Demander plus pour gagner plus : les grèves salariales comme celle de Coca Cola

samedi 3 mai 2008.
 

Sur le flanc de l’autoroute A6 flottent les couleurs de Coca-Cola. Au ralenti : le site de Grigny, dans l’Essonne, est en grève depuis le 17 avril. Alors que l’usine tourne à plein d’ordinaire, pas un camion n’en est sorti en sept jours. En temps normal, le va-et-vient atteint 150 camions par 24 heures.

Les salariés de Coca réclament une hausse de salaire depuis trois semaines. Le mouvement a fait tâche d’huile, de Marseille à Dunkerque, tandis que s’ouvraient les négociations annuelles. A Grigny, tout à commencé à coups de débrayages de deux heures par équipe. En fin de semaine dernière, des piquets de grève se sont installés aux entrées de l’usine, sous le patronnage d’une intersyndicale FO-CFDT-CFTC-CGT.

Brasero rituel et mauvaises blagues sur Sarkozy

De temps en temps, un gréviste fait pivoter la poubelle qui barre l’accès au site : côté pile, un drapeau blanc de la CFDT. Côté face, le rouge CGT. L’ambiance reste bon enfant, brasero rituel et mauvaises blagues sur Nicolas Sarkozy... Pour laisser passer les voitures, on fait glisser la poubelle sur le côté. D’ailleurs, les grévistes se sont garés à l’intérieur.

La mobilisation ne faiblit pas dans l’usine de 230 salariés : après une semaine, Hamid Benahmed, le délégué syndicat CGT, se félicitait qu’"au moins 60% des ouvriers en CDI" étaient en grève" (40% selon la direction qui inclue l’ensemble des salariés dans son décompte) :

"Le personnel administratif ne fait pas grève, les intérimaires non plus. Mais chez les OS, la mobilisation est forte : les cinq équipes. On a réussi à bloquer les trois lignes de production, alors qu’on a découvert que la direction avait fait appel à des intérimaires pour nous remplacer sur la chaîne. Mais aucune bouteille n’est sortie."

Les ouvriers qui travaillent en 3/8 d’habitude se relayent devant l’usine, de jour comme de nuit. Mardi après-midi, ils étaient une quarantaine à casser la croûte, au son du moteur des poids-lourds qui traversent la zone industrielle en klaxonnant.

"Coca, c’est pas le petit boulanger du coin"

Le pouvoir d’achat est sur toutes les lèvres. Assis contre une voiture, à quelques mètres de l’entrée du site, le leader cégétiste réclame une revalorisation supérieure à l’inflation :

"L’Insee est aux fraises, avec ses chiffres : pour nous, le passage à l’euro a marqué le début de la flambée des prix. Or on nous propose 3% de hausse cette année, c’est clairement insuffisant. Ce n’est pas comme si Coca, c’était le petit boulanger du coin !"

Pour étayer ses revendications, l’intersyndicale argue que le métier a changé. Si Hamid Benahmed ne nie pas que "le boulot est plus intéressant", il estime que "les gars ont besoin d’une reconnaissance financière en contre-partie" :

"Si on travaille comme il y a dix ans, il n’y a plus une bouteille qui sort. Aujourd’hui, un ouvrier sur les lignes de production fait aussi du contrôle qualité, de la maintenance, le réglage des machines... Toutes ces tâches, c’est du personnel qualifié qui s’en chargeait. On a besoin de reconnaissance, car le métier d’ouvrier n’est plus même et le niveau d’exigence a énormément augmenté. D’ailleurs, sur les lignes, on recrute au niveau BEP ou bac Pro et on demande une expérience industrielle. Le salaire doit aller avec."

Prime TGV et majoration Ile-de-France

A Marseille, leurs collègues du site de Pennes-Mirabeau ont arraché, début avril, une hausse de 80 euros par personne et par mois. La direction a appelé ça "la prime TGV", concédant que le coût de la vie avait décollé avec l’arrivée du TGV. En région parisienne, les salaires des ouvriers de l’enseigne sont déjà rehaussés d’un cinquième.

Accoudé à la poubelle à roulettes, on compare les salaires, tandis que le délégué syndical précise que l’entreprise privilégie désormais les augmentations individuelles plutôt qu’une revalorisation globale du pouvoir d’achat. 1800 euros nets pour l’un, 2000 euros, primes comprises pour un autre. Car, si les salaires ne sont pas dérisoires chez Coca-Cola, ils tiennent compte des primes d’équipes, primes de 3/8, et d’une majoration de 40% pour les heures de nuit.

