JOURNEE MONDIALE SUR LA SANTE AU TRAVAIL Définir et délimiter les risques psychosociaux : Stress, harcèlements, violences, souffrance, suicide, dépression... (1ère partie du rapport commandé par le ministère du travail)

lundi 28 avril 2008.
 

Le plus récent rapport de l’Observatoire européen des risques de l’Agence européenne de santé et de sécurité au travail1, confirme que les importants changements survenus dans le monde du travail ces dernières décennies ont entraîné l’émergence de risques nouveaux dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail : les risques psychosociaux.

A côté des risques physiques, biologiques et chimiques, ils apparaissent comme majeurs.

Ces risques psychosociaux font référence à de nombreuses situations : stress, harcèlement moral, violence, souffrance, suicide, dépression, troubles musculo-squelettiques, etc. Cette pluralité justifierait peut-être qu’on utilise le singulier, le risque psychosocial, comme on parle du risque cardiovasculaire en se référant au modèle médical.

a) Le stress, premier « risque psychosocial »

La grande variété des thèmes mis sous le vocable de risques psychosociaux est source d’une grande confusion. Ces thèmes recouvrent en effet les déterminants et les effets, sans distinguer entre les causes et les conséquences. Cette confusion tient non seulement à la diversité de ces risques mais aussi à la complexité des liens qui les unissent et qui ne relèvent pas toujours de la causalité linéaire car, interagissant fortement entre eux, ils sont plutôt de type circulaire ou systémique. Ainsi, anxiété ou dépression peuvent apparaître comme conséquences du stress, des violences au travail, des harcèlements ou d’un traumatisme ; dans le cas des addictions, ce peut être tout autant la conséquence que la cause.

Il n’est peut être pas nécessaire de chercher à distinguer ces différents « niveaux » des risques psychosociaux lorsque ils sont abordés de façon pragmatique par des actions de prévention et de lutte sur le terrain, dans le cadre d’une entreprise par exemple : il suffit alors d’en définir les grandes catégories opérationnelles. Ainsi, et en reprenant les définitions de l’Agence européenne de sécurité et de santé au travail, ces risques peuvent être classés en plusieurs catégories : stress, harcèlement, violence interne, violence externe, addictions, etc.

Cependant il nous semble qu’une approche plus construite s’impose dès lors que l’on veut s’engager dans une démarche non seulement de compréhension mais aussi d’évaluation et de suivi de ces risques psychosociaux.

La pratique internationale nous apparaît proposer une approche particulièrement intéressante à cet égard, distinguant trois « niveaux » : à l’amont, les dangers porteurs de risques ; les risques eux-mêmes ; à l’aval, les dommages causés par l’occurrence de ces risques.

« Le risque se définit comme la probabilité qu’une exposition au danger entraîne un dommage et les stratégies de prévention se doivent donc de faire en sorte que l’exposition soit nettement en dessous du niveau où vont apparaître les dommages » (Health Safety Executive de Grande-Bretagne2).

La France n’est pas le seul pays à prêter attention aux risques psychosociaux. Pour ce qui concerne la recherche, à l’articulation des champs de la médecine, de l’épidémiologie et de la sociologie qu’il est nécessaire de mobiliser pour progresser, notre pays ne présente pas de retard manifeste, au contraire. A l’inverse, la mobilisation des connaissances accumulées au profit de la mise en oeuvre d’une action effective de prévention, détection, guérison ou réparation paraît en retard par rapport, notamment, à ce qui se pratique en Europe du Nord. La faiblesse du consensus social dans l’approche de ces problèmes - le consensus d’approche - constitue vraisemblablement une cause principale de ce retard.

C’est pourquoi ce rapport va au plus pressé et s’intéresse principalement à ceux de ces troubles pour lesquels le consensus d’approche paraît rester faible : le stress et ses conséquences sur la santé mentale des individus. En outre, les dimensions du rapport - espace et délais - auraient rendu déraisonnable de prétendre traiter la totalité du champ tel que la communauté internationale le définit.

