Les anarchistes Une tradition révolutionnaire et philosophique (par Daniel Colson, Monde diplomatique)

lundi 16 février 2009.
 

Le lien entre philosophie et anarchisme a longtemps paru défait, si ce n’est infondé. L’anarchisme, expliquait-on, aurait disparu de la scène sociale et politique dans le désastre de la guerre civile espagnole. En outre, à l’inverse du marxisme, la pensée libertaire n’aurait jamais constitué une philosophie digne de ce nom – d’où le désintérêt des philosophes et, a fortiori, des instances académiques (1).

L’anarchisme naît au milieu du XIXe siècle, en même temps que le marxisme, à partir de préoccupations semblables – la question sociale et les mouvements ouvriers –, mais suivant des modalités pratiques et théoriques assez nettement différentes. Sa gestation relève de deux processus distincts. Il y a d’abord une démarche théorique et politique qui lui donne son principal concept : l’anarchie, considérée comme une valeur positive, à la fois pour rendre compte de la réalité du monde et, de manière apparemment plus surprenante, pour dire comment ce monde, d’abord placé sous le signe de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, pourrait s’émanciper, affirmer la liberté et l’égalité de tous à travers ce que Pierre-Joseph Proudhon appelle l’anarchie positive. L’originalité de cette naissance tient à ce qu’elle ne dépend pas d’un théoricien unique, contrairement par exemple au marxisme, mais de prises de position multiples et différentes, d’auteurs eux-mêmes très divers dans leurs points de vue, qui se lisent et se reconnaissent mais sans se concerter, ni constituer un groupe, ni se soumettre à l’autorité ou à la maîtrise de l’un d’entre eux.

De ces auteurs, Proudhon est sans doute le plus connu (lire « L’infréquentable Pierre-Joseph Proudhon ».) C’est lui qui, le premier, en 1840, dans son livre Qu’est-ce que la propriété ?, se réfère positivement et, théoriquement, de façon déterminante à l’idée d’anarchie. C’est également lui qui produit l’œuvre la plus conséquente, ne serait-ce qu’en quantité. Mais, à côté de lui, il faut également citer Max Stirner dont le livre L’Unique et sa propriété (1845) deviendra l’une des références ultérieures de l’anarchisme en train de naître. Ou encore le médecin Ernest Cœurderoy (1825-1862) (2), le colleur de papier peint Joseph Déjacque (1822-1864) (3) et, bien sûr, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876), un ancien et atypique hégélien de gauche qui, en quelques années, devait non seulement contribuer de façon déterminante au développement de la pensée libertaire mais aussi, en opposition au marxisme, à la naissance de l’anarchisme ouvrier.

Le second berceau de l’anarchisme, du point de vue de la philosophie, se trouve (paradoxalement) là où l’on ne s’attendrait pas à le trouver : dans des pratiques ouvrières et révolutionnaires qui, sous des formes très différentes et pendant un peu plus d’un demi-siècle, de la Ire Internationale à l’écrasement de la révolution espagnole en mai 1937, se manifestent dans la plupart des pays en voie d’industrialisation, en France, en Espagne, en Italie, mais aussi de la Russie aux Pays-Bas, des Etats-Unis au Brésil et à l’Argentine.

Des ouvriers horlogers de la Fédération jurassienne à la puissante Confédération nationale du travail (CNT) espagnole (4), sans cesse renaissants mais sporadiques et de courte durée en raison même de leur radicalité, ces mouvements demeurent mal connus (5). Ils devaient disparaître les uns après les autres, au moment de leur plus grand développement, sous les triples coups de la première guerre mondiale pour l’Europe, de la violente réaction des différents fascismes et autres régimes militaristes qui s’imposent un peu partout dans le monde au cours des années 1920-1930, et enfin de la version du « communisme » qui règne alors à l’ombre de la dictature étatique en Russie.

Il aura fallu attendre les événements dits de Mai 68 et plus généralement le dernier quart du XXe siècle pour que le projet et la pensée libertaires renaissent de leurs cendres. Et ceci, de nouveau, sous l’effet d’un double élan. Celui donné par des mouvements ainsi que par des modes de revendications et d’action (autogestion, assemblées générales, luttes antiautoritaires) qui, pendant quelques années, traversent un grand nombre de pays ; celui impulsé sur le plan philosophique par une constellation d’approches théoriques originales et diverses, de Jean Baudrillard à Gilles Deleuze en passant par Michel Foucault, Jacques Derrida, Félix Guattari et bien d’autres.

