Ecologie et socialisme : le combat de Chico Mendes pour l’Amazonie

mardi 31 mai 2016.
 

L’écologie serait-elle un « luxe » pour pays développés, une question qui ne concerne que la population aisée du monde industrialisée ? Un minimum d’attention à ce qui se passe dans les pays du Sud suffirait pour tordre le cou à ce lieu commun de la pensée conforme. On assiste bel et bien, parmi les paysans, les communautés indigènes, les populations urbaines marginalisées du Tiers Monde à des luttes importantes pour la défense de l’environnement, d’autant plus nécessaires que c’est vers la périphérie du système que sont exportées les formes de production les plus brutalement destructrices de la nature et de la santé des populations. Peu importe si les mobilisations contre la pollution de l’eau, les luttes en défense des forêts ou les résistances aux activités nuisibles des industries chimiques se font ou non au nom de l’« écologie » - terme que ne connaissent pas la plupart des acteurs populaires engagés dans ces mouvements ; l’essentiel c’est que ces luttes ont lieu, et qu’elles touchent à des questions de vie ou de mort pour les populations concernées.

Parmi les multiples manifestations de cette « écologie des pauvres », un mouvement apparaît comme particulièrement exemplaire, par sa portée à la fois sociale et écologique, locale et planétaire, « rouge » et « verte » : le combat de Chico Mendes et de la Coalition des Peuples de la Forêt en défense de l’Amazonie brésilienne, contre l’oeuvre destructrice des grands propriétaires fonciers et de l’agrobusiness multinational. Chico, qui a payé avec sa vie son action pour la cause des peuples amazoniens, est devenu une figure légendaire, un héros du peuple brésilien. Toutefois, le traitement médiatique de son histoire tend à occulter la radicalité sociale et politique de son combat. Il existent aussi des tentatives malheureuses de « couper une moitié » de son héritage politique : des écologistes réconciliés avec le capitalisme « oublient » son engagement socialiste, tandis que des socialistes arriérés nient le dimension écologique de sa lutte.

Francisco Alves Mendes Filho, né le 15 décembre 1944 à Xapuri, en Amazonie , s’est formé d’abord dans la culture chrétienne libérationniste des communautés ecclésiales de base brésiliennes ; c’est au cours des années 1960 qu’il découvre le marxisme, grâce à un vétéran communiste, Euclides Fernandes Tavora ; lieutenant partisan de Luis Carlos Prestes, Tavora a participé au soulèvement « rouge » de 1935, ce qui lui a coûté des années de prison et, plus tard, d’exil en Bolivie ; revenu clandestinement au Brésil il s’était établi dans la forêt amazonienne, à la frontière de l’Etat brésilien de l’Acre avec la Bolivie. Cet apprentissage marxiste a eu une influence décisive dans la formation des idées politiques de Chico Mendes : selon ses propres mots, la rencontre avec Tavora « a été une très grande aide et une des raisons pour lesquelles je suis dans cette lutte. D’autres camarades, malheureusement, n’ont pas eu, à cette époque, le privilège de recevoir une orientation aussi importante pour leur avenir comme celle que j’ai eu. » (1)

Chico Mendes travaille comme seringueiro, ces paysans qui récoltent, artisanalement, le latex de l’arbre à caoutchouc amazonien. En 1975 il fonde, avec le syndicaliste Wilson Pinheiro, le syndicat des travailleurs ruraux de Basiléia et, deux ans après, le syndicat des travailleurs ruraux de Xapuri, sa ville natale. Cette même année, il est élu conseilleur municipal par le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), l’opposition - tolérée- au régime militaire, mais il se rend compte, assez rapidement, que ce parti n’est pas solidaire avec ses luttes. C’est à cette époque qu’il va inaugurer, avec ses camarades du syndicat, une forme de lutte non-violente inédite dans le monde : les célèbres « blocages » (empates : le mot brésilien signifie littéralement « jeu à égalité »). Ce sont des centaines de seringueiros, avec leurs femmes et leur enfants, qui se donnent les mains et affrontent, sans armes, les bulldozers des grandes entreprises intéressées à la déforestation. Parfois les travailleurs étaient vaincus, mais souvent ils réussirent à arrêter, avec leurs mains nues, les tracteurs, bulldozers et scies électriques des destructeurs de la forêt, gagnant parfois l’adhésion des employés chargés de mettre à bas les arbres. Les ennemis des seringueiros sont les latifundistes, l’agro-négoce, les entreprises de l’industrie du bois, qui veulent commercialiser les essences les plus chères, ou les éleveurs, qui veulent planter de l’herbe à la place des arbres abattus, pour élever du bétail destiné à l’exportation (Mac Donald !). Un ennemi puissant, qui compte avec son bras politique, l’UDR (« Union Démocratique Ruraliste »), son bras armé, les pistoleiros (hommes de main, mercenaires), et des innombrables complicités dans la Police, la Justice et les gouvernements (locaux, provinciaux et fédéral).