Par ailleurs, comme nous l’avons déjà souligné, le caractère circulaire des causes et des conséquences invite à pénétrer dans ce cercle, et à tenter de le rompre en ce point, le stress, où causes et conséquences se rejoignent et se renforcent, de sorte que le gain de bien être au travail qu’il serait possible d’obtenir par une réduction du stress a une chance sérieuse de réduire aussi les autres catégories de troubles. La place particulière qu’occupe le stress au sein des risques psychosociaux doit donc être soulignée.

Le caractère spécifique des autres catégories de risques psychosociaux suggère qu’un traitement particulier, adapté à cette spécificité, est sûrement adéquat. Mais encore fautil que ces troubles soient effectivement détectés et ces traitements particuliers entrepris, ce qui n’est pas toujours le cas. Ainsi, si les troubles liés aux harcèlements, à un traumatisme ou à une addiction ne sont pas toujours traités en tant que tels, les prendre en charge au moment où ils provoquent stress, anxiété ou dépression constitue sans doute une solution de second rang, mais une solution cependant.

Une autre raison renforce ce choix. Du fait de leur caractère spécifique, les troubles liés aux violences, aux harcèlements ou au stress post traumatique posent sans doute moins de problème d’identification de leur cause, ce qui permet de poser plus clairement le problème de la responsabilité juridique éventuellement engagée. Cette clarification aide incontestablement à l’établissement du consensus d’approche de ces troubles, de sorte que la réflexion sociale y est plus mature comme en témoigne la particularisation de l’arsenal législatif et réglementaire qui les concerne. A l’inverse, ce consensus dans l’identification des causes fait singulièrement défaut pour les troubles liés au stress et à leurs possibles conséquences anxieuses ou dépressives.

b) Les harcèlements et les violences au travail

Ainsi, s’agissant des harcèlements, un certain degré de consensus existe quant à l’opportunité de prévenir ou de réprimer le harcèlement moral. C’est ce consensus qui a, probablement, permis l’instauration d’une réglementation spécifique. La loi du 17 janvier 2002 codifiée à l’article L 122-49 du code du travail3 protège le salarié qui réagit à des faits de harcèlement ou celui qui en témoigne, et l’employeur est, notamment, tenu de prendre toutes dispositions propres à prévenir les comportements de harcèlement. Mais la mise en oeuvre pratique de cette réglementation n’est pas simple.

La loi du 3 janvier 2003 introduit la possibilité de faire appel à un médiateur (par le harceleur comme par le harcelé) mais la charge de la preuve reste du côté du harcelé. Le harcèlement moral est un délit pénal.

S’agissant du harcèlement sexuel, la loi du 2 novembre 1992 codifiée à l’article L 122-46 du code du travail4 et complétée par la loi 17 janvier 2002 protège le salarié qui réagit à des faits de harcèlement et fait obligation au chef d’entreprise de prendre toutes mesures propres à les prévenir. Le harcèlement sexuel est un délit pénal.

Au total, les harcèlements apparaissent comme des formes, spécifiques et extrêmes, d’un trouble porté au bien être au travail et générateur de souffrance voire de troubles psychologiques. Du fait précisément de leur caractère extrême, ils font l’objet d’une réglementation particulière et leur caractère spécifique permet qu’ils soient in fine soumis à l’appréciation du juge.

La situation est donc très différente de celle qui prévaut pour les troubles d’autres origines auxquels ne s’applique que la réglementation de droit commun. La loi du 31 décembre 1991 précise que l’employeur prend les mesures nécessaires « pour protéger la santé des travailleurs » mais le Document unique (décret du 5 novembre 2001) n’inclut pas expressément les risques psychosociaux dans l’évaluation obligatoire des risques. Il est vrai, cependant, que le manquement à une obligation de prudence est un délit pénal. Par ailleurs, et en se reportant à la définition donnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la notion de santé inclut les dimensions physiques et mentales. La loi du 27 janvier 1993 introduit la possibilité, en pratique exceptionnelle pour ce qui concerne les maladies mentales, de faire reconnaître le caractère professionnel d’une maladie même non mentionnée au tableau. Enfin la loi du 17 janvier 2002 intègre la dimension mentale dans la prévention sanitaire. Ainsi, l’arsenal législatif et réglementaire existe, mais sa généralité même rend son application rare, comme c’est souvent le cas lorsque les comportements délictueux ou les obligations sont de définition trop imprécise.

