Interview de Fred Vargas dans Télérama

mercredi 2 mai 2018.
 

Mi-février, le magazine Télérama a publié un entretien avec Fred Vargas, auteur apprécié par de nombreux lecteurs de ce site. Par respect pour l’hebdomadaire, nous avons attendu un certain temps, comme d’habitude, avant de le mettre en ligne.

L’archéologue, médiéviste et reine du polar cultive la discrétion. Jusque-là, on en savait plus sur son héros Adamsberg que sur elle. Mais le mystère s’éclaircit...

Il fallait s’y attendre, après les librairies, voilà que Fred Vargas, sa petite musique, sa gouaille et sa cohorte de policiers rêveurs investissent les écrans. Régis Wargnier s’est emparé l’année dernière de Pars vite et reviens tard pour le cinéma, aujourd’hui Josée Dayan adapte Sous les vents de Neptune pour la télévision. Deux fois quatre-vingt-dix minutes en prime time sur France 2, avec une distribution éclatante : Jean-Hugues Anglade, Jeanne Moreau, Jacques Spiesser et Myriam Boyer. Fred Vargas, alias Frédérique Audoin-Rouzeau, est aujourd’hui un des écrivains français les plus connus, les plus vendus, les plus exportés. Tout le monde a entendu parler de ses romans policiers à la fantaisie acidulée, de Jean-Baptiste Adamsberg, son héros fétiche, rêveur indéracinable, de sa double vie de romancière et d’archéozoologue au CNRS, de son engagement dans la défense de Cesare Battisti, auteur de polars et ancien activiste italien. Fred Vargas a également souvent évoqué son lien avec sa sœur jumelle, Jo, peintre et première lectrice de ses romans. Sur ses origines familiales, son lien à ses personnages, la place de l’écriture et du roman policier, elle avait été jusqu’ici plus discrète.

Grand entretien avec Fred Vargas : "Les polars, comme les contes, servent à déjouer l’angoisse de la mort"

Vous avez toujours affirmé écrire en dilettante. Vingt ans après votre premier roman - le premier d’une série de treize -, la position n’est plus tenable !

Affirmer que je ne me prends pas au sérieux quand je travaille sur un livre ne veut pas dire que je n’écris pas sérieusement. Quand je bossais au CNRS et que mon fils était petit, je n’avais que les vacances pour écrire : trois semaines l’été pour sortir un premier jet et quelques jours à Noël et à Pâques pour les corrections. Il fallait d’abord que je gagne ma vie. Mais cela ne m’empêchait pas de travailler le mieux possible. Quel intérêt peut avoir l’écriture si on bâtit ses histoires et traite la langue par-dessus la jambe ? Depuis quatre ans, j’ai pu me mettre en disponibilité du CNRS. Mais le temps que je consacre à l’écriture est toujours le même. Je n’ai ni la puissance, ni le talent d’un Simenon, capable d’enchaîner les histoires. Je n’en ai même pas l’envie. Vous imaginez ma vie, allongée sous la couette à chercher l’idée du prochain roman ? En fait, je ne me suis jamais sentie « écrivain ». Je peux rester des semaines sans penser à mes bouquins. Jusqu’au jour où je me dis : « Fred, ça fait un an que tu n’as pas écrit, il faudrait peut-être que tu te secoues ! » L’écriture demeure une échappée.

Le succès doit quand même augmenter la pression...

C’est pour cela que je me tiens à distance des médias. Je ne pose pas à poil comme Beigbeder, j’évite les émissions « people », je refuse les affiches. Quant à donner mon avis sur tout et n’importe quoi, la mode des portables ou l’interdiction de fumer dans les bistrots sous prétexte que j’écris des polars à succès, je trouve cela parfaitement illégitime.

La notoriété n’aurait donc rien changé ?