C’est à partir de cette époque que Chico commencer à recevoir les premières menaces de mort ; peu après, son camarade de luttes Wilson Pinheiro sera assassiné. Pour venger ce crime qui, comme d’habitude, est resté impuni, un groupe de travailleurs a décidé de prendre la justice dans ces mains en exécutant le propriétaire foncier qui avait donné l’ordre de tuer leur dirigeant syndical. (2) A la demande des latifundistes de la région, qui tentent de le mêler à cet incident, Chico Mendes est inculpé par le régime militaire, au nom de la Loi de Sécurité Nationale. A plusieurs reprises, en 1980 et 1982 il sera emprisonné et traîné devant des Tribunaux Militaires, accusé d’« incitation à la violence », mais finit par être absout, par manque de preuves.

Au cours de ces premières années de son activité syndicale, Chico Mendes, socialiste convaincu, militait dans les rangs du Parti Communiste du Brésil, une scission maoïste du PCB prosoviétique. Déçu par ce parti, qui, selon son témoignage, au moment da la lutte « se cachait derrière des rideaux » (3), il va adhérer en 1979-80 au nouveau Parti des Travailleurs, fondé par Lula et ses camarades, au sein duquel il se ralliera à l’aile gauche, socialiste. Sa tentative d’être élu député local par le PT en 1982 a échoué, ce qui n’est pas étonnant, considérant la faible base électorale du parti pendant ces premières années. En 1985 il organise, avec ses camarades syndicalistes, la Rencontre Nationale des Seringueiros, qui va fonder le Conseil National des Seringueiros ; sa lutte reçoit le soutien du PT, de la Pastorale de la Terre, de la CUT (Centrale Syndicale) et du MST (Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre) qui était justement en train de se constituer à cette époque.

Bientôt le combat des seringueiros et autres travailleurs qui vivent de l’extraction (châtaigne, jute, noix de babaçu) pour défendre la forêt va converger avec d’autres groupes de paysans et surtout avec les communautés indigènes, donnant lieu à la fondation de l’Alliance des Peuples de la Forêt. Pour la première fois des seringueiros et des indigènes, qui si souvent s’étaient affrontés dans le passé ont uni leur forces contre l’ennemi commun : le latifundium, le capitalisme agricole destructeur de la forêt. Chico Mendes a défini avec passion l’enjeu de cette alliance : « Plus jamais un de nos camarades va faire couler le sang de l’autre, ensemble nous pouvons défendre la nature qui est le lieu où nos gens ont appris à vivre, à élever leurs enfants, et à développer leur capacités, dans une pensée en harmonie avec la nature, avec l’environnement et avec tous les êtres qui habitent ici ». (4)

Comme l’on voit, Chico Mendes était parfaitement conscient de la dimension écologique de cette lutte ; il se rendait compte aussi que le combat pour l’Amazonie intéressait non seulement les populations locales, mais toute l’humanité, qui a besoin de la forêt tropicale, le « poumon vert de la planète » :

« Nous avons découvert que pour garantir l’avenir de l’Amazonie, il fallait créer une réserve uniquement destinée à l’extraction , en préservant ainsi la forêt. (...) Nous, les seringueiros, nous comprenons que l’Amazonie ne peux pas devenir un sanctuaire intouchable. D’autre part, nous comprenons aussi qu’il est urgent d’empêcher la déforestation qui menace l’Amazonie et donc menace même la vie de tous les peuples de la planète ». (...)

« Que voulons nous avec une réserve d’extraction ? Que les terres appartiennent à la République et que leur usufruit soit réservé aux seringueiros et aux autres travailleurs de l’extraction qui habitent sur elles. » (5)

La solution proposée, une espèce de réforme agraire adaptée aux conditions de l’Amazonie, est d’inspiration socialiste, dans la mesure où elle est fondée sur la propriété publique de la terre, et son usufruit par les travailleurs. Elle est aussi écologique, un terme dont Chico apprend la signification à cette époque ; s’adressant à sa camarade de luttes Marina Silva, il lui explique : « Ma vieille, ce truc que nous faisons ici c’est de l’écologie. Je viens de le découvrir lors de mon voyage à Rio de Janeiro ». (6)

En 1987, des organisations environnementalistes nord-américaines invitent Chico Mendes à venir témoigner lors d’une réunion de la Banque Interaméricaine de Développement ; sans hésitation, il explique que la déforestation de l’Amazonie est le résultat de projets financés par les banques internationales. C’est à partir de ce moment qu’il devient internationalement connu, recevant, peu après, le Prix Ecologique « Global 500 » des Nations Unies. Son combat était devenu un symbole de la mobilisation planétaire pour sauver la dernière grande forêt tropicale du monde, et des écologistes du monde entier se solidarisaient avec lui.