S’agissant des harcèlements, malgré les imperfections manifestes de leur détection et prévention, il n’a pas semblé que ce rapport constituait la meilleure opportunité pour faire progresser le dossier. L’objectif principal de ce rapport, en effet, est de faciliter la constitution du « consensus d’approche » relatif aux troubles psychosociaux : or ce consensus semble déjà bien établi s’agissant des harcèlements dès lors qu’ils sont détectés. Cependant, le rapport ne les ignore pas car, en se centrant sur le stress et les troubles comme l’anxiété ou la dépression, les mesures préconisées par le rapport s’adaptent à certaines des conséquences des harcèlements, spécialement s’ils ne sont pas traités en tant que tels parce que non détectés.

S’agissant du stress post traumatique, le simple spectacle de ses victimes, souvent médiatisé, présente en soi une force de conviction en faveur de la nécessité de le soigner. Les auditions réalisées dans le cadre de ce rapport ont montré que dans certains secteurs (comme la banque de détail) ou certaines entreprises (comme La Poste), par exemple, où ce risque est important, la prise de conscience s’est faite qu’il faut porter assistance aux victimes, et des dispositifs effectifs sont mis en place.

Cependant, le sujet est vaste et la qualité de son traitement dépend probablement de la taille des entités économiques en cause : il n’est pas certain que le personnel d’un petit commerce soit convenablement pris en charge après une agression. Il y a là un sujet où la puissance publique pourrait se montrer plus active. Dans le cadre de ce présent rapport et sur ce sujet aussi, les contraintes de taille et de délais ne permettaient pas d’aller plus loin.

Enfin, toujours pour ces mêmes raisons, le présent rapport renonce à aborder, même en l’effleurant, la question des addictions, notamment l’immense problème de santé publique que pose l’alcoolisme.

c) Une approche ergonomique ou médicale du stress ?

La compréhension des causes, l’évaluation et les actions à mettre en oeuvre sont très dépendantes du type de risque psychosocial repéré. Il ne semble pas y avoir une méthodologie unique qui conviendrait pour l’ensemble de ces risques. Mais cibler le stress est une façon simple de détecter ces risques à divers stades des enchaînements des causes et des effets qui leurs sont propres C’est donc l’une des principales raisons qui nous a conduit à ne pas aborder, lors de notre travail, l’ensemble de ces risques psychosociaux mais de mettre principalement l’accent sur le stress. C’est d’ailleurs le sujet qui a été très majoritairement abordé spontanément par les personnes auditionnées lorsque nous leur avons demandé ce qu’elles entendaient par « risques psychosociaux ».

De nombreuses études internationales font aussi apparaître le stress comme le plus fréquent des risques psychosociaux. Ainsi, on estime qu’au sein de l’Union européenne 22% des salariés souffrent de stress au travail, alors que 5% ont subi un harcèlement et 5% sont victimes de violence physique5. Selon l’Agence européenne de sécurité et de santé au travail, le stress est le problème de santé le plus répandu dans le monde du travail et le nombre de personnes souffrant d’un état de stress causé ou aggravé par le travail va probablement augmenter6. Cette place particulière du stress a été reconnue également par les partenaires sociaux européens qui ont décidé de distinguer le stress d’autres risques psychosociaux dans les accords cadres qu’ils ont élaborés. D’ailleurs, le premier accord cadre signé le 8 octobre 2004 par l’ensemble de ces partenaires a été exclusivement consacré au stress au travail.

Pour l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, « un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face. Bien que le processus d’évaluation des contraintes et des ressources soit d’ordre psychologique, les effets du stress ne sont pas, eux, uniquement de même nature. Ils affectent également la santé physique, le bien-être et la productivité ».