Or, "la prime ne supprime pas l’inconvénient", argue Dominique, qui a derrière lui cinq ans de maison chez Coca-Cola, et qui raconte que son pouvoir d’achat a pris du plomb dans l’aîle ces derniers mois :

Dominique et Nadjib le reconnaissent assez volontiers :

"A côté d’autres boîtes, nous ne sommes sans doute pas les plus malheureux. Mais c’est aussi une question de principe : tout va aux actionnaires à Atlanta, alors que nous faisons des bénéfices énormes. Il parait même que les cadres ont été augmentés de 29% alors qu’on nous refuse d’être au niveau de l’inflation !"

Faux, répond la direction, qui affirme avoir proposé, vendredi dernier, "entre 5 et 6,5% d’augmentation pour tenir compte du pouvoir d’achat" et augmenter au même rythme ouvriers et cadres, hors primes.

Pas les moyens de se payer du Coca, "un produit de luxe"

En ces temps de médiatisation du pouvoir d’achat, les revendications salariales trahissent surtout la rancœur que ressentent ces ouvriers qui touchent un salaire comparable à celui que nous confiait une enseignante agrégée, rencontrée lors d’un reportage à Chelles, fin mars.

A Grigny, le ressentiment va crescendo chez ceux qui sortent plusieurs dizaines de milliers de bouteilles par heure mais n’ont droit d’en prendre que "douze par mois". Nadjib, qui fait désormais ses courses chez les hard-discounters, affirme qu’il n’aurait pas les moyens de se payer du Coca, "un produit de luxe", désormais.

Travailler plus pour gagner plus ? Difficile de faire des heures supplémentaires, quand on est en 3/8 : une équipe en remplace une autre et les rotations se succèdent au fil des jours. "On n’a pas d’augmentation et même plus de petits cadeaux, comme des T-shirts, par exemple", s’insurge Nadjib, délégué du personnel FO, ouvrier chez Coca-Cola depuis dix ans :

Coca-Cola n’est pas seul confronté à des grèves salariales. D’autres enseignes voient éclore ces conflits, comme Carrefour ou Mondial Assistance, où les salariés ont fait huit jours de grève le mois dernier, pour revendiquer un salaire de 1500 euros, une prime de vacances et un quatorzième mois.

La présidentielle a cristallisé la question... dans les grandes boîtes

Pour le sociologue Thierry Pech, spécialiste des questions sociales, ces conflits couvaient et c’est la décrue du chômage qui les remet depuis peu au cœur du débat social :

"Le retour des conflits salariaux naît de la convergence de plusieurs facteurs. Structurellement, la menace du chômage décroît en France du fait du cycle démographique. En termes conjoncturels, il y a la hausse des prix, mais aussi la campagne présidentielle, qui s’est faite essentiellement autour du pouvoir d’achat. Ce faisant, on a justifié les revendications autour du ’gagner plus’. Or demander plus, c’est un chemin plus court encore vers une hausse de salaire que travailler plus."

Nnotant que cette accélération des revendications sur les salaires va compliquer la réforme du SMIC, Thierry Pech souligne qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que les piquets de grève essaiment chez Carrefour ou Coca-Cola. Pas parce que les salaires y sont les plus faibles, loin s’en faut :

"A 1800, 2000 euros net par mois, ils sont juste au-dessus du salaire médian. Mais, dans les entreprises moyennes et grandes, il existe des collectifs structurés et une relation d’emploi relativement stable. Dans les petites structures, dans le secteur des services à la personne, par exemple, il n’y a pas de revendication salariale et les salaires sont souvent inférieurs."

Un effet d’entrainement peut-il avoir lieu sur l’ensemble du marché du travail ? Thierry Pech en doute : c’est la revalorisation des minima sociaux qui peut avant tout agir comme un "effet de dominos" sur le niveau global des salaires."

"Chez Coca, les gars sont quand même sacrément payés..."

Cet après-midi-là à Grigny, un chauffeur de camion, salarié d’un sous-traitant qui travaille sur le site, est passé à l’usine. Grève ou pas, il sera payé et il sourit, "solidaire". Tout en précisant, 1800 euros nets par mois, heures supplémentaires, prime accident, ancienneté et week-ends compris :

"Chez Coca, les gars sont quand même sacrément payés... Espérons que ça pourra nous être profitable !"

Or Thierry Pech avance justement que la revalorisation de salaires dans une grande entreprise comme Coca-Cola ou encore Peugeot peut avoir un effet contraire chez ses petits sous-traitants :

"En cédant sur les salaires en interne pour garantir un relatif confort social à ses employés, une grande boîte va chercher à imposer des prix encore plus comprimés à ses sous-traitants, dont les salariés, eux, vont se trouver encore plus précaires. En amont de la chaîne, c’est plus à des dégâts sociaux qu’à un effet de levier qu’on risque d’assister. A terme, c’est justement le sous-traitant qui risque d’être délocalisé."

Par Chloé Leprince


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