. Trois autres responsables du syndicat sont licenciés au motif d’être «  les complices de l’assassin Durand  ».

La machination est en marche

Le juge d’instruction, fortement appuyé par sa hiérarchie, engage alors une instruction à charge. Les témoins à décharge (dont les quatre agresseurs) ne sont pas écoutés. La police, bien informée par ses indicateurs, met en doute la version officielle. La presse s’acharne contre les syndicalistes.

La CGT organise la solidarité avec Jules Durand, Jean Jaurès tonne dans l’Humanité. Tout au long de l’instruction, l’ambiance dans le pays est surchauffée.

Le président du conseil est alors Aristide Briand, militant vingt ans auparavant au Parti ouvrier français de Jules Guesde, proche du syndicalisme révolutionnaire et défenseur de l’idée de la grève générale. Il adhère ensuite au PS, au côté de Jean Jaurès, puis entre au gouvernement, avec le radical Clémenceau, qui réprime dans le sang les grèves ouvrières. Aristide Briand fait partie des "vendus" qui réussissent par leur trahison.

Le 11 octobre 1910, une grève des chemins de fer de l’ouest commence. Le gouvernement la dénonce comme une «  entreprise criminelle de violence, de désordre et de sabotage  ». Briand la casse en mobilisant l’armée pour remplacer les grévistes, et réquisitionne les cheminots.

Le procès

Le procès a lieu en novembre 1910 à la cour d’assises de Rouen. L’avocat général ne fait pas dans la dentelle, il dénonce avec acharnement Jules Durand et obtient sa condamnation à mort, le 25 novembre.

Les frères Boyer sont acquittés et les quatre coupables réels du meurtre de Dongé condamnés l’un à quinze ans de travaux forcés, deux à sept ans, le dernier étant relégué.

À l’annonce du verdict, Jules Durand tombe en syncope, on doit l’emmener. Il reprend connaissance au sein de sa cellule où il est revêtu d’une camisole de force. Dans le couloir de la mort, dans l’isolement total, il ne se déplace qu’enchaîné et le visage recouvert d’une cagoule noire.

Révolte et colère

Au Havre, en solidarité, une grève générale éclate le 28 novembre, paralysant toute la ville. Le comité confédéral appelle à la grève en solidarité et dénonce les responsabilités de la Compagnie générale transatlantique, ainsi que le comportement de l’avocat général. Les gens ont encore à l’esprit l’affaire Dreyfus, la CGT placarde des affiches titrées «  ce qui fut fait pour l’officier Dreyfus devrait l’être pour l’ouvrier Durand  ».

Au niveau international, la solidarité se fait également sentir  : Ben Tillet et la Fédération internationale des ports et docks entraînent les mouvements des docks en Angleterre et aux États-Unis. La Ligue des droits de l’homme lance un vaste mouvement de protestation, les parlementaires multiplient les prises de position, jusqu’à l’évêque de Rouen qui défend le syndicaliste  !

Face à tout ce mouvement, le président de la République, Armand Fallières, commue le 31 décembre la peine de mort en sept ans de réclusion criminelle. Là encore, de nouvelles protestations éclatent, l’indignation augmente  : la commutation en sept ans de prison laisse entendre que Durand est tout de même responsable.

Il faut attendre le 16 février 1911 pour que Durand soit libéré de la prison Bonne Nouvelle de Rouen. Malheureusement, il n’a pas supporté l’accusation, la camisole et l’isolement  : il devient «  fou  » et ne retrouve jamais la raison.

Revenu au Havre, lui le colombophile actif, tue ses pigeons. Sa famille et sa compagne sont obligées de l’interner à l’asile psychiatrique Quatre-Mares à Sotteville-les-Rouen, en avril 1911. Il y meurt le 20 février 1926.

La révision entreprise en 1912 par la Cour de cassation proclame Jules Durand innocent, le 15 juin 1918.

Mais aucun patron du Havre, aucun juge, aucun accusateur rétribué ne fut jamais inquiété. Nous, nous n’oublions pas Jules Durand et son combat  !