L’accord cadre européen d’octobre 2004, quant à lui, donne du stress la définition suivante : « le stress est un état accompagné de plaintes ou dysfonctionnements physiques, psychologiques ou sociaux, et qui résulte du fait que les individus se sentent inaptes à combler un écart avec les exigences ou les attentes les concernant. L’individu est capable de gérer la pression à court terme qui peut être considérée comme positive mais il éprouve de grandes difficultés face à une exposition prolongée à des pressions intenses. En outre, différents individus peuvent réagir de manière différente à des situations similaires et un même individu peut, à différents moments de sa vie, réagir différemment à des situations similaires. Le stress n’est pas une maladie mais une exposition prolongée au stress peut réduire l’efficacité au travail et peut causer des problèmes de santé. »

Nous pensons que dans l’approche des risques psychosociaux, et en particulier du stress, il est important de rejoindre les standards internationaux de la définition du stress au travail qui font l’objet d’un large consensus, ce qui est, d’ailleurs, la position actuelle de la France dans ce domaine, et en particulier de l’INRS.

Le stress est un phénomène complexe, identifié depuis plus d’un demi-siècle. Il est l’objet de nombreuses recherches scientifiques essentiellement dans le champ de la médecine et des sciences du vivant. Pour ce qui concerne plus spécifiquement la question du stress au travail, d’autres voies de recherches se sont développées de façon concomitante, enrichissant (mais en la complexifiant plus encore) notre compréhension du phénomène.

De façon un peu schématique, mais pas inexacte, cohabitent, pour ne pas dire s’opposent, deux approches du stress au travail. Une approche que nous qualifierons d’ « ergonomique » et une approche « médicale ». La première défendrait une vision « collective » du problème, et l’autre « individuelle ». La première s’axerait, jusque dans les indicateurs et les actions de lutte contre le stress qu’elle propose, sur les conditions de travail, et l’autre sur la santé mentale de l’individu. Chacune de ces deux approches repose sur des recherches scientifiquement solides. L’une des difficultés majeures de l’approche du sujet réside sans doute dans le fait que ces deux grands courants donnent trop le sentiment de s’ignorer l’un l’autre tant ils peinent à converger afin de dégager non seulement une évaluation plus satisfaisante mais aussi une compréhension plus fine orientée vers des interventions et actions de prévention plus efficaces.

Plusieurs modèles scientifiques du stress professionnel ont pu être élaborés et validés quant à leur capacité à traduire l’impact sur la santé mentale et physique des individus.

Deux modèles s’inscrivent dans le courant « ergonomique » du stress au travail, celui de Karasek et celui de Siegrist :

- Le modèle de KARASEK (demande-contrôle)

Dans ce modèle, la demande faite à l’individu est atténuée par le contrôle que peut exercer l’individu. Les activités professionnelles les plus dommageables en terme de stress excessif sont celles qui cumulent « forte demande, plus faible contrôle » (activité très contraignante), à la différence des activités « actives » (« forte demande, plus fort contrôle ») et « passives » (« faible demande, plus faible contrôle ») et des activités « peu contraignantes » (« faible demande, plus fort contrôle »). Une troisième dimension a été ajoutée à ce modèle : le soutien social. L’association « forte demande, plus faible contrôle, plus absence de soutien » représente la situation la plus délétère pour l’individu en terme de risque pour sa santé.

- Le modèle de SIEGRIST (effort-récompense) Dans ce modèle, la charge de l’effort que fourni l’individu va être atténuée par le sentiment que cet effort « est payé en retour ». Cette « récompense » n’est pas seulement matérielle (rémunération), mais aussi sociale (reconnaissance) et symbolique (sens donné à l’effort).

Chacun de ces modèles a une forte validité scientifique bien que de nombreuses critiques aient porté sur le fait qu’aucun de ces modèles ne pouvait à lui seul expliquer la totalité de la problématique du stress au travail. N’évaluer cette problématique, tout comme définir des actions de prévention, que sur la base d’un seul (voire même simultanément de chacun) des deux modèles n’est pas satisfaisant. Il existe en effet bien d’autres déterminants qu’il n’est pas possible d’ignorer. Ainsi, les recommandations du Health Safety Executive de Grande Bretagne soulignent l’importance de facteurs comme les relations interindividuelles négatives, l’ambiguïté et les conflits de rôle, la mauvaise gestion du changement. Nous verrons plus loin que les implications de cette vision « élargie » de la problématique du stress au travail sont de première importance dans le développement et l’utilisation d’outils d’évaluation.