Ce qui a changé, c’est le rapport que certaines personnes entretiennent avec moi. Depuis que le nom de Vargas apparaît dans les journaux, les demandes se multiplient de façon monstrueuse. Que faire quand on reçoit soudain quatre cents invitations à dîner ? On se retrouve dans la position de la princesse qui voudrait être aimée pour elle-même et pas parce qu’elle est princesse. Elle est dans la merde, la princesse. Comment savoir si on t’aime vraiment ? Déjà qu’en temps ordinaire ce n’est pas facile ! A part cela, rien n’a changé. Ni ma manière d’être, ni mes angoisses d’impuissance : « Ce que j’écris ne vaut rien », « Je n’ai plus d’histoires »... Pas plus que mon mode de vie. J’ai une maison sympa, je peux sortir, aller au resto, me payer un taxi. Sinon quoi ? Les gens me disent parfois : « Tu pourrais aller chez le coiffeur tous les jours, t’habiller mieux »... Vous m’imaginez en manteau de fourrure ?

Ce refus du luxe, c’est une vision du monde ?

Ce n’est pas un choix. Encore moins un geste politique. J’ai fui toutes les opportunités mondaines qui se sont présentées simplement parce qu’il s’agit d’un univers dans lequel je ne me sens pas à l’aise. Je n’ai pas été élevée comme ça, et cette part-là de l’enfance, on ne peux pas la retirer. Nous n’étions pas pauvres, mais c’était limite quand même, à la maison. L’atmosphère était à la simplicité revendiquée. Peut-être était-ce comme cela dans les familles dont les parents avaient vécu la guerre. Cette morale qui veut qu’on ne jette pas le pain... A l’école, je rêvais de couvertures en plastique brillant sur mes livres. Mais ma mère achetait des rouleaux de papier beige, emballait les bouquins dedans et écrivait directement dessus « Histoire-géographie ». Sans étiquette.

Que gardez-vous de cette époque ? L’austérité ou une enfance joyeuse ?

Qui peut dire que son enfance a été joyeuse ? Chez nous, ce n’était pas chocolat et Coca-Cola. Mais ce n’était pas non plus l’austérité. J’ai vécu dans une famille petite-bourgeoise avec une mère chimiste et un père qui fréquentait le milieu surréaliste. La maison était un lieu de passage, un point de rencontre amical et intellectuel, où mon père dominait largement. Quand on partait en vacances, on était trente, portés par cet esprit de bande que l’on retrouve dans mes livres. Le soir, j’entendais des gens parler des heures dans le bureau de mon père. Il savait tout sur tout, que ce soit dans le domaine des arts, y compris les arts primitifs, de la littérature, de l’Histoire. Il savait tout des animaux, des insectes, des arbres, des fleurs, des oiseaux. Tout de la cuisine, où il excellait. Nous, les enfants, nous ramions dans l’ombre. Je pense que mon père avait une forme de génie dont il a souffert. C’était à la fois un artiste et un homme raisonnable qui s’attachait à élever ses trois enfants et, pour cela, s’emmerdait dans son « vrai » travail. Il y a toujours eu chez lui quelque chose d’inaccompli...

Pour gagner sa vie, il travaillait dans les assurances.

Oui, je l’ai réalisé assez tard, vers 17 ans. Il n’en parlait jamais, disait « Je vais à la caisse » ou « Machin, je l’ai rencontré à la boîte ». Tout cela était très opaque. Moi, je le voyais le soir, écrire dans son bureau ou lire, assis à sa table. Ou encore venir surveiller nos devoirs.

Il était exigeant ?

Très. Il fallait être à la hauteur, toujours. Il n’envisageait même pas la possibilité d’un échec. C’était lourd, tout comme l’idée que nous ne pourrions jamais faire jeu égal avec lui. Sans doute est-ce pour cela que chacun d’entre nous a choisi un domaine qu’il n’avait pas investi. Pourquoi mon frère est-il devenu historien de la Grande Guerre ? Probablement parce que ce terrain était hors du champ de mon père, qui, en bon surréaliste, détestait l’armée et les militaires. Ma soeur a choisi de peindre, ma mère a assuré le côté scientifique de la famille, la physique, la chimie, les mathématiques, domaines hermétiques pour mon père. A 50 ans, il fallait encore lui réexpliquer la règle de trois ! Quant à moi, en faisant de l’archéologie médiévale, je croisais les sciences et le Moyen Age. J’étais à l’abri. Comme dans le roman policier. Même si mon père m’a fait lire Rouletabille et Arsène Lupin, le reste lui était étranger. Tout ça, c’étaient des conneries et, à la maison, le droit à la connerie n’existait pas. Par exemple, mon père a toujours refusé que nous ayons la télé, parce qu’il pensait que cela nous empêcherait de réfléchir et de discuter ensemble. Du coup, mon frère, ma soeur et moi adorons parler.

