Lyon durant la Révolution française (Jaurès HS9)

lundi 7 juillet 2008.
 

A) Lyon en 1789

A Lyon, il semble que dès la Révolution même il y ait eu commencement de conflit social entre les fabricants et les ouvriers. La production était immense. Le livre de M. Maurice Wahl sur les premières années de la Révolution à Lyon donne à cet égard les chiffres essentiels. « En 1685, sous Louis XIV, 18,000 métiers sont en activité. Là, comme ailleurs la Révocation jeta un désarroi profond ; mais la manufacture de Lyon se relève au xviiie siècle, grâce aux découvertes et aux améliorations ingénieuses qui renouvellent l’outillage en perfectionnant la fabrication, grâce aussi au progrès du luxe et à l’extension des modes françaises qui lui donne des clients dans toute l’Europe. Ottavio Mey invente le lustrage des soies, Vaucanson transforme les machines à tisser, Philippe de la Salle introduit dans le tissage des façonnés les dessins de fleurs et de fruits. En 1788, à la veille même de la Révolution, la « Grande fabrique » lyonnaise comprend les tirés, les velours de soie, les façonnés, les pleins, les gazes et les crêpes ; son matériel est de 14,177 métiers, son personnel de 58,500 ouvriers, ouvrières, aides et apprentis, les trois septièmes de la population. »

« Rien que pour les gazes et crêpes, il y a 2,700 métiers, conduits chacun par deux hommes et 10 maisons importantes faisant chacune de 600 à 800,000 francs d’affaires. Sur 10,000 à 12,000 balles de soie produites en France ou importées du Levant, de l’Italie et de l’Extrême-Orient, Lyon en absorbe régulièrement 8,000 à 9,000. La moitié des soieries lyonnaises s’écoule à Paris, le reste se partage à peu près également entre la province et l’étranger. À côté de la soierie proprement dite, 25 à 30 maisons, occupant 2,700 métiers et atteignant ensemble à un chiffre d’affaires de 20 millions, font la passementerie, le galon, le point d’Espagne, la dentelle d’or, le ruban ; 20 maisons dont les transactions montent à 10 millions ont pour spécialité le tirage d’or ; la broderie seule emploie 6,000 personnes. Près des industries de luxe, d’autres ont grandi dans le cours du xviiie siècle. La chapellerie, qui depuis la guerre d’Indépendance et le traité de commerce avec les Etats-Unis a des clients jusqu’en Amérique, fait travailler en ville 8,000 ouvriers et ouvrières, sans compter les ateliers des environs, à Mornand, Saint-Symphorien, Saint-Andéol. Il n’y a pas moins de 50 maisons de corroirie avec un maximum de 8 à 10 millions par an. L’imprimerie et la librairie lyonnaises, dont la réputation date de la Renaissance, font pour 2 millions d’affaires à l’étranger. »

Lyon n’est pas seulement une ville de production, c’est une ville d’entrepôt, et toutes les transactions donnent lieu à de vastes opérations de banque. Les grands négociants, munis « de lettres de banquiers » assurent le règlement des comptes entre la région lyonnaise et le monde entier. De puissantes fortunes se sont élevées, et plusieurs en une génération. Le premier des Tolozan, Antoine était un paysan dauphinois, arrivé à Lyon avec 24 sous en poche. Avant de mourir, il avait fait construire deux magnifiques hôtels. Très riches sont les Régny, les Finquerlin, les Fulchiron, les Vauberet, les Rocoffort, les Degrais, les Passavant, les Lagier, les Muguet, les Van Risamburq.

En 1789, quand l’Assemblée nationale eut fixé à un quart du revenu net la contribution patriotique, Louis Tolozan de Montfort s’inscrit pour 20,000 livres, Antoine Régny pour 15,000, trois membres de la famille Finguerlin pour 30,000, Étienne Delessert pour 36,000, Paul-Benjamin Delessert pour 16,000. De la lettre des maîtres marchands au directeur général des finances et du mémoire relatif aux opérations électorales, il résulte que les 400 maîtres marchands de la Grande Fabrique réunissent en propriétés mobilières ou foncières plus de 60 millions. Une ville d’une aussi puissante activité industrielle et marchande devait rejeter tout naturellement les privilèges surannés et les charges de l’ancien régime. Comment admettre des privilèges de la noblesse dans cette cité active et orgueilleuse qui créait tant de richesses et commandait à tant d’intérêts ? Comment souffrir qu’arbitrairement et sans l’assentiment de la nation et des intéressés, la monarchie prélève sur la ville de Lyon de lourds impôts pour assurer des pensions splendides à des courtisans comme Villeroy ? Comment admettre que cette classe productive et industrielle soit exclue de toute direction des affaires publiques ? Evidemment, Lyon, par son extraordinaire puissance bourgeoise, était orientée dans le sens de la Révolution, et les ouvriers des fabriques, désiraient, comme la bourgeoisie, qu’une aristocratie stérile tombât et qu’un système d’impôt plus intelligent à la fois et plus humain remplaçât cet octroi si pesant qui s’élevait à 2,500,000 livres, qui renchérissait le vin, la viande, le pain même et qui, en aggravant le prix de la vie ouvrière, nuisait aux manufactures comme aux ouvriers. Aussi c’est avec une passion ardente et grave que Lyon entrera dans le mouvement révolutionnaire.

