Quelles sont les représentations des services publics et les attentes à leur égard dans les quartiers populaires des banlieues françaises ?

samedi 15 mars 2008.
 

L’attachement au(x) service(s) public(s) est une figure récurrente du discours politique en France. Lors du référendum sur la constitution européenne en 2005, défenseurs et opposants au traité s’en réclamaient, mettant en avant des arguments contradictoires sur la protection ou, au contraire, la mise en danger que représentait le projet soumis au vote. La campagne présidentielle de 2007 est elle aussi l’occasion d’entendre invoquer par la plupart des candidats la notion de service public. Au-delà des invocations parfois rhétoriques qui peuvent être faites, la défense des services publics -qui recouvrent en réalité une grande diversité d’institutions aux fonctions et aux statuts variés- est à l’origine de fortes mobilisations qui ont contribué au renouvellement des mouvements syndicaux et sociaux depuis 1995. Privatisations et réductions d’effectifs dans les secteurs de l’éducation, la santé, les transports, l’eau ou l’énergie, ont donné lieu à de multiples actions collectives. Des réseaux militants se sont constitués, comme celui des « collectifs pour la défense et le développement des services publics » (créés en 2003 à Guéret), qui réunit militants syndicaux, élus et usagers.

Mais, alors même que les services publics remplissent des fonctions fondamentales pour tous, et que les attaques qu’ils subissent (fermetures de classes ou de lits d’hôpitaux, privatisation rampante à la Poste, mis en concurrence de l’ANPE,...) sont de grande ampleur, les manifestations et réunions publiques sur ce thème réunissent surtout les salariés directement concernés par les diverses privatisations et réformes en cours, ou les militants habituellement investis dans ce type de mobilisation, mais très peu les usagers, à l’exception de certains secteurs (éducation, santé, transports). Pourtant, le discours militant sur ces questions invoque à juste titre les privatisations, l’importance des coupes budgétaires qui affectent les services et leur personnel, le poids des directives européennes dans la libéralisation de secteurs de plus en nombreux, ou encore le caractère très peu démocratique de la gestion des services et des politiques qui y sont menées. Toutes ces dimensions sont centrales, et leurs conséquences sont de plus en plus dramatiques tant pour les publics que pour les personnels. Alors pourquoi ce discours peine-t-il à se faire entendre ? Sans doute parce qu’il a souvent un caractère très abstrait, ancré dans des schèmes d’analyses politiques plus larges, et qu’il repose sur des implicites sur le rôle de l’État qui renvoient à l’histoire d’une construction juridique et à des principes complexes (la péréquation tarifaire, la continuité du service...). Mais aussi, parce qu’il se focalise sur les dimensions les plus ravageuses des réformes (privatisations, fermetures, suppression d’emplois), mais accorde une faible attention aux politiques prônant l’ « adaptation » des services publics aux populations des quartiers dits « sensibles » ; ces politiques peuvent en effet être perçues comme plus « sociales », alors qu’elles contribuent à dégrader matériellement mais aussi symboliquement les services publics dans les quartiers populaires. Une recherche récente menée sur les relations entre les habitants d’un quartier populaire d’une commune de proche banlieue parisienne et ses institutions publiques (un bureau de poste, un centre social hébergeant des permanences de la Caisse d’allocations familiales (CAF) et de la sécurité sociale, et des services municipaux) apporte un éclairage inattendu sur la perception des administrations [1] : si la notion de "service public" apparaît globalement très abstraite, les usagers interrogés manifestent un fort attachement aus institutions publiques, ancré dans la volonté de « faire valoir ses droits ». Attentes malheureusement parfois déçues par des politiques d’adaptation aux effets stigmatisants.