Pragmatique, homme de terrain et d’action plutôt que théoricien, préoccupé avec des questions pratiques et concrètes - alphabétisation, formation de coopératives de production, recherche d’alternatives économiques viables - Chico était aussi un rêveur et un utopiste, au sens noble et révolutionnaire du mot. Il est impossible de lire sans émotion le testament socialiste et internationaliste qu’il a laissé aux générations futures, publié après sa mort dans une brochure du syndicat de Xapuri et de la CUT :

« Attention, jeune de l’avenir :

« 6 septembre de l’an 2120, anniversaire du premier centenaire de la révolution socialiste mondiale, qui a unifié tous les peuples de la planète, dans un seul idéal et une seule pensée d’unité socialiste, et qui a mis fin à tous les ennemis de la nouvelle société.

« Ne restent ici que le souvenir d’un triste passé de douleur, souffrance et mort.

« Excusez-moi. Je rêvais quand j’ai décrit ces événements que je ne verrais pas moi-même. Mais j’ai le plaisir d’avoir rêvé ». (7)

En 1988 la Rencontre Nationale de la CUT approuve la thèse présentée par Chico Mendes au nom du Conseil National des Seringueiros, sous le titre : « Défense de la Nature et des Peuples de la Forêt », qui présente, entre ses revendications, l’exigence suivante, à la fois écologique et sociale : « pour l’immédiate expropriation des seringais (plantations de caoutchouc) en conflit au profit des communautés fondées sur l’extraction (assentamentos extrativistas) de façon à ne pas agresser la nature et la culture des peuples de la forêt, en permettant l’utilisation soutenable des ressources naturelles, grâce à l’utilisation de technologies développées depuis des siècles par les peuples qui vivent de l’extraction en Amazonie ». (8) Il obtient à cette époque deux victoires importantes : l’établissement des premières réserves d’extraction crées dans l’Etat de l’Acre (Amazonie), et l’expropriation des terres du Seringal Cachoeira, appartenant au latifundiste Darly Alves da Silva, à Xapuri. Chico attribuait une grande portée à cette conquête : « La chose la plus importante pour stimuler la continuité de ce mouvement a été la victoire des seringueiros de Cachoeira. Cette victoire a eu un impact positif sur toute la région, puisque les seringueiros savaient qu’ils luttaient contre le groupe le plus fort, et ses bandes d’assassins sanguinaires. Les seringueiros étaient conscients qu’ils luttaient contre un escadron de la mort et même ainsi ils n’ont pas eu peur. Il y a eu des jours ou nous avons eu 400 seringueiros rassemblés (...) dans des piquets au milieu de la forêt (...) ». (9)

Pour l’oligarchie rurale, qui a, depuis des siècles, l’habitude d’ « éliminer » - en toute impunité - ceux qui osent organiser les travailleurs pour se battre contre le latifundium, il était « un gars marqué pour la mort ». Peu après, en décembre 1988, Chico Mendes est assassiné, devant sa propre maison, par des tueurs à gages au service du clan des propriétaires fonciers Alves da Silva .

Par sa capacité d’associer inséparablement socialisme et écologie, réforme agraire et défense de l’Amazonie, luttes paysannes et luttes indigènes, la survivance de humbles populations locales et la protection d’un patrimoine de l’humanité - la dernière grande forêt tropicale non encore détruite par le « progrès » capitaliste - le combat de Chico Mendes est un mouvement exemplaire, qui continuera à inspirer des nouvelles luttes, non seulement au Brésil mais aussi dans d’autres pays et continents.

Aujourd’hui, au début de 2005, la lutte des seringueiros continue, avec des hauts et des bas. Le maire de Xapuri et le gouverneur de l’Etat du Acre appartiennent au PT et tentent d’affronter le pouvoir de l’oligarchie. Mais les tueurs à gage agissant pour le compte des propriétaires fonciers continuent à agir, comme le montre spectaculairement le récent assassinat de la missionnaire nord-américaine Dorothy Stang, bien connue pour son engagement pour la lutte des paysans sans terre dans la région amazonienne. Marina Silva est maintenant Ministre de l’Environnement dans le gouvernement de Lula, où elle tente de promouvoir des mesures de protection de la forêt - mais n’a pas pu empêcher la légalisation, par son gouvernement, de la soja transgénique imposée par la multinationale Monsanto.

Plutôt que dans des partis ou des administrations, l’héritage de Chico