Vous avez perpétué ce sens de l’échange...

Je ressemble à mon père : à la fois solitaire et très sensible au charme des groupes. Ce qui me touche, par exemple, dans le mouvement autour de Cesare Battisti, c’est que, pour le défendre, nous avons créé une sorte de « communauté de l’Anneau » à la Tolkien. J’aime l’idée de se rassembler autour d’un projet, de former un groupe intellectuel.

Votre fidélité à votre éditrice, Viviane Hamy, s’explique-t-elle ainsi ?

C’est une petite maison festive, familiale. Chez Viviane, je suis peinarde. Jamais elle ne me pose de questions. Ces deux dernières années, occupée par le soutien à Battisti, je n’ai pas écrit une ligne. Viviane ne m’a pas appelée une seule fois pour savoir où en était le prochain livre. Chez elle, la pression est plus légère qu’une plume d’oiseau. Et puis si les auteurs quittent ceux qui leur ont mis le pied à l’étrier, il ne faut pas se plaindre de la concentration de l’édition et de la disparition des maisons indépendantes.

En revanche, pour les adaptations à l’écran, vous avez pris un agent. Pourquoi ?

Parce que c’est son métier et pas le mien. Lorsqu’on cède les droits d’un livre, il ne vous appartient plus. Si j’accordais une importance vitale à ce que j’écris, je craindrais peut-être d’être trahie. Mais ce n’est pas le cas : si c’est raté, cela m’est égal.

Que pensez-vous de l’adaptation de Sous les vents de Neptune par Josée Dayan ?

Vraiment réussie. Le scénario d’Emmanuel Carrère a conservé nombre de ces dialogues « inutiles à l’action », comme on dit, tous ces éléments baroques qui en nourrissent la fantaisie. Josée Dayan a traité avec soin les personnages secondaires qui sont essentiels à mes yeux. Le film a de la légèreté, de la profondeur, de l’humour. Quand je l’ai vu en projection, j’ai été frappée par la mise en scène des problèmes de couple de mon héros, le commissaire Adamsberg. Sa relation avec Camille m’a paru plus intéressante que je l’imaginais. Moi qui hésitais à en finir avec elle ! De même je me suis dit qu’il fallait que je m’occupe davantage de Danglard, l’adjoint du commissaire. Et cela vient directement de la finesse de l’interprétation de Jacques Spiesser. Résultat : je me suis lancée dans l’écriture d’un nouveau livre.

Comment cela s’est-il passé ?

Je suis partie en Normandie, pour me mettre à l’écart. Je n’avais pas d’histoire, pas de personnages secondaires. Tout juste une scène de fin, à peine esquissée. Quand j’ai ouvert mon ordinateur, je n’étais pas fiérote ! J’ai commencé à jeter des mots. Chez moi, ce sont les mots qui amènent les idées, comme les filets à poissons. Je jette sans cesse les filets, je regarde ce que j’obtiens, je trie. Quelques idées apparaissent. Je fabrique tout en même temps, sauf le style, que je travaille après. Je pose mon mot, je fais une phrase, j’avance. Parfois, je n’ai pas plus d’un mètre de visibilité. Je travaille dans le brouillard. La nuit, je me débats avec les éléments que j’ai en tête. Je me couche à 2 heures, je rallume, je suis obsessionnelle. Je ne peux plus m’arrêter. Au bout du compte, je ne dors que quelques heures. C’est comme ça que le boulot se fait en trois semaines.

Où en êtes-vous avec Adamsberg, votre personnage fétiche ?