D’autres modèles appartiennent davantage aux approches individuelles du stress, soit médicales (modèles de Selye et de Laborit) soit psychologiques (modèle de Lazarus).

- Le modèle de SELYE (la réponse d’adaptation). C’est le modèle « historique » du stress proposé par Hans Selye dès les années 1930. Le stress est défini comme la réponse de l’organisme à toute demande qui lui est faite, dans une finalité d’adaptation. Cette réponse de l’organisme est multiple : biologique, physiologique, cognitive, émotionnelle. Ce n’est que lorsque ces réponses se chronicisent et que la situation à gérer dépasse les capacités d’adaptation de l’organisme que les conséquences néfastes peuvent survenir par « épuisement ».

- Le modèle de LABORIT (l’inhibition de l’action) Il repose sur une conception « bio-comportementale » du stress. La réaction de stress n’a qu’une finalité : assurer la survie de l’organisme face à un danger. Ce modèle repose sur nos connaissances dans le domaine de la biologie et des neurosciences et en particulier du rôle du cerveau limbique (émotionnel) dans la « mécanique » du stress. C’est parce que nos réactions primaires de stress (l’attaque ou la fuite, la « fight or flight response ») ne peuvent se réaliser que l’ « inhibition de l’action » prend le dessus et que le stress devient pathogène.

- Le modèle de LAZARUS (la double évaluation de la situation). Les sciences cognitives, et plus particulièrement la psychologie cognitive, ont permis l’élaboration d’un modèle de compréhension du stress également centré sur l’individu. Dans ce modèle, le stress résulte de la « double évaluation » que fait l’individu de la situation de stress : l’évaluation « primaire » concerne le danger ou la menace que représente potentiellement cette situation ; l’évaluation « secondaire » consiste en la perception qu’a l’individu des ressources dont il dispose pour faire face à cette menace. Autant (sinon plus pour l’auteur) que la situation de stress, c’est l’évaluation d’une menace sans possibilités d’y faire face avec suffisamment de ressources qui s’avère être nocif pour l’individu.

Chacun de ces modèles explique une partie, mais jamais la totalité de la problématique du stress. On comprend bien que selon que l’on privilégiera tel ou tel modèle, les définitions que l’on donnera du stress, tout comme les approches évaluatives ou préventives que l’on préconisera seront différentes.

Nous pouvons ainsi reprendre à notre compte la conclusion de l’étude européenne « stress impact »7 :

« Si l’on doit accorder une réelle attention au modèle transactionnel de Lazarus, qui devrait être considéré comme un modèle théorique de grande valeur, il faut aussi considérer ses difficultés à le mettre en pratique. D’un autre côté, les modèles de Karasek et de Siegrist sont relativement clairs et aisés dans leur mise en application sur le terrain, mais sont cependant limités pour comprendre les processus de développement du stress... Cela dit, les différentes voies explorées par chacun ne sont pas exclusives, mais complémentaires : Lazarus se focalise sur le processus même du stress, Karasek sur le poste de travail et Siegrist sur la perception des individus. »

Car, comme le souligne l’ANACT (Prévenir le stress et les risques psychosociaux au travail, 2007), « les facteurs de causes et d’effets se croisent à l’infini. Les situations pathogènes ne résultent pas d’une seule cause, mais toujours d’une série de causes, à un moment donné, dans un contexte précis pour une personne en particulier. Pour une même cause on observe des effets différents d’un individu à l’autre et différents pour un même individu selon les périodes et les contextes de travail ».

