"Les interprétations de Mai 68 : un fort enjeu politique quarante ans après" (Par Jérôme Fourquet, IFOP)

dimanche 1er juin 2008.
 

Dans un meeting à Bercy à quelques jours du second tour de la présidentielle, Nicolas Sarkozy déclarait : « Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. (...) Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes. »

Le candidat de l’UMP enfourchait là un couplet classique de la droite, celui de Mai 68 comme subversion des valeurs et comme porte ouverte au laxisme ayant sapé l’autorité, dont une majorité de Français demandaient le retour selon les études d’opinion. Lors du meeting de Charléty (lieu qui ne fut pas choisi au hasard), Ségolène Royal contra d’ailleurs son adversaire sur le même terrain : « Moi, je ne souhaite pas que la France parvienne à cet état de blocage pour précisément susciter, comme en mai 1968, des révoltes, des revendications, des grèves qui ont tout bloqué tout simplement parce que le pouvoir refusait d’écouter et de redistribuer les richesses des Trente Glorieuses (...). Mai 68, ce sont 11 millions de grévistes qui ont obtenu les accords de Grenelle, le droit des femmes à accéder à la contraception, un vent de liberté contre une société totalement verrouillée. »

Mais on le voit, Ségolène Royal répondit non seulement sur l’ordre, mais elle n’omit pas d’associer avancées sociétales et conquête sociale dans sa définition de Mai 68. Car un autre enjeu de fond structurait également la campagne aux côtés du retour à l’autorité : la nécessaire revalorisation de la valeur travail, levier qui permettrait de reconquérir l’électorat populaire.

Là encore, Mai 68 fut mobilisé et l’extrait suivant montre comment Nicolas Sarkozy utilisa des accents « ouvriéristes » pour s’adresser aux travailleurs, non pas en revenant sur les avancées sociales arrachées lors du mouvement, mais en stigmatisant une gauche post-soixante-huitarde dont l’idéologie l’aurait conduite à abandonner la classe ouvrière : « Voyez-la, écoutez-la cette gauche qui depuis Mai 68 a cessé de parler aux travailleurs (...), d’aimer les travailleurs parce qu’elle rejette la valeur travail, parce que la valeur travail ne fait plus partie de ses valeurs, parce que son idéologie à elle ce n’est pas l’idéologie de Jaurès, ce n’est pas l’idéologie de Blum qui respectaient le travail, qui aimaient les travailleurs, son idéologie à elle c’est l’idéologie du partage du travail, des 35 heures, de l’assistanat. »

La violence de ces passes d’armes quarante ans après montre bien à quel point le jugement porté sur Mai 68 n’est pas neutre. La référence à Mai 68 et ses conséquences, réelles ou supposées, peut donc être régulièrement utilisée, et ce d’autant plus que l’opinion en a gardé l’image d’un mouvement aux multiples visages. D’après une enquête de la SOFRES de 1988, pour 43 %, il s’agissait d’une « révolte d’étudiants contre l’université », pour 40 % d’une « crise de civilisation », pour 35 % d’une « action de revendication des travailleurs », quand 27 % y voyaient un « grand mouvement contre l’autorité ».

On relèvera que la crise de civilisation (la fameuse brèche chère à Morin, Lefort et Castoriadis) était citée avec le plus d’intensité parmi les cadres tandis que les ouvriers étaient les plus nombreux à évoquer « l’action de revendication des travailleurs ».

Les deux lectures se retrouvent également lorsque l’on évoque les « principaux gagnants de Mai 68 » : pour 45 %, il s’agit des étudiants et pour 30 % des ouvriers (40 % de citations parmi les ouvriers eux-mêmes). Mai 68 était donc perçu vingt ans après (et sans doute que ces représentations sont encore valides aujourd’hui) d’abord comme un mouvement étudiant, le premier dans son genre, mais aussi comme un grand mouvement social s’inscrivant dans une tradition plus ancienne. D’ailleurs, quand on interrogeait dans cette enquête les Français sur les moments les plus marquants, la grève générale arrivait en tête loin devant les barricades du Quartier latin. L’occupation de la Sorbonne et de l’Odéon faisant quant à elles quasiment jeu égal avec l’occupation des usines Renault.

Derrière la mémoire « officielle » de Mai 68 où la gestuelle estudiantine et les conséquences socioculturelles du mouvement ont abondamment été mises en avant, subsistent donc, notamment dans les catégories populaires, l’image et le souvenir d’un Mai, théâtre d’un grand mouvement social.

Et quand Ségolène Royal cita les 11 millions de salariés en grève, les accords de Grenelle et la reconnaissance de sections syndicales dans les entreprises, c’est à cette mémoire qu’elle fit appel pour mobiliser les ouvriers, dont le vote constituait un des enjeux centraux de la campagne. Sarkozy rendit lui aussi hommage à différentes figures de l’histoire sociale mais dans son récit, Mai 68 n’était pas alors présenté comme un point d’orgue des luttes mais comme le moment où la gauche a abandonné les « travailleurs » sous l’influence précisément de l’idéologie soixante-huitarde.

Alors que Ségolène Royal choisit de célébrer et d’assumer les deux visages de Mai comme étant complémentaires et bénéfiques, Nicolas Sarkozy utilisa en la détournant la définition de la brèche sociétale, non pour redonner une visibilité à l’autre mémoire de Mai, celle des grandes conquêtes sociales, mais bien plutôt pour enfoncer un coin entre une gauche « élitiste et bien-pensante » et les catégories populaires qui auraient été abandonnées depuis un certain mois de Mai, il y a maintenant près de quarante ans...

Par Jérôme Fourquet, directeur adjoint du département d’opinion publique de l’IFOP.


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