Mais à raison même de son extrême développement industriel et de la structure complexe de son industrie, l’état de Lyon est trouble et instable, et on ne comprendra jamais son rôle énigmatique et étrange pendant la Révolution si on n’approfondit pas sa condition économique. D’abord, il y a eu à Lyon, plus je crois qu’en toute autre ville, pénétration de l’ancien régime et du nouveau régime bourgeois. La haute bourgeoisie, quand elle avait rempli les fonctions municipales, quand elle avait passé à l’échevinage ou au Consulat, était anoblie : elle formait ainsi une sorte de patriciat bourgeois encadré dans le privilège nobiliaire. Et inversement, la noblesse, elle-même, recrutée ainsi en partie dans la grande bourgeoisie industrielle et marchande, séduite d’ailleurs et fascinée par l’incomparable éclat du mouvement industriel, avait l’esprit assez hardi et ouvert aux conceptions modernes. Il faut lire avec beaucoup de soin les cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon et ceux du Tiers-État pour discerner quelque différence. Non seulement l’ordre de la noblesse demande des Etats généraux périodiques et dont les décisions seules auraient force de loi. Non seulement il demande la pleine liberté individuelle, la liberté indéfinie de la presse sur toutes les matières qui auront rapport à l’administration, à la politique, aux sciences et aux arts, l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt, la suppression de la servitude personnelle et de tous les droits féodaux qui touchent à la personne, et l’étude d’un système de rachat pour tous les droits seigneuriaux. Non seulement il demande une réforme profonde et humaine de la justice criminelle et exprime le vœu « que l’instruction ne soit plus confiée à un seul juge, que les accusés aient des conseils pour la confrontation et les actes subséquents, que nulle condamnation à mort ou à peine corporelle ne puisse être prononcée qu’à la pluralité des trois quarts des voix ; que l’usage de la sellette et de toute autre torture soit abolie, et que le supplice de trancher la tête soit commun à tous les condamnés, de quelque ordre qu’ils soient. » Mais il formule un programme économique très substantiel et très précis qui atteste chez les nobles de la région lyonnaise une véritable compétence industrielle et commerciale et une grande liberté d’esprit.

« Nos députés, aux Etats généraux s’occuperont, relativement au commerce, de tout ce qui peut assurer à celui de la France, l’égalité, la liberté, la facilité, la sûreté, la dignité.

« En conséquence, ils demanderont, sur l’égalité, l’examen approfondi des traités de commerce avec les nations étrangères et l’exécution entière de celui des Pyrénées entre la France et l’Espagne ; sur la liberté, l’examen du privilège exclusif de la Compagnie des Indes. Statuer qu’il ne sera jamais accordé de privilèges que pour les véritables inventions, reconnues telles par les administrations des provinces, et seulement pour un terme au-dessous de dix années... ; la suppression des jurandes, à l’exception de celles qui concernent la sûreté publique, telles que la communauté des apothicaires, des serruriers, des orfèvres et des laveurs d’or... Sur la facilité, ils solliciteront un tarif général et précis de tous les droits d’entrée et de sortie du royaume. Ils requerront le prompt établissement de courriers pour le transport des lettres partout où les Chambres de commerce en demanderont, et notamment de Lyon à Bordeaux. Sur la sûreté, il serait arrêté qu’aucun ordre ministériel ne pourra plus à l’avenir, contrarier, modifier ou suspendre l’exécution des lois qui seront établies pour le commerce ; qu’il sera permis aux administrations des provinces et aux chambres et compagnies de commerce de faire entendre leurs réclamations par mémoire et députer lorsqu’ils croiront les intérêts du commerce compromis. »

« Que le Code du Commerce sera vu, réformé et arrêté par une Commission composée de jurisconsultes et de négociants, et qu’entre autres principales lois de ce Code, il s’en trouvera d’expresses contre les lettres de surséance et de répit, qui ne pourront être accordées que sur la demande des trois quarts des créanciers comptés par les sommes et contre les faillites qui seront toujours jugées à la poursuite des procureurs du Roi des justices consulaires, et, en cas de fraudes, sévèrement punies aux frais du domaine ; et enfin contre quiconque accepterait l’hérédité d’un failli en déclarant son donataire ou héritier exclu de toutes charges et fonctions publiques s’il n’abandonne la succession aux créanciers du failli. »

« Sur la dignité du commerce, ils s’occuperont de tous les moyens possibles de détruire les stériles et détestables spéculations de l’agiotage. » Et ce n’est pas seulement pour l’ensemble du commerce de la France que les nobles de la sénéchaussée de Lyon formulent des idées aussi précises.

Ils entrent, aussi exactement que l’aurait pu faire une chambre du commerce, dans le détail des intérêts lyonnais. Ils demandent que la partie des dettes de la ville de Lyon, qui a été contractée pour le service du Roi, soit déclarée dette d’État et que l’octroi puisse, conséquemment, être diminué. « Sur ce qui regarde l’intérêt de la ville de Lyon, nous désirons :

1° Qu’il y soit établi une espèce de port franc, qui permettra aux négociants d’y faire arriver toute espèce de marchandises venant des îles du Levant, en les laissant en entrepôt dans les magasins publics destinés à cet effet, et où elles pourront rester l’espace d’une année, pendant ou après laquelle le propriétaire sera libre de les faire sortir du royaume en exemption des droits, ou de les faire circuler dans l’intérieur du royaume, en payant, en ce dernier cas, les droits d’entrée, Nous pensons que cet établissement procurerait un commerce immense à la ville de Lyon aux dépens seulement de la Prusse et de la Hollande, qu’il faciliterait l’abondance des matières premières pour établir des filatures de coton dans nos campagnes, même des raffineries de sucre, et qu’il serait en même temps un débouché utile et sûr pour les ports de mer et favoriserait les approvisionnements dans le royaume.