Par ailleurs, ces « facteurs de cause » du stress sont nombreux et dépassent souvent les seuls éléments explorés dans les modèles scientifiques du stress. Pour ne reprendre que l’exemple du Health Safety Executive de Grande Bretagne, les sources de stress au travail peuvent être regroupées en plusieurs catégories : les exigences, le contrôle, le soutien, les relations, le rôle, les changements. Dans les pays nordiques8, d’autres facteurs de stress sont pris en compte, comme, par exemple, l’implication et la motivation au travail ou le déséquilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. La compréhension de toutes ces causes de stress serait nécessaire pour réaliser une analyse correcte et complète de la problématique de stress d’un individu.

d) Tenir compte à la fois de l’environnement et de l’individu

Aborder les risques psychosociaux (et en particulier le stress) en ne tenant compte que des aspects organisationnels et en adoptant donc une démarche ergonomique « pure » réduirait l’approche aux seules « conditions de travail ».

De la même façon, aborder ces mêmes risques en ne tenant compte que de l’individu et en adoptant une démarche exclusivement médicale réduirait cette fois-ci l’approche à la seule santé mentale au travail. C’est bien sûr l’association de cette double dimension et son intégration qui nous semble souhaitable.

Quand on examine le domaine des questionnaires d’évaluation du stress, on est confronté au trop plein plutôt qu’au manque ; quant à ceux traitant de l’ensemble des risques psychosociaux, ils sont plus nombreux encore... Les chercheurs, dans diverses disciplines, ont en effet développé de nombreux outils pour tenter de mesurer le stress, ou plus exactement, certains aspects ou dimensions du stress au travail. Très souvent, ils on cherché à construire des outils au service d’un modèle particulier, sans rechercher une vision complète et globale de la problématique du stress au travail. Il en résulte que la plupart des questionnaires existants sont d’excellents outils de recherche mais souvent de faibles indicateurs globaux de stress.

Il n’entre pas dans les objectifs de ce rapport de porter sur ces questions délicates des jugements qui ne pourraient être qu’aventureux, ou même de sélectionner tel ou tel questionnaire dont nous affirmerions la supériorité sur tel autre. Mais le choix du questionnaire joue un rôle suffisamment important pour qu’il importe de préciser les conditions qui sont nécessaires à un choix adapté de questionnaires.

Trois points nous paraissent, à ce titre, importants :

- choisir des questionnaires ayant une validité reconnue ;

- choisir des questionnaires explorant à la fois les aspects environnementaux et les aspects individuels du stress ;

- choisir de préférence des questionnaires consensuels c’est-à-dire permettant de s’inscrire dans un standard international.

Les instruments de mesure de l’état psychique d’un individu sont multiples. Celles de ces mesures qui peuvent s’inscrire dans le domaine du stress peuvent être regroupées en quelques catégories :

- les échelles standardisées en psychiatrie : échelles de dépression (HDRS, MADRS, BDI, etc.) , échelles d’anxiété (HADRS, Spielberger, etc.), échelles anxio-dépressives (HAD, etc.) ; les échelles plus générales de santé mentale (GHQ, RAND, SPPN, etc.) ;

- les entretiens structurés : Interview Clinique Structuré pour le DSM IV (SCID), Mini Interview Neuropsychiatrique International (MINI) ;

- les outils d’évaluation du stress : Mesure du Stress Psychologique (MSP de Lemyre et al.), Echelle de stress perçu (Cohen et al.) , Maslach burn-out inventory ;

- d’autres outils peuvent aussi être utilisés pour évaluer la détresse psychologique ou certaines dimensions de la personnalité.

S’agissant de l’approche « ergonomique » du stress, les questionnaires suivants sont dérivés des modèles théoriques du stress :

- le « Job Content Questionnaire » (ou Job strain) : élaboré en 1979 à partir du modèle de Karasek ; il a été complété dans une deuxième version par un facteur modérateur, le support social ;

- le « Effort-Reward Imbalance questionnaire » (ou ERI) : élaboré à partir du modèle de Siegrist, il existe en une version complète et une plus courte ;

Enfin, une approche individuelle mais plus psychologique que médicale est représentée par le questionnaire suivant :

- le « Ways of coping check list » (ou WCC) : élaboré à partir du modèle de Lazarus, il existe en une version complète et une plus courte (WCC-R).