Avec ce que l’on pourrait définir comme un nietzschéisme de gauche, on n’assistait pas seulement à l’émergence d’une pensée émancipatrice capable de faire vaciller cinquante ans d’hégémonie marxiste à gauche. Il devenait également possible de donner sens à l’anarchisme, à sa dimension théorique – un immense corpus de textes, traités, opuscules, ainsi que des inédits souvent hétéroclites, difficilement accessibles et en partie perdus (pour Bakounine) –, mais aussi, et de façon plus surprenante, à un ensemble de mouvements et d’expérimentations libertaires, en particulier ouvriers, dont on commence seulement à percevoir l’importance. Cette rencontre étonnante entre des mobilisations ouvrières et un nietzschéisme de gauche à juste titre dénoncé par ses ennemis sous le nom de « pensée 68 » (6), présente trois caractéristiques singulières.

Le séparatisme, l’autonomie et la distinction, en premier lieu. C’est-à-dire la capacité des opprimés à devenir des maîtres, leur « propre maître » disent les syndicalistes libertaires, en tirant d’eux-mêmes et de leurs mouvements tout ce dont ils ont besoin pour changer le monde. Dans un livre posthume, De la capacité politique des classes ouvrières (alors lu et relu par les militants ouvriers), et dans des termes éminemment nietzschéens, Proudhon explique : « La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Que la classe ouvrière se le tienne pour dit : il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle et qu’elle agisse désormais exclusivement par elle-même et pour elle-même (7). »

Dans leur lutte pour l’émancipation, les différents mouvements de l’anarchisme ouvrier considèrent en effet n’avoir rien à demander à personne puisqu’ils prétendent « être tout » (comme le soulignent les paroles de l’Internationale). Ils cherchent quelque chose d’entièrement nouveau et que personne ne peut donc leur donner puisque ce sont eux qui l’apportent.

Au second point de rencontre philosophique entre le nietzschéisme de gauche et l’anarchisme ouvrier se trouvent le fédéralisme et le pluralisme. On connaît la conception nietzschéenne de la volonté de puissance, pensée sous la forme d’une pluralité de pulsions, de forces et de désirs. On connaît moins la façon originale dont les différents mouvements ouvriers anarchistes ont donné corps au concept de « force collective » de Proudhon, ce composé de puissances, cette résultante des conflits et de l’association d’une multitude de tendances différentes et contradictoires.

A la volonté de puissance de Nietzsche conçue sous la forme de « complexes de forces en train de s’unir ou de se repousser, de s’associer ou de se dissocier », écrit Michel Haar (8), répondent ainsi, un peu partout dans le monde et pendant plus d’un demi-siècle, la tension, l’équilibre et la multiplicité de pratiques et de modes d’organisation reposant entièrement sur le fédéralisme, la libre association, l’affinité, le contrat toujours révocable. Mais aussi sur la vie intense et mouvementée de processus de masse où chaque être – individu, groupe, syndicat, commune, union ou fédération… – dispose d’une complète autonomie, de la possibilité de toujours pouvoir faire sécession.

A ces deux premières rencontres, au-delà du temps et des mers, entre l’anarchisme pratique et la pensée de Nietzsche, mais aussi de Gottfried Wilhelm Leibniz, de Baruch Spinoza, d’Alfred North Whitehead et de beaucoup d’autres, on peut ajouter une troisième, peut-être la plus importante : l’action directe et le refus de la représentation. Pour l’anarchisme comme pour Nietzsche par exemple, il faut aller au-delà des mensonges et des pièges de la représentation politique ou sociale que les mouvements libertaires ont inlassablement dénoncée et dont Pierre Bourdieu a analysé les ruses et les naïvetés (9).

Comme Nietzsche et avec Bourdieu, l’anarchisme prétend aller aux racines de la domination et mettre au jour les mécanismes de la représentation langagière et symbolique. Là où Dieu, la science et les discours mensongers viennent se confondre avec l’Etat, ce « chien hypocrite, que dénonce Nietzsche, qui aime discourir pour faire croire que sa voix sort du ventre des choses (10) ». Là où, comme l’explique Victor Griffuelhes, un des responsables de la Confédération générale du travail (CGT) française d’avant 1914, « à la confiance dans le Dieu du prêtre, à la confiance dans le pouvoir des politiciens, le syndicalisme substitue la confiance en soi, l’action directe (11) ».