Lettre de Jules Durand, trois jours après l’annonce de sa condamnation à mort

«  28 novembre 1910

Chers parents,

Après un abattement de quelques jours, la force me revient, car l’innocence est chez moi. Mes accusateurs ont triomphé, mais mon avocat Coty tient dans ses mains et à sa disposition tout ce qui peut démontrer que je suis victime de fausses accusations. J’ai dans moi la preuve... J’ai certainement espoir de voir venir à ma place les menteurs de profession et la justice n’a pas le droit de me condamner  ; je le crie à haute voix  : c’est une erreur, je le veux bien, mais des hommes devant une pareille erreur sont responsables  ; ils ont montré trop peu d’attention au sujet de savoir si, réellement, ce que mes accusateurs disaient était vrai ou faux. Monsieur Genet, gérant, et Geeroms, secrétaire général, Monsieur Fauvel, docteur, et encore une quantité d’honorables personnes qui assistaient à nos réunions ont donc le droit de protester que dans une réunion de 600 personnes, un secrétaire ait fait voter à mains levées la mort de trois personnes dont même je n’avais jamais travaillé avec eux.

Ce n’est pas du parti pris qu’il faut dans un jury, c’est une conscience. Ma condamnation est arbitraire. Croire à une pareille chose à cette époque que, dans les réunions publiques, des secrétaires auraient le droit de pousser pareille audace de lâcheté. Horreur et ignominie complètes  ! Non ce n’est pas de la justice, c’est un parti pris contre la cause syndicaliste et cependant les patrons ont le droit d’appartenir à un syndicat  ! Pourquoi nous, ouvriers, n’aurions-nous pas le droit de nous syndiquer  ?

Je vais écrire à mon défenseur. C’est bien embêtant car toutes nos économies vont se trouver mangées  ; enfin, il y aura bien des personnes de cœur qui connaissent notre situation et savent que je suis victime que de formidables mensonges. Ayons du courage et ne manquons pas d’énergie  ; surtout vous savez tous mon innocence, elle est prouvée par les frères Boyer, elle sera pour moi. Bonjour chère Julia, on te rendra ton Jules  : c’est une affaire de temps, la victime n’en sera que plus belle, mais je t’assure que j’ai reçu un sale coup  ; va je reviendrai. Bonjour à tous les amis, à ta mère aussi, unissez-vous et restez tous à vous aimer. Bonjour Julia, car c’est à toi que ma pensée va souvent  ; oui c’est malheureux, car en ce moment je devrais être en liberté, je suis innocent, tout ce que l’on me reproche n’est qu’un mensonge. Bonjour à Louis et à Corneille, courage et nous serons vainqueurs. Je suis rentré la tête haute et je sortirai de même. Charles, j’ai quelque chose à te dire. Devant les assises, il y a Auguste Leprêtre qui a dit que sur 600 personnes, il n’y en avait qu’une seule qui n’avait pas voté la mort parce que cet homme était sourd. Cela avait-il seulement du bon sens  ? Ils veulent nous faire croire que s’ils avaient entendu voter la mort des personnes, ils ne l’auraient pas dit  : ils ne seraient plus des hommes, car moi j’estime que dans une grève, on a pas toujours le pouvoir de refuser de travailler, la femme et les enfants sont avant tout  ! Ils auraient du mal à faire dire, car jamais, jamais on aurait fait pareille chose. On ne fait pas tuer un de ses semblables dans le syndicat  ; on a par habitude de s’aimer tous. Dongé était un homme qui avait le droit d’avoir des idées, nous avions bien les nôtres. C’est l’alcool qui est simplement la cause de tout cela, mais pas Jules Durand.  »

Source  : Archives départementales de Seine-Maritime, ADSM 1M371 dans un article d’Hélène Rannou «  Jules Durand  : de la peine de mort à la folie  »

Ce texte a été publié sur le site du NPA :

https://npa2009.org/content/il-y-10...


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