Il est important, par ailleurs, de distinguer les auto-questionnaires de ceux remplis par un tiers (enquêteur, observateur ou médecin par exemple). Les premiers sont tout particulièrement recommandés, surtout lorsque l’évaluation est réalisée dans le cadre du travail de l’individu, assurant des réponses plus sincères.

Les questionnaires présentés ci-dessus et visant à examiner si l’individu en cause présente un état de stress, d’anxiété, de dépression ou de troubles psychologiques et à mesurer le degré de cette atteinte sur une échelle ont tous fait l’objet d’une validation. Toujours fidèle à son objectif de recherche d’un consensus dans l’approche et dans la reconnaissance de l’existence d’un trouble, le rapport ne cherche pas à innover ou à perfectionner la confection de ces questionnaires. Sans doute seraient-ils améliorables, et les critiques que leur portent certains experts ne sont pas infondées. Cependant, le gain qui pourrait être obtenu par l’obtention d’un questionnaire amélioré ferait perdre à ce questionnaire son caractère de norme internationale, standard et validée, et handicaperait de ce fait sa reconnaissance comme instrument de mesure, sans doute imparfait mais neutre.

Mais, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, l’observation première des faits ne se limite pas à celle de l’état de santé de l’individu en cause. L’objectif n’est pas seulement de mesurer l’intensité du trouble psychique éventuel dont souffrirait le sujet, mais son état de trouble psychique dans cet environnement social particulier qu’est le lieu et les circonstances de son travail : la dimension psychosociale.

Les mêmes raisons qui poussent à retenir les instruments les mieux internationalement éprouvés pour mesurer l’intensité d’un éventuel trouble psychique poussent aussi à retenir ces mêmes catégories d’instruments pour mesurer les caractéristiques sociales liées au travail. Là non plus, le rapport ne recommande pas tel ou tel questionnaire mais privilégie au contraire tout ce qui peut renforcer la neutralité et l’objectivité d’instruments de mesures longuement et largement éprouvés par de nombreuses expériences. Parmi d’autres, le rapport retient deux de ces questionnaires, ceux issus des modèles de Karasek et de Siegrist, modèles n’étant pas exempts de critiques mais présentant l’avantage d’être les plus universellement mis en oeuvre.

La question se pose malgré tout d’utiliser un questionnaire incluant de nombreux modèles de stress, plutôt que de se focaliser plus strictement sur une seule approche ou deux, aussi pertinentes soient elles. L’avantage d’un tel questionnaire serait d’évaluer l’ensemble des nombreuses sources de stress au travail au-delà des seules composantes « contrôle / autonomie / soutien social » du modèle de Karasek et des composantes « effort / récompense » du modèle de Siegrist. A ce titre, l’exemple du General Nordic Questionnaire9 développé dans les pays scandinaves est à souligner. Ce questionnaire évalue les facteurs psychosociaux au travail de façon très large et inclut par exemple, en plus des dimensions de Karasek et de Siegrist, d’autres dimensions comme les relations entre individus, les interactions entre la vie professionnelle et la vie personnelle, la motivation et l’engagement au travail, le leadership, etc. Ce questionnaire a été adopté par les quatre pays nordiques (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) et est largement utilisé pour de grandes enquêtes. De façon identique, le Canada a développé, depuis plus de dix ans, un questionnaire10 évaluant simultanément :

1° les facteurs de risques psychosociaux auxquels sont exposés les salariés dans leur travail ;

2° les éléments relatifs à leur adaptation au travail (absentéisme, handicaps, etc.)

3° le soutien dont ils bénéficient et la manière personnelle dont ils gèrent le stress.

A notre avis, ce genre de questionnaires aborde mieux la globalité et la diversité du stress au travail.