2° Nous croyons utile au commerce en général de conserver seulement dans la ville de Lyon une douane de vérification pour les marchandises venant de l’étranger et une demande de sortie pour les marchandises que Lyon expédie à l’étranger.

Nous chargeons aussi nos députés de demander que les privilèges exclusifs, pour l’extraction des charbons de terre si nécessaires aux manufactures et à la consommation de la ville de Lyon, soient retirés, et l’exploitation rendue aux propriétaires, lesquels seraient tenus de la faire selon les principes de l’art et sous l’inspection des ingénieurs des mines qui seront subordonnés aux administrations des provinces.

« Nous désirons qu’il soit établi dans les environs de Lyon et aux frais de la province, des moulins à organiser les soies, à l’instar de ceux de la Saône et d’Aubenas ; qu’il soit fondé à Lyon une chaire de chimie, dont l’objet particulier soit de perfectionner l’art de la teinture. »

Je le répète : ce sont les nobles « possédant fiefs » de la sénéchaussée de Lyon qui ont rédigé et signé ce programme si vaste et si minutieux. Il y avait parmi eux de grands bourgeois anoblis par les hautes charges municipales, et dans la liste de « MM. les commissaires de la noblesse » qui ont signé le cahier de l’ordre, sont rapprochés les nobles et les bourgeois anoblis : « Le marquis de Mont-d’Or, de Boissy, Chirat, Lacroix de Laval, Beuf de Caris, Jourdan, de Jussieu de Montluel, Imber-Colomès, Palerme de Savy, Loras, Rambaud, Nolhac, le marquis de Regnauld de la Tourette, et Deschamps ». Imber-Colomès, notamment, appartient à l’aristocratie bourgeoise de Lyon. C’est un grand négociant plein d’ambition et d’intrigue, premier échevin de la ville quand s’ouvre la Révolution. A coup sûr, ces hauts bourgeois ont contribué à donner à la noblesse où ils s’incorporaient la notion et le sens des grands intérêts du commerce. Il n’en est pas moins remarquable de voir tous les comtes, barons et marquis du Lyonnais s’associer aussi directement à des revendications économiques aussi précises, et entrer aussi profondément dans les intérêts industriels et marchands de Lyon. Ce qui est frappant surtout, c’est comme ils s’emploient, dans les cahiers mêmes de la noblesse, à organiser la représentation spéciale des intérêts commerciaux. Nulle part, dans la vaste collection des cahiers des États, on ne trouvera une participation aussi décidée de la noblesse à la vie économique.

A Marseille, il est vrai, les nobles consacrent un long paragraphe de leur cahier aux intérêts commerciaux de la cité, mais si on compare ces recommandations très générales et très incertaines aux conclusions si si solides des nobles lyonnais, on verra que la noblesse de Provence n’était point liée, comme celle de Lyon, au mouvement économique de la cité.

Ailleurs, le contraste est bien plus marqué encore. Tandis qu’à Bordeaux, par exemple, le Tiers État, avec une précision et un soin admirables, entre dans le détail des questions de tout ordre : commerce, port, douane, navigation, colonies, code commercial, qui peuvent intéresser Bordeaux, la noblesse de Guyenne ne consacre aux intérêts économiques qu’un paragraphe de quelques lignes à peine, tout à fait vague et tout à fait vide. En Bretagne, c’est pire, et le divorce est complet. Le clergé et la noblesse ont refusé de prendre part à l’élection pour les Etats-Généraux, et ils laissent au Tiers État de Lorient, de Nantes, des autres cités bretonnes le soin de formuler les revendications économiques de la région. S’il y avait eu, comme à Lyon, contact et pénétration de la vieille aristocrate et de la haute bourgeoisie commerciale, cette rupture eut été probablement impossible. Et à Lyon, on dirait que le Tiers État veut s’annexer définitivement et officiellement les activités de la noblesse. Il demande qu’elle puisse commercer sans déroger. Il est infiniment probable qu’elle participait déjà, par des combinaisons variées, à la vie économique de la région. Mais le Tiers État l’invite à une sorte de collaboration publique et déclarée.

Ainsi l’intensité extrême de la vie industrielle et commerciale à Lyon semble créer même entre les ordres antagonistes une solidarité spéciale. Il y a à Lyon une sorte de patriotisme économique, un particularisme vigoureux qui, dans l’enceinte de la cité, rapproche les forces d’ancien régime un peu modernisées et les éléments aristocratiques du nouveau régime bourgeois. De là, dès l’abord, ce vif mouvement de la noblesse qui est comme emportée dans le grand tourbillon des intérêts lyonnais, dans la grande et splendide activité de la haute classe bourgeoise. Mais de là aussi, quand les luttes prolongées et les orages de la Révolution auront menacé la primauté industrielle de Lyon, la possibilité d’une vaste réaction conservatrice, d’une contre-révolution semi-monarchique et semi-bourgeoise qui opposera à la Convention le groupement des plus hautes forces sociales et tout l’orgueil de la cité.

