Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste (de Mona Chollet)

samedi 24 mai 2008.
 

La science politique progresse tous les jours en France grâce à Sarkozy. Lui et sa bande s’attaquent à ce point à la République, aux fondements de notre société qu’ils suscitent des réflexions radicales, des mises en perspective originales, des questionnements dont l’urgence ne peut que stimuler les esprits lucides.

Collaboratrice du Monde Diplomatique, Mona Chollet vient de publier un ouvrage roboratif sur l’imaginaire sarkozyste (celui du président et de ceux qui le suivent), et la fascination « béate et complaisante » par laquelle répondent les médias et une grande partie de la classe politique à l’exercice de sa pratique et de son pouvoir présidentiels.

Une des raisons du succès de Sarkozy lors de la dernière élection présidentielle (on ne parlera pas ici de la faiblesse idéologique de son antagoniste) est qu’il est parvenu, relayé évidemment par un matraquage médiatique qui a pris, à persuader quantité de gens - en particulier de condition modeste - qu’ils étaient entourés de cossards et de parasites. En outre, et sans que ce soit jamais explicite, il s’est arc-bouté sur le slogan des années quatre-vingt de Margaret Thatcher selon lequel « la société n’existant pas », le salut ne peut être qu’individuel, dans l’acceptation des règles et de l’organisation socio-économique telle qu’elle est. La vie en groupe, en bande, en communauté selon Sarkozy s’inscrit dans un monde sans solidarité, un monde d’ambitions individuelles, l’univers pré-darwinien du « survival of the fittest ». D’où ce slogan de lutte des classes, de guerre civile ; « travailler plus pour gagner plus », c’est-à-dire, pour les salariés, de « produire toujours plus de richesses qui retombent de moins en moins dans leurs poches ». Mona Chollet rappelle que, selon les chiffres de l’OCDE, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises, après avoir augmenté de 1971 à 1983, de 57% à plus de 64%, n’a plus cessé de diminuer depuis. Les facteurs quantitatifs ne sauraient faire oublier les données qualitatives. D’après une étude du collectif Autres Chiffres du Chômage (ACDC) publiés le 29 mars 2007, 11,4 millions de salariés français occupaient en 2005 des « emplois inadéquats » (bas salaires, précarité, sous-emploi, pénibilité, dangerosité, déclassement professionnel selon les normes du BIT (http://acdc2007.free.fr/acdc4.pdf). Pour répondre aux exigences du capital financier, les entreprises flexibilisent les contrats pour pouvoir ajuster leurs effectifs en temps réel. Complices, les pouvoirs publics, de droite comme de gauche, se sont, depuis un quart de siècle, attaqués aux normes préexistantes de l’emploi. En 2008, trois embauches sur quatre se font en CDD, alors que la loi ne prévoit ce type de contrat que pour des motifs très précis. C’est pourquoi plus de quatre millions de salariés sont en situation de « travail insoutenable », c’est-à-dire dans des emplois qui ne permettent pas de préserver leur santé.

Pour faire rêver ces millions de travailleurs, les programmes de TF1 ne suffisent plus, même si Laurent Solly, directeur adjoint de la campagne de Sarkozy, pour qui « la réalité n’a aucune importance, il n’y a que la perception qui compte », fut nommé, quinze jours après l’élection présidentielle, directeur général adjoint de la grande chaîne privée. Pour alimenter le rêve, le nouveau président a propulsé, tel un metteur en scène, le spectacle de personnages qui, tels Rachida Dati, ont été capables de « forcer leur condition ». Mona Chollet écrit des pages presque aussi savoureuses que la caricature ( ?) qu’en font les Guignols sur cet ovni de la politique dont le parcours peut nous amener à nous demander « s’il ne faudrait pas encore ajouter des obstacles à l’intégration, plutôt que de chercher à les supprimer. » Qu’il y ait une Arabe au gouvernement ou, en la personne de Ramatoulaye Yade, une Noire issue de la bourgeoisie sénégalaise, cela occupe sans doute jusqu’à saturation l’espace médiatique mais, observe Chollet, permet de faire oublier que la présidentielle s’est largement gagnée à l’extrême droite, sans rien changer à la condition ordinaire des Noirs et des Arabes en France. Ce qui pose problème à propos de Rachida Dati, ce n’est pas son obstination à frapper à toutes les portes, son ambition étalée avec complaisance. Ses motivations, explique Chollet, « ne se sont jamais accompagnées de la moindre réflexion, du moindre recul critique sur le sens qu’elle voulait donner à son engagement dans le monde. » Dati dit refuser de « lire son parcours de façon ethnique », mais sa nomination a été accompagnée d’un message fallacieux de Sarkozy aux descendants d’immigrés qui ont subi les premières foudres du nouveau ministre de la Justice (abaissement de la majorité pénale à seize ans, peines plancher). Dati ne fut rien d’autre, selon l’expression de Claude Askolovitch, que son « propre projet ».