Si les implications dans les domaines explicatif et évaluatif d’une double approche à la fois environnementale et individuelle du stress sont importantes, nous verrons, dans la partie III de ce rapport, que cette double approche doit aussi guider la réflexion des actions de prévention des risques psychosociaux et de lutte contre le stress au travail.

e) une observation statistique

En conclusion, lorsque le débat social s’empare de l’objet « troubles psychiques » et s’engage immédiatement dans la recherche de ses causes et des responsabilités juridiques éventuelles que ces causes pourraient engager, le « consensus d’approche » est immédiatement détruit par d’évidentes oppositions d’intérêts, s’il n’est pas, d’abord, entrepris un effort premier et majeur en faveur de la mesure aussi neutre et objective que possible du simple fait : le sujet souffre-t-il d’un trouble ? Car, « toujours bien s’assurer du fait avant d’en rechercher la cause » écrivait de Fontenelle au début du 18ème siècle. C’est l’objet de ces questionnaires ; leur intérêt est d’avoir été rodé sur un grand nombre d’expériences.

Dans la chaîne logique qui va des causes à leurs conséquences, le rapport propose de commencer par se concentrer sur ce qui se noue entre ces deux niveaux, l’intersection de ces niveaux caractérisant, à notre avis, ce qu’il faut comprendre par le concept de « risque psychosocial ». Le rapport propose de commencer par se concentrer sur ce maillon médian afin d’identifier l’existence et de mesurer l’importance de ces troubles avant d’en rechercher les explications. Commencer par la recherche des explications dans un environnement juridique où l’employeur, dans un sens très général, est responsable de toute atteinte à la santé de ses employés due à des causes liées au travail pose d’emblée le problème en termes de qualification au sens du droit, ce qui n’est pas favorable à la recherche du consensus indispensable à la prévention ou au traitement de ces troubles. Le rapport n’écarte évidemment pas l’hypothèse que l’analyse de certaines circonstances des troubles aboutisse à des mises en cause juridiques, mais il conteste fortement que ce soit là le bon point de départ d’une action visant à prévenir ou guérir ces troubles.

C’est pourquoi il recommande de commencer par l’observation et la mesure.

Ces observations et mesures concernent l’aspect psychique des troubles et l’environnement de travail où ils se développent. Or, comme on le sait, il est difficile de « mesurer sans théorie ». C’est pourquoi le rapport recommande d’observer les situations de travail « troublantes » sans ignorer les théories les plus usuelles, celles qui sous-tendent les questionnaires des principaux modèles, mais en les élargissant à l’ensemble des facteurs de stress au travail, à l’instar de la pratique scandinave ou britannique. En effet, la prise en compte des questions inspirées par les modèles constitue une condition nécessaire à l’élaboration d’un questionnaire pertinent, sans que cette condition soit suffisante.

Le contenu précis de ce questionnaire devra être déterminé selon une procédure d’ « expertise collective », comme il sera précisé au chapitre III du rapport.

En ce qui concerne les conséquences des troubles, elles sont doublement importantes. D’une part, elles peuvent servir d’indicateur ou de traceur de ces phénomènes : ce point sera regardé dans le chapitre suivant. D’autre part, l’importance économique de ces conséquences pourrait constituer un motif puissant non seulement de tenter de les réparer mais surtout de les prévenir. L’analyse de ce point relève de la recherche épidémiologique.

NOTES :

1 European Agency for Safety and Health at Work. Expert forecast on emerging psychosocial risks related to occupational safety and health. Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2007.

2 www.hse.gov.uk

3 « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

4 « Aucun salarié ne peut faire l’objet d’une mesure discriminatoire (...) pour avoir subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement de toute personne dont le but est d’obtenir des faveurs de toute nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers ».

5 Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Dublin). 4 ème enquête européenne, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2007

6 European Agency for Safety and Health at Work (Bilbao). Expert forecast on emerging psychosocial risks related to occupational safety and health. Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2007.

7 Impact of changing social structures on stress and quality of live : individual and social perspectives. Rapport non publié réalisé par 6 pays européens sous l’égide de l’Université de Surrey. Stress Impact Consortium. Surrey University, UK, 2006.

8 Nordic Council of Ministers, Copenhagen, 2000

9 General Nordic Questionnaire for Psychological and Social Factors at Work. Nordic Council of Ministers, Copenhagen, 2000.

10 National Population Health Survey (NPHS), Statistics Canada, Ottawa, 2005.


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