Mais cette même intensité, cette même ardeur de la vie industrielle et marchande qui avait rapproché et presque fondu des éléments de noblesse et des éléments de haute bourgeoisie, dissociait, au contraire, les grands fabricants et les ouvriers. Lyon était, je crois, en 1789, la plus moderne des villes de France, la plus puissamment bourgeoise. Les influences féodales étaient presque nulles : visiblement, c’est sur la production industrielle et marchande seule que reposait toute la cité. Paris n’avait pas ce caractère vigoureux et net. Le voisinage et le séjour fréquent de la cour, la multitude des courtisans ou des clients de la monarchie, la diversité presque infinie des conditions. l’énorme va-et-vient des hommes et des choses, créaient une confusion vaste où la force productrice du Paris bourgeois et ouvrier ne se dégageait pas aussi nettement, aussi brutalement qu’à Lyon. Ici le lien de toute fortune au travail industriel ou au négoce est direct, visible. L’hôtel splendide est l’épanouissement de la fabrique obscure, le côté lumineux du sombre travail obstiné. De plus, toute la vie de Lyon portant sur l’industrie et sur certaines formes d’industries, les moindres vicissitudes économiques, la mode qui varie, un débouché qui se resserre, les oscillations de prix de la matière première et du produit fabriqué, tout retentit d’un coup direct et parfois violent au cœur étroit et profond de la cité. De là, entre les divers intérêts en présence de perpétuels froissements. Les travailleurs lyonnais ne peuvent pas comme ceux de Paris s’évader aux heures de crise, se sauver par la diversité possible des métiers. Ici, c’est dans l’enceinte d’une ou deux grandes industries que sont resserrées les existences et concentrées les passions.

De là l’inquiétude sourde, les heurts et les conflits. Mercier, dans son tableau de Paris, dit qu’à Paris les grèves et les séditions ouvrières sont inconnues, grâce à la douceur des maîtres, et qu’on n’y peut noter, pendant tout le xviiie siècle, des soulèvements comparables à ceux de Tours, de Roanne et de Lyon. L’explication est superficielle. Les maîtres lyonnais n’étaient pas naturellement plus durs que les maîtres parisiens, mais tandis qu’à Paris les passions, les forces, les conflits s’éparpillaient en un champ d’action presque indéterminé, à Lyon, c’était dans une sorte de champ clos que se rencontraient et se heurtaient les intérêts.

Rudes furent souvent les chocs, dans chacune des deux ou trois grandes industries lyonnaises. Dès le début du xvie siècle avait éclaté à Lyon, parmi les compagnons imprimeurs, une vaste grève comparable aux grèves les plus puissantes de notre siècle. M. Hauser, dans son livre sur les Ouvriers du temps passé, en a tracé le dramatique tableau.

1er mai 1539 Grève générale des ouvriers imprimeurs de Lyon (Jaurès HS9)

J’ai tenu à citer cette sorte de manifeste des ouvriers lyonnais, bien qu’il remonte au xvie siècle et précède de beaucoup la Révolution. Car si dès cette époque, dès les commencements du capitalisme, les travailleurs de Lyon élevaient une protestation aussi haute, il est certain que la revendication ouvrière a dû se continuer, secrète et profonde, dans le prolétariat lyonnais. On comprendrait mal l’âme compliquée et obscurément ardente de la grande cité à la veille de la Révolution, si on ne se rappelait pas que déjà depuis près de deux siècles, les ouvriers, en leur vie repliée et dolente, portaient comme un principe de révolte. Aussi bien, et cette fois chez les tisseurs et ouvriers en soieries, le xviiie siècle avait vu aussi éclater de grandes grèves. Ou plutôt le conflit entre la haute bourgeoisie de la grande fabrique et les maîtres ouvriers est à peu près permanent, tantôt sourd, tantôt aigu.

Les 6,000 maîtres-ouvriers qui, aidés de leurs femmes, de leurs compagnons, de leurs apprentis travaillent à façon pour les 400 marchands de la grande fabrique sont en lutte contre ceux-ci. « Ils réclament une justice professionnelle impartiale, un délai suffisant pour produire leurs réclamations, une représentation égale à celle des marchands dans le bureau de la fabrique, le droit de nommer leurs jurés-gardes. Longtemps ils ont lutté pour le maintien de l’ancienne organisation qui leur permettait de vendre directement les étoffes qu’ils fabriquaient, mais depuis que la classe intermédiaire des ouvriers marchands a disparu sous les prohibitions, le débat porte seulement sur les tarifs. » (Voir Maurice Wahl.)

Les ouvriers allèguent que la cherté de la vie est croissante, et ils réclament un relèvement des salaires, des prix de façon. Ils constatent que la loi de l’offre et de la demande qui seule, dès lors, déterminait les salaires, est l’écrasement des faibles. Ils disent très nettement, dans le « Mémoire des électeurs fabricants de soie », « qu’entre des hommes égaux en moyens et en pouvoirs qui, par cette raison, ne peuvent être soumis à la discrétion des uns ni des autres, la liberté ne peut que leur être avantageuse ; mais à l’égard des ouvriers en soie, destitués de tous moyens, dont la subsistance journalière dépend tout entière de leur travail journalier, cette liberté les livre totalement à la merci du fabricant qui peut, sans se nuire, suspendre sa fabrication, et par là réduire l’ouvrier au salaire qu’il lui plaît de fixer, bien instruit que celui-ci, forcé par la loi supérieure du besoin, sera bientôt obligé de se soumettre à celle qu’il veut lui imposer ».