En exprimant ses potentialités révolutionnaires dans le contexte particulier des années 1960 et 1970, la pensée de Mai 68 ne se contente pas de donner sens à cet anarchisme passé qui lui fournit les raisons de sa propre radicalité. Elle contribue à l’inscrire dans une tradition philosophique beaucoup plus vaste, cachée dans les failles d’un ordre royal ou impérial. Comme Nietzsche quelques années plus tard, l’anarchisme est né un jour, quelque part en Europe. Mais comme lui s’étonnant « d’écrire de si bons livres » et aussi de retrouver ses propres idées chez Leibniz et Spinoza, l’idée anarchiste peut à son tour se surprendre de donner sens à l’ensemble de l’histoire humaine, des esclaves révoltés de Spartacus aux ismaéliens réformés du XIIe siècle persan, aux « turbans jaunes » du taoïsme chinois du IIe siècle avant Jésus-Christ, ou aux hussites tchèques du XVe siècle.

L’anarchisme n’est pas une philosophie, pas plus qu’il n’est un programme politique ou un modèle de fonctionnement social et économique. A travers ses multiples visages et sa façon de se faire écho à lui-même, ailleurs, autrefois et à l’intérieur d’une multitude de pratiques différentes, le projet libertaire s’affirme comme un rapport au monde qui diffère radicalement des pratiques, des codes, des perceptions et des représentations existantes. Il les défait au profit d’une recomposition de la totalité de ce qui est, lorsque vie quotidienne, pratiques politiques et sociales, créations artistiques, éthique et exercices de la pensée ne sont plus que diverses occasions d’exprimer et de répéter chacune pour elle-même ce qui les rassemble toutes.

Daniel Colson

Professeur de sociologie à l’université de Saint-Etienne. Auteur de Trois Essais de philosophie anarchiste, Léo Scheer, Paris, 2004.

(1) La First Anarchist Studies Network Conference (organisée du 4 au 6 septembre 2008 par le Centre for the Study of International Governance à l’université de Loughborough, Royaume-Uni) témoigne à cet égard d’un renouveau. Les cent cinquante participants étaient originaires de la plupart des pays de langue anglaise, mais aussi de République tchèque, de Pologne, d’Italie, de France, de Finlande, de Grèce, des Pays-Bas, d’Israël, de Turquie, d’Iran et du Danemark.

(2) Auteur de Hurrah ! ou La Révolution par les cosaques (1854), Cent Pages, Grenoble, 2000.

(3) Cf. le recueil de textes A bas les chefs !, Champ libre, Paris, 1979.

(4) Parmi les plus importantes organisations, signalons : en France, la Fédération des Bourses du travail et la Confédération générale du travail (CGT), de la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1920 ; en Italie, l’Union syndicale italienne (USI), de 1912 à 1922 ; en Espagne, la Confédération nationale du travail (CNT), de 1911 à 1937 ; la Fédération ouvrière régionale d’Argentine (FORA), de 1901 à 1930 ; la CGT portugaise, de 1919 à 1924 ; les Industrials Workers of the Word (IWW), en Amérique du Nord, de 1905 à 1917 ; en Suède, l’Organisation centrale des ouvriers suédois (SAC), de 1910 à 1934 ; en Hollande, le Secrétariat national des travailleurs (NAS), de 1895 au début des années 1920 ; la Libre Union des travailleurs allemands (FAUD), au début des années 1920, etc.

(5) Lire Daniel Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint-Etienne, 1920-1925, Atelier de création libertaire, Lyon, 1986, et, sur l’anarchisme ouvrier brésilien, Jacy Alves de Seixas, Mémoire et oubli. Anarchisme et syndicalisme révolutionnaire au Brésil, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1992.

(6) Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Gallimard, Paris, 1985.

(7) Pierre-Joseph Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Librairie Marcel Rivière, Paris, 1924.

(8) Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, Paris, 1993.

(9) Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, Paris, juin 1984.

(10) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres complètes, tome VI, Gallimard, Paris, 1989.

(11) Victor Griffuelhes, Le Syndicalisme révolutionnaire, La Publication sociale, Paris, 1909.


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