Vivant en contiguïté avec le personnel politique, les médias jouent ce jeu en réduisant la politique à un diaporama, à l’affrontement d’ambitions et de stratégies rivales qu’ils se complaisent à « décrypter et arbitrer, à des conflits de personnes, des incidents, des ragots. »

Cela permet de faire oublier aux travailleurs les agissements de ceux et celles qui cognent réellement. Mona Chollet s’intéresse tout particulièrement à Christine Lagarde, qui, c’est sûr, le mérite bien. Quand elle se pique d’idéologie, Lagarde affiche son souverain mépris pour ceux qui ne pensent pas comme elle, pour ceux qui souffrent : « La lutte des classes est bien sûr une idée essentielle ... essentielle pour les manuels d’histoire. Il faudra certainement un jour en étudier les aspects positifs [comme si on avait attendu que s’en préoccupe cette avocate d’affaires "américaine" - présidente du grand cabinet Baker et McKenzie - ayant raté le diplôme de Sciences-Po et l’entrée à l’ENA], mais elle n’est aujourd’hui d’aucune utilité pour comprendre notre société. » On ne sait pas assez qu’en bonne adepte de la lutte des classes, l’ancienne championne de natation synchronisée, mit sur pied, lorsqu’elle travaillait chez Baker et McKenzie, un département parisien de droit social suite au vote, en 1982, des lois Auroux sur les libertés des travailleurs dans l’entreprise. Elle se spécialisa dans le bétonnage de plans sociaux de grands groupes (Hoover, Levi’s). L’obsession de Lagarde est que la France continue à s’aligner sur le modèle anglo-saxon, ce qui permettra, à l’effarement de l’économiste Camille Landais, de retrouver rapidement les écarts de revenus et de patrimoine de la France des rentiers du début du XXe siècle.

Mona Chollet s’appuie, à juste titre, sur un des ouvrages séminaux de 2007, Storytelling de Christian Salmon (La Découverte). Salmon explique que les grands récits de l’histoire humaine « racontaient des mythes universels et transmettaient les leçons des générations passées [...]. Le storytelling parcourt le chemin en sens inverse : il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de séries et de stories. Il ne raconte pas l’expérience passée, il trace les conduites, oriente les flux d’émotions, synchronise leur circulation. Il met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à de protocoles. »

(http://www.dailymotion.com/video/x3...). Alors, l’histoire de France, revisitée par Sarkozy et sa plume pensante Guaino, est plus proche de Jean-Pierre Pernaud que de De Gaulle : la Lorraine est « une terre sainte », le Languedoc est « une bien vieille terre », l’Auvergne « un vieux pays volcanique ». L’appel à Guy Môcquet (voir ma note d’octobre 2007 http://blogbernardgensane.blogs.nou...) se fait en taisant que les fusillés de Chateaubriand sont morts en criant « Vive la France » ET « Vive le communisme », et que le leader des métallos CGT parisiens, Jean-Pierre Timbaud, est mort en criant « Vive le parti communiste allemand ». L’assassinat de Timbaud décidera Aragon à entrer dans la Résistance active : « Le nom de Timbaud, parmi ceux des otages de Châteaubriant, devait être », écrira le poète, « ma raison directe, ma raison individuelle d’accepter la tâche clandestine qui m’incombait alors. »

Alors, comme disait Vladimir Oulianov, que faire ?

Pour Mona Chollet, la réponse des socialistes à cette question est misérable et vouée à l’échec : « En dépit des gamelles électorales qui ont toujours sanctionné ses stratégies d’alignement sur le centre et la droite, ses représentants conjuguent, sans crainte du ridicule, les discours volontaristes sur la nécessaire reconstruction de la gauche et l’alignement systématique - par souci d’apparaître crédibles - sur les valeurs de la droite. » Valls, Moscovici, Strauss-Kahn et autres défendent cette posture avec acharnement. Bertrand Delanoë les a récemment rejoints dans son dernier ouvrage De l’audace (il en faut, en effet, quand on se dit de gauche, pour conforter le système capitaliste en place). Fasciné par l’entrepreneur comme figure centrale de la mythologie libérale, le maire de Paris se qualifie de « manager progressiste » doté de « l’esprit d’entreprise ». Nous sommes alors, soutient Mona Chollet, « dans un « totalitarisme soft » qui subordonne la valeur des êtres humains - réduits à des ressources humaines -, donc à des utilitaires, et leur droit à la vie à leur productivité, leur fonctionnalité, leur conformisme, leur docilité, leur adaptabilité. » Les néo-libéraux à la rose ont tort de croire dans le mythe du "self-made man". Il n’est pas innocent que ce concept soit étatsunien : le self-made man est né de l’imaginaire du capitalisme américain. Ce mythe occulte presque toujours, rappelle Chollet, une sous-estimation des moyens disponibles au départ. Ces moyens (matériels et culturels) peuvent être très inférieurs à la fortune finale. En tout état de cause, Bolloré, Seillières et autres ne viennent pas du caniveau. Les grands capitalistes français n’ont pas fait fortune grâce à l’économie de marché, mais grâce à l’État : subventions de toutes sortes, énormes prêts du temps ou les grandes banques étaient nationalisées, exploitation des failles du système, évasion fiscale etc. Chollet cite l’exemple, très parlant, du fondateur d’Ikea dans la Suède social-démocrate. Ingvar Kamprad eut la bonne idée, en pleine guerre froide, de confier la fabrication de ses meubles à un organisme d’État polonais, avec des coûts de main-d’œuvre quatre fois plus faibles qu’en Suède. Pour une bonne part, il doit sa fortune (la septième au monde, la première en Europe) à l’économie planifiée socialiste.

J’ai été frappé par l’attitude des ouvriers d’une usine de Vienne en Isère, ville assiégée lors de la venue de Sarkozy (un policier pour trente habitants, des tireurs d’élite sur les toits). Il n’y eut point d’échanges du style « enculé », « casse-toi, pauv’ con » mais, chez Sarkozy, la gêne, comme on dit en anglais, d’une cheville carrée dans un trou rond, d’un pantin pas du tout dans son élément qui s’agitait en tentant d’expliquer que tout n’était pas « foutu » et, chez les ouvriers, un regard noir adressé au représentant "bling-bling" d’une société de casinotiers (http://in.truveo.com/Sarkozy-Vienne...).

GENSANE Bernard

Rêves de droite : Défaire l’imaginaire sarkozyste de Mona Chollet Paris : Éditions La Découverte, 2008.


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