Au départ de mes romans policiers, il y a une idée : « Allez, on se raconte une histoire ! » Et cette histoire, je me la raconte à moi aussi. Ainsi, à la différence de certains écrivains qui disent être tous leurs personnages, je souhaite surtout ne pas m’y retrouver. Adamsberg est le contraire de moi. J’envie sa lenteur. Je détesterais un héros qui parle à toute vitesse, qui analyse tout, qui vit constamment dans l’anxiété. Ça me fatigue, moi, les gens comme ça. Je me fatigue moi-même. Je réfléchis trop, je fais tout trop vite, je suis incapable de contemplation. Je suis un massacre de poésie. Adamsberg est un rêveur. Il me repose. J’ai bien essayé de créer un autre personnage, Kehlweiler, mais je me suis vite aperçue qu’il n’était pas très différent. J’ai donc repris le même, sans tricher ! Sur le plan littéraire, c’est intéressant. Comment le nourrir de livre en livre, l’approcher de plus en plus près ? Comment redire la même chose sans utiliser à chaque fois l’adjectif « nonchalant » ? Exercices de style !

Pourquoi dites-vous qu’à l’origine de vos romans il y a la volonté de « se raconter une histoire » ?

Les polars que j’écris, comme la plupart des romans à énigmes, perpétuent la tradition des contes et des légendes. Ce sont des livres fondés sur l’inconscient collectif : des histoires dont nous avons besoin pour vivre. Elles sont bâties sur la même structure, autour d’un danger vital, que ce soit le Minotaure dans le labyrinthe, un dragon caché au milieu de la forêt ou un tueur en série tapi dans la ville. Les romans policiers ne sont pas des romans du bien et du mal, de l’ordre et du désordre, mais des romans de la mort. Après une série de fausses pistes, le héros va triompher. Nous sommes dans un processus de catharsis pour dénouer l’angoisse de la mort. C’est à cela que servent les contes et les romans policiers. On me dit parfois que je « traite la littérature comme un médicament ». Bien sûr ! Si l’homme a créé l’art, dès qu’il a été sur ses deux petits pieds, c’est pour vivre. Pas seulement pour créer de la beauté.

Vous décrivez une France intemporelle, des gens à la marge, une violence distanciée. Pourquoi ?

Si l’art est une nécessité vitale, c’est que l’homme ne peut se satisfaire de sa vie réelle. Tout le problème est donc de ne pas s’en tenir au réalisme, mais de rester dans une représentation de la réalité qui soit réinjectable dans la vie. Il s’agit de décaler, d’exacerber la vie et les rapports humains. L’idée, aujourd’hui courante, que le roman policier serait en charge de la réalité et de la critique sociale me paraît un contresens. Le simple témoignage conduit droit à la sortie de route littéraire. Tout comme le discours politique. Quant à la violence, il est hors de question que j’écrive des livres « dont on ne sort pas indemne ». Mon objectif, c’est au contraire de raconter des histoires telles que le lecteur aille mieux après les avoir lues. Je mets la violence en scène, car sans elle, il ne peut y avoir de catharsis. Mais je ne m’approche pas trop près. Charcuter à plaisir la blessure ne sert à rien. L’essentiel est d’inventer une histoire qui débouche sur une résolution, une avancée, pas sur le cul-de-sac et le découragement. L’essentiel est de ne pas abandonner le lecteur dans un état de sidération, mais de le ramener nourri d’une expérience, d’une connaissance qui lui permettent de faire face à ce qu’il a vu. Et tant pis pour les sarcasmes sur « les livres qui finissent bien » ou sur « Fred la gentille ». Dans la vie réelle, je ne suis pas enfermée dans une bulle. Dans ma famille, on était politisé dès l’âge de 10 ans. Si je souhaite intervenir sur ce plan, j’écris des articles, je participe à des manifestations, j’aide Battisti à se défendre. En essayant plutôt d’être positive, de résoudre des problèmes. Dans la vie comme dans mes livres, tant qu’il y a une chance, je la tente.

Propos recueillis par Michel Abescat et Hélène Marzolf


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