A plusieurs reprises, les maîtres-ouvriers et ouvrières essayèrent par de vastes coalitions de faire échec à ce pouvoir abusif des grands marchands. Malgré l’intervention violente de l’oligarchie consulaire et bourgeoise, qui prohibait les associations de compagnons, « les Sans-Gêne, les Bons-Enfants, les Dévorants, » et qui interdisait tout rassemblement ouvrier, il y eut un grand mouvement en 1744, dans toute la région du Lyonnais et du Forez. D’Argenson note, dans ses Mémoires, qu’à cette date 40,000 ouvriers avaient cessé le travail dans les manufactures de Saint-Étienne.

A Lyon, même soulèvement : désespérés, menacés de répressions brutales et sanglantes, les ouvriers tentaient de fuir vers la Suisse ou vers l’Italie. Mais des cordons de troupes les cernaient : l’émigration ouvrière était refoulée par la force, et les pauvres ouvriers étaient ramenés par les soldats à la manufacture ou au métier comme des forçats fugitifs ramenés au bagne.

L’aristocratie marchande ne se défend pas seulement par la force brutale, par des règlements despotiques et que sanctionne l’autorité royale, elle exproprie les maîtres-ouvriers de leurs faibles droits. Il leur est interdit de travailler pour d’autres que les maîtres marchands : et ils sont à peu près exclus du bureau de la fabrique, sorte de conseil des prudhommes » qui jugeait des différends professionnels.

Avant la grève, les maîtres-ouvriers avaient dans ce bureau 4 délégués sur 8. Après la grève, ils n’en ont plus que 2. Ils sont livrés sans défense à l’arbitraire de la grande fabrique. Cette sorte de coup d’État capitaliste consommé avec la complicité du pouvoir royal surexcita les ouvriers de Lyon. Ils se soulevèrent contre le consulat, s’emparèrent de la ville. Pendant plusieurs jours ils en furent les maîtres et, de maison patronale en maison patronale, obligèrent les marchands à signer un règlement nouveau, et à donner de l’argent pour les ouvriers malades.

Étrange dictature ouvrière qui surgit soudain en pleine servitude d’ancien régime, comme pour annoncer les grands drames sociaux qui succéderont à la Révolution elle-même ! Fantastique éclair qui, des hauteurs orageuses de la Croix-Rousse, va illuminer au loin, par delà la Révolution bourgeoise, l’âpre et vaste terrain de lutte où se déploieront pour une Révolution nouvelle les sombres masses du travail ! Mais éclair fugitif et furtif, bientôt éteint !

Vacillante lueur de colère et de rêve qui ne pouvait guider encore le prolétariat naissant, disséminé dans la nuit ! La conscience ouvrière n’était pas encore un foyer autonome de pensée et de vie : il ne s’échappait d’elle que des étincelles de passion : elles tourbillonnaient un moment dans le vent d’orage, au-dessus de la cité, puis elles retombaient comme une triste cendre mêlée à la poussière stérile des chemins.

Les soldats du roi eurent bientôt raison de l’émeute ; les règlements de dictature ouvrière furent brisés ; deux ouvriers furent pendus, les autres furent accablés de lourdes amendes ; et dans les hautes maisons de la Croix-Rousse, où montaient les brouillards du Rhône, les pauvres lampes des tisseurs se rallumèrent, étoilant la nuit triste de leur cercle fumeux. En 1786, reprise de la lutte. C’est l’émeute « des deux sous ». Les ouvriers demandaient un relèvement du prix des façons, 2 sous par aune pour les étoffes unies, 3 ou 4 sous pour les autres étoffes.

Ils rédigèrent un mémoire très documenté : « Tableau dressé en 1786 du produit de la main d’œuvre des maîtres-ouvriers fabricants en étoffes de soie, pour le montant être ci-après mis en parallèle avec le tableau des dépenses journalières qui forment leurs charges annuelles. » Ils démontraient dans ce mémoire « que l’ouvrier en soie ne pouvait vivre du salaire qu’il obtenait par un travail forcé de dix-huit heures par jour... » Et ils ajoutaient ces fortes paroles, d’une extraordinaire amertume et qui attestent déjà des réflexions profondes sur l’état mécanique où est réduit le travailleur. « Quand on ne considérerait les ouvriers en soie que comme des instruments mécaniques nécessaires à la fabrication des étoffes, ou qu’abstraction faite de leur qualité d’hommes qui doit intéresser à leur sort, on eût l’inhumanité de ne vouloir les traiter que comme des animaux domestiques, que l’on n’entretient et ne conserve que pour les bénéfices que leur travail procure, toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu’on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s’exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leur travail. » Poignant appel, où les travailleurs lyonnais invoquent pour leur protection ce qu’on appellera plus tard la loi d’airain. C’est d’un métal plus dur que leur condition était faite. Presque tous les ouvriers en soie se mirent en grève, et la grève s’étendant aux ouvriers des autres industries, ne tarda pas à devenir générale. Les chapeliers demandent qu’à raison du prix croissant des loyers et des vivres, leur journée soit portée de 32 à 40 sous pour douze heures de travail.