Abstraction de la notion de « service public » et attachement à « faire valoir ses droits »

L’enquête auprès des habitants de ce quartier populaire visait notamment à analyser la façon dont des relations concrètes aux administrations viennent alimenter des représentations plus générales du monde des institutions, et des jugements sur les services publics. Mais l’intérêt pour les questions ayant trait au « service public » et à ses transformations ne s’est manifesté que dans des conditions sociales spécifiques : chez des enquêtés ayant une socialisation militante, notamment les militants communistes ou sympathisants, assez présents dans le quartier de cette commune de la « banlieue rouge », ou des syndicalistes. Pour les enquêtés ne présentant pas ce profil, les interrogations générales sur les « services publics » ont suscité peu de réactions, voire une vraie incompréhension. Les questions sur l’attachement au fait qu’un service soit public ou privé ou sur la notion de service public ont suscité de longs silences et une gêne évidente. Parmi les administrations, les différences de statut (public ou privé, étatique ou local) n’apparaissent pas comme des critères distinctifs. Les habitants distinguent par contre les administrations avec lesquelles les relations sont « sans problèmes », ou « simples », avec lesquelles ça se « passe bien » -la mairie, la sécurité sociale- de celles ou c’est « compliqué » ou « pénible », comme les caisses de retraites, ou pour certains, la CAF.

Ce sont ainsi les modalités d’attribution des prestations qui sont appréciées, notamment la clarté des critères, mais aussi les modalités d’organisation des services, de diffusion de l’information, l’organisation concrète de l’attente ou la possibilité d’être reçu avec un minimum de confidentialité qui sont utilisés comme critères d’évaluation. Les attitudes des agents sont évoquées, souvent dans des termes moraux. À travers l’évaluation du « respect » témoigné ou non, de l’attention et de la clarté des informations, ou de l’ « indifférence », ce sont des marques de mise à distance sociale voire de mépris, ou au contraire de proximité et de considération de la part des agents, et par là même, de l’institution qui sont pris en compte. En filigrane de ces jugements portés sur les administrations, des politiques qu’elles appliquent et des modalités suivant lesquelles elles les mettent en œuvre, apparaît ainsi une forme fondamentale du rapport aux institutions : celle de la conscience que l’on a des « droits » et de l’importance attachée au fait de pouvoir les faire valoir sans devoir « demander l’aumône ». Une évocation revendicative est émise par les enquêtés les plus militants, et par ceux ayant la meilleure connaissance des critères d’attribution de prestations, et des principes politiques ou syndicaux de défense des droits. Chez les habitants qui n’ont pas eu cette socialisation scolaire ou militante, le vocabulaire revendicatif et juridique est absent. Cependant, l’usage fréquent du terme de « droits » et sa valorisation, révèle l’importance de la reconnaissance sociale qui y est attachée.

Ces jugements sur les administrations, fortement ancrés dans des expériences concrètes, permettent de comprendre comment peut se faire en pratique l’attachement à certaines institutions publiques. Si aucun des « clients » (selon le terme en usage dans les bureaux) rencontrés à la poste n’a évoqué d’argument idéologique pour défendre le public contre le privé, plusieurs estiment important d’avoir recours à la poste plutôt qu’à une banque. Ils invoquent le fonctionnement de l’institution comme plus simple, l’attitude des agents comme faisant plus preuve de « considération » et permettant de « faire valoir ses droits » -comme celui à l’ouverture d’un compte- même avec de faibles ressources. L’usage très inégal de la notion de « service public » parmi les habitants rencontrés (mais aussi parmi la majorité des agents des eux-mêmes) ne renvoie pas à une indifférence à l’égard du sort réservé à ces institutions, qui jouent un rôle central dans la vie quotidienne des familles populaires. Il traduit surtout la distance envers un discours juridique et politique éloigné de leurs expériences pratiques.

« Adapter » les services publics ou stigmatiser les populations « difficiles » ?