De même, les compagnons et ouvriers maçons, que les entrepreneurs payaient irrégulièrement, tous les trois ou quatre mois, et sans daigner leur faire un compte, réclament le paiement régulier et moins espacé de leurs salaires. Ainsi, le 7 août 1786, à la pointe du jour et sur un mot d’ordre qui coordonnait le mouvement, tous les ouvriers tisseurs en soie, chapeliers, maçons, manœuvres, quittent en masse les ateliers, les manufactures, les chantiers. Ils ne renouvellent pas la manœuvre hardie de 1744 ; ils ne s’emparent pas de la ville. Imitant, au contraire, les plébéiens de Rome, ils se retirent aux Charpennes, et signifient qu’ils ne rentreront à Lyon que lorsque satisfaction leur sera donnée.

Le consulat, sous le coup de la peur, accorde l’augmentation de salaires, mais il donne l’ordre que le travail soit repris, et interdit tout rassemblement de plus de quatre personnes. La troupe fait feu sur le peuple : plusieurs ouvriers sont tués. Deux ouvriers chapeliers, Nerin et Savage, et un ouvrier italien, Diabano, coupables d’avoir voulu passer le pont Morand sans payer le droit de péage, ce même pont Morand ensanglanté sous Louis-Philippe par les répressions bourgeoises, sont pendus. Un bataillon de Royal-Marine et un bataillon d’artillerie, où Bonaparte servait comme lieutenant, s’emparent de Lyon et écrasent la révolte ouvrière.

Les ouvriers fugitifs sont ramenés de force par les soldats à l’atelier ; les accroissements de salaire accordés par le consulat sont révoqués, le maître-ouvrier Denis Monnet est arrêté comme instigateur et organisateur du mouvement. On l’accuse d’avoir rédigé les mémoires et les manifestes et d’avoir prêché la grève. On l’accuse d’avoir écrit « que si la voie de la représentation ne suffisait pas pour obtenir un tarif, il fallait d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun à part soi, faire monter le prix des façons. » Il est détenu plusieurs mois et sauvé par un arrêt d’amnistie qui intervient en septembre.

Je ne crois pas qu’aucune autre ville de France au xviiie siècle offre une agitation sociale aussi véhémente. Il fallait évidemment pour ces premiers mouvements ouvriers, la vaste agglomération lyonnaise. A vrai dire, le mouvement n’était pas purement prolétaire. Les révoltés étaient de tout petits fabricants, travaillant, il est vrai, pour le compte de la grande fabrique et terriblement exploités par elle, mais possédant leur métier et ayant encore au-dessous d’eux les compagnons et les apprentis. C’est ce qu’on peut appeler, d’un terme singulier, mais exact, un prolétariat de fabricants. Et sans doute, ce qui explique cette combativité particulière des travailleurs lyonnais, c’est probablement que tout en étant des prolétaires par la misère, par la dépendance et la précarité de la vie, ils ont en même temps la fierté d’être, eux aussi, « des maîtres ». Ils possédaient leur petit outillage ; ils travaillaient à domicile, mais ils étaient facilement en communication avec tous les autres maîtres-ouvriers. Il y avait donc en eux tout ensemble la passion concentrée de la production solitaire et la force de l’agglomération.

Aussi la classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation ou même par la netteté de certaines formules sociales en avance sur la classe ouvrière du xviiie siècle, et ce serait se méprendre que de croire que la bourgeoisie de l’époque révolutionnaire portait partout, comme à Lyon, le fardeau de la question ouvrière. Au reste, à Lyon même, ces maîtres-ouvriers, si souvent en révolte contre la grande fabrique, se sentent pourtant en quelque mesure solidaires d’elle. Ils veulent lui arracher des concessions, mais ils ne voudraient pas toucher à une puissance de rayonnement industriel dont, en un sens, ils profitent eux-mêmes.

Ils ne portent pas dans leur esprit un type nouveau d’organisation sociale qui leur permette de concilier leur intérêt propre avec la grande activité industrielle. D’ailleurs, ils s’offenseraient et s’effrayeraient sans doute si l’ébranlement révolutionnaire s’étendait aux compagnons et aux apprentis qu’ils ont sous leur discipline. Ainsi, par bien des côtés, ces révoltés sont des conservateurs, quand ils ne sont pas des réactionnaires en regrettant l’ancien régime de petite production et de vente directe qui est inconciliable avec la grande exportation sur le marché du monde.

En tout cas, s’ils sont un élément souffrant et souvent réfractaire du système lyonnais, ils ne forment pas une classe capable de s’opposer à la bourgeoisie. Ils n’ont pas un idéal social déterminé, et tandis qu’en face de l’ancien régime monarchique et féodal, la bourgeoisie, dès lors puissante et consciente, peut dresser son système social et politique, les petits fabricants lyonnais réduits à pousser leur cri de misère et de révolte sont incapables de formuler pour leur propre compte une Révolution ouvrière opposée à la Révolution bourgeoise, ou même distincte de celle-ci. Ainsi s’explique un des phénomènes les plus singuliers et les plus suggestifs que nous offre l’histoire de ce temps. Voilà une ville où depuis deux siècles tressaillent les souffrances ouvrières, où l’antagonisme de la grande fabrique et des petits artisans a été à la fois, si on peut dire, chronique et aigu, et quand commence le grand ébranlement révolutionnaire, quand tout le pays est appelé à parler, à faire la loi, les ouvriers, les petits artisans ne savent que témoigner contre la grande fabrique, contre le capital, une mauvaise humeur impuissante : mais ils ne proposent rien et ne peuvent rien.

Dans les assemblées primaires où étaient nommés les électeurs chargés de choisir les députés aux États-Généraux, le vote, dans les villes, avait lieu par corporation, Or, à Lyon, tandis que pour les autres corporations, comme celles des cordonniers, des tailleurs, des chapeliers, des faiseurs de bas, le vote eut lieu sans difficulté aucune, des conflits assez violents s’élevèrent, au contraire, dans celle des passementiers et surtout dans celle des maîtres marchands et ouvriers fabricants de soie.

Qu’on le remarque bien : les corporations où aucune division ne se produisit sont celles où l’ouvrier était vraiment prolétaire : les ouvriers tailleurs, les ouvriers cordonniers, les ouvriers chapeliers, les ouvriers tisseurs de bas étaient, pour la plupart, de simples salariés, n’ayant d’autre propriété que leurs bras. Ces ouvriers ne se rendirent-ils pas aux réunions électorales ? En furent-ils exclus par le cens électoral qui pourtant, à Lyon, ne s’élevait qu’à 3 livres d’imposition par an ? ou bien, dans l’humble sentiment de leur dépendance, se contentèrent-ils d’opiner comme les maîtres ? En tout cas, ce qui démontre bien qu’il n’y avait pas à cette époque de mouvement vraiment prolétarien, c’est que, dans la ville la plus agitée, à Lyon, c’est dans les corporations où le travail est le plus prolétarisé, qu’il n’y a presque pas de débat, et les orages n’éclatent que dans les corporations de la passementerie et de la soierie, où de petits producteurs, détenteurs et propriétaires de leur métier, sont en lutte contre la grande fabrique. Aux assemblées électorales, celle-ci fut assez malmenée.

Dans les réunions de la passementerie, les grands producteurs ou marchands firent défaut, de peur d’être brutalisés ou débordés. Le prévôt des marchands constate dans son rapport, que l’assemblée des passementiers, qui compta plus de 400 membres, aurait été plus nombreuse encore « si les personnes paisibles et jouissant d’un état honnête n’eussent préféré le parti de s’abstenir de paraître à celui d’être exposées à des désagréments », et M. Maurice Wahl relève dans le même rapport, que sur les cinq délégués choisis par les passementiers, il s’en trouva trois que l’aristocratie bourgeoise du consulat avait exclus en 1782 des fonctions de maîtres-gardes, et qu’elle avait désignés en 1783 comme des factieux. Les syndics demandèrent l’annulation.

« Le même jour, 26 février 1789, avait lieu à la cathédrale de Saint-Jean, la première réunion de la grande fabrique, comprenant « les maîtres marchands fabricants en étoffes d’or, d’argent et de soie, ou maîtres ouvriers fabricants aux dites étoffes ou autres faisant partie de ladite communauté, ayant domicile et faisant le service du guet et garde. Sur environ 400 marchands et 6,000 ouvriers ayant qualité pour assister à l’assemblée, 2,651 étaient présents. Le lendemain le nombre des assistants étaient de 3,300. Les maîtres ouvriers, très malmenés dans les dernières années, voulurent prendre une sorte de revanche. Dans les deux séances des 26 et 27, plusieurs orateurs proposèrent de n’élire ni maîtres marchands ni syndics ou jurés-gardes, tant anciens qu’en exercice. Selon le récit des syndics des maîtres marchands, « lorsque quelques voix s’élevaient en faveur de ceux-ci, elles étaient aussitôt étouffées par les clameurs des maîtres ouvriers, qui forçaient les votants à se rétracter ».

En fait, l’assemblée ne choisit que des maîtres ouvriers, et parmi les 34 élus se trouvaient les militants, ceux qui depuis plusieurs années menaient la lutte contre la grande fabrique et contre l’aristocratie municipale du consulat protectrice du capital. Plusieurs des élus avaient été compris dans les poursuites de 1786, et au premier rang, l’intrépide Denis Mounet, emprisonné en ce moment même comme auteur « de libelles et écrits séditieux ». C’était bien la lutte économique qui se prolongeait sur le terrain politique. La grande fabrique fut effrayée et scandalisée de ce mouvement : au cours même des opérations électorales beaucoup de marchands s’étaient retirés.

Les syndics refusèrent de signer le procès-verbal des opérations, et ils adressèrent à Necker une protestation. « Les maîtres ouvriers, disaient-ils, ont nommé 34 électeurs, les dessinateurs réunis comme artistes au commerce libre ont nommé 2 électeurs par 100 individus : D’où il suit que les maîtres ouvriers, salariés par les maîtres marchands, les dessinateurs qui en reçoivent des appointements, ont leurs représentants, et que les maîtres marchands qui donnent le premier mouvement non seulement au corps de la fabrique, mais à tout le commerce de la seconde ville du royaume, 400 citoyens réunissant en propriétés foncières et mobilières plus de 60 millions n’ont pas de représentants... » Le coup est dur pour la haute bourgeoisie industrielle et marchande de Lyon : au moment même où elle songe à affirmer, contre l’ancien régime décrépit, sa primauté de classe, et où elle va gagner la partie, il semble que les petits artisans veulent prendre sa place à la table du jeu.

La bourgeoisie banquière vient au secours de la haute bourgeoisie marchande et proteste avec elle. « Nous ajouterons, disent-ils. que l’intérêt du commerce exige que la classe des maîtres marchands fabricants ait des représentants en état de rédiger les cahiers de doléances, que cette classe des marchands fabricants est la source qui vivifie le commerce de banques, commission et marchands de soie qui compose la majeure partie du commerce en gros de cette ville. » Et pour revendiquer des représentants bien à elle, la grande fabrique va jusqu’à affirmer que dans l’industrie il y a deux classes, celle des salariés et celle des dirigeants.

Au nom de la grande fabrique, le prévôt des marchands observe expressément « que les maîtres ouvriers sont bornés à fabriquer à tant par aune les matières que leur fournissent les maîtres marchands, que la main-d’œuvre seule est le partage des ouvriers, mais que l’industrie est celui des marchands. Ce sont ceux-ci qui inventent toutes nos belles étoffes et qui, correspondant avec tout l’univers, en font refluer les richesses dans notre ville ». Ainsi, dans cette lutte entre les maîtres ouvriers et la grande fabrique, il y a comme un rudiment, comme un germe confus de la grande lutte prochaine des capitalistes et des prolétaires, et c’est la grande fabrique elle-même qui, pour mieux se distinguer des maîtres ouvriers, les catégorise dans le salariat, dans le prolétariat. C’est la haute bourgeoisie qui, par l’effet de son orgueil, se fait le héraut, la première annonciatrice du futur conflit social.

Mais comme ce mouvement ouvrier ou pseudo-ouvrier est encore impuissant et vain ! Les élections ne furent pas annulées, et ce sont les délégués des maîtres ouvriers qui contribuèrent à la rédaction des cahiers du Tiers-État. Or, et cela est décisif, il n’y a pas dans tous les cahiers un seul mot, un seul trait, où l’on puisse reconnaître la pensée propre des artisans, des maîtres ouvriers. Ce n’est pas qu’ils aient été opprimés par des majorités hostiles si leur pensée eût toujours percé en quelques points.

Mais c’est qu’en dehors de la conception générale bourgeoise, eux-mêmes n’avaient rien à dire. Que pouvaient-ils demander ? Une organisation nouvelle du travail ? Aucun d’eux n’en avait même la plus faible idée. La substitution de la propriété commune à la propriété oligarchique des grands fabricants ou à la propriété morcelée et disséminée des maîtres ouvriers ? Les très rares communistes utopiques du xviiie siècle n’avaient songé qu’à un communisme agraire, et l’industrie leur apparaissait à eux-mêmes comme le champ de l’initiative personnelle et de la propriété individuelle. D’ailleurs les maîtres ouvriers tenaient passionnément à leur autonomie relative et à leur propriété, si dépendante qu’elle fût. Il a fallu près d’un siècle et la croissance des grandes usines mécaniques pour apprendre aux maîtres ouvriers de Lyon, de Roanne et de Saint-Étienne que l’évolution sociale les condamnait inévitablement à devenir des prolétaires : c’est à peine si aujourd’hui même ils commencent à entrevoir l’ordre communiste. Comment l’eussent-ils pu il y a un siècle ?

A défaut de ces grandes transformations sociales, pouvaient-ils demander du moins, avec clarté et fermeté, une législation protectrice limitant leur journée de travail, fixant pour eux un minimum de salaire, leur assurant une absolue liberté de coalition qui leur permette de résister à la grande fabrique sans être frappés comme Denis Mounet ? Ils pouvaient bien à cet égard former des vœux, ils pouvaient bien, par une sorte d’accord local sanctionné par les autorités municipales, tenter d’obtenir une réglementation du travail plus favorable. Mais comment proposer une loi aux États-Généraux ? Comment élargir en problème général un problème qui était encore purement local ? Surtout, comment remuer ces questions, comment ouvrir les ateliers à ces souffles orageux sans susciter la revendication des vrais prolétaires, des pauvres compagnons asservis et exploités ? A ceux-là, les maîtres ouvriers n’auraient voulu accorder ni le droit de coalition ni la limitation légale de la journée de travail ni le minimum de salaires. Aussi les griefs des maîtres ouvriers s’échappaient en plaintes passionnées et en révoltes instinctives sans se fixer en formules réformatrices.

Seule la bourgeoisie était prête à faire la loi, et le néant des revendications des artisans dans le cahier des États-Généraux atteste que même à Lyon la bourgeoisie seule était prête pour une grande action révolutionnaire, mère d’une nouvelle légalité. Comme à Nantes, comme à Bordeaux, comme à Marseille, à Lyon aussi, malgré l’agitation de la petite fabrique, c’est la puissance bourgeoise qui est vraiment dirigeante : c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare.

Barnave, le Dauphiné, la bourgeoisie et l’analyse historique de 1789 (Jaurès HS 11)


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