L’un des ressorts principaux du discours militant en faveur de la défense des services publics est la dénonciation des effets néfastes des coupes budgétaires et des réductions d’effectifs, ainsi que des transferts d’établissements au privé. Les organisations syndicales s’inquiètent aussi de la dégradation des conditions de travail des agents et de l’introduction croissante de techniques managériales et commerciales. Mais cette critique de la « modernisation » des services publics laisse souvent de côté un pan moins visible des réformes qui pourrait pourtant constituer un enjeu central de mobilisation : celui de la mise en place de services « adaptés » aux populations dans les « quartiers défavorisés ». Ce volet « social » peut apparaître au premier abord comme venant atténuer les effets des politiques libérales. Les « innovations » encouragées en sont pourtant très proches. Ainsi, l’accent est mis sur l’importance de développer des formes d’organisation particulières et des « plates-formes » réunissant dans un même lieu, au sein de « quartiers », des permanences de différents services publics (poste, mairie, ANPE, CAF,...) et sociaux (publics ou associatifs). Ces « maisons des services publics » sont souvent en réalité des structures associatives et non publiques, ayant recours à des formes de « polyvalence » et au travail « en réseau », permettant de réduire le personnel affecté à ces services, et recourant en général à un personnel non statutaire.

Cette politique d’ « adaptation » peut sembler inévitable tant la vision des classes populaires urbaines en termes de « populations défavorisées » vivant dans des quartiers « sensibles » et séparés des autres s’est imposée avec le développement de la politique de la ville [2] . Mais c’est justement cette vision dominante qui risque d’encourager une dualisation des services publics, en distinguant les services rentables gérés suivant des normes managériales, de ceux destinés à des populations considérées comme « en difficulté » et gérées suivant des objectifs de politiques sociales. Ainsi, tout en mettant en œuvre une politique de redéfinition commerciale du service au guichet, la Poste a mis en place, en parallèle, au cours des années 1990, un traitement spécifique des quartiers concernés par la politique de la ville. Auprès de la clientèle dite « en difficulté » et envers la population des « zones urbaines sensibles », La Poste s’oriente vers une définition spécifique de son rôle. Désormais présentés comme des « intervenants » dans « les quartiers », les postiers se retrouvent à devoir penser de plus en plus leur fonction en travailleurs sociaux. Cette redéfinition est profondément contradictoire avec les injonctions commerciales qui s’imposent par ailleurs aux guichetiers, et apparaît assez irréaliste au vu de leurs conditions de travail. Elle est aussi éloignée de la façon dont eux-mêmes valorisent leur travail, que ce soit à travers ses dimensions techniques ou l’expérience du contact avec les habitants sur le mode de la sociabilité de voisinage. Du côté des habitants, si la poste est appréciée, c’est parce qu’il s’agit d’un service généraliste, où l’on peut se rendre « comme tout le monde », et précisément, pas un service social. On retrouve des objectifs managériaux visant à accroître l’efficacité des agents dans les formations à l’accueil mises en place en mairie. Mais elles visent surtout à diffuser une représentation des publics en difficultés comme nécessitant un traitement spécifique, qui là encore peut avoir un effet stigmatisant pour ces populations, en renforçant des préjugés sociaux ou culturels parmi les employés des guichets. L’accent est en effet mis sur les relations avec des publics précaires abordées sous l’angle de la gestion de l’ « agressivité ». Cela se double d’une focalisation sur les publics de « cultures différentes » et à la diffusion d’images stéréotypées : les Asiatiques sourient même quand ils ne sont pas contents, il est mal vu de complimenter les mères sur leurs enfants en Afrique [3] ...

L’« adaptation » des services publics dans les « quartiers », loin de s’opposer aux orientations néolibérales, en est donc une composante insidieuse qu’il faut s’attacher à rendre visible comme telle. Outre la détérioration des services rendus que cette « adaptation » pourrait entraîner, les effets stigmatisants de telles politiques sont à redouter pour les habitants des quartiers populaires. Ces derniers, même sans mobiliser le principe juridico-politique d’« égalité de traitement » sous-jacent à la notion de service public -qui leur est souvent inconnu en ces termes- aspirent pourtant fortement à y « faire valoir leurs droits ». Comme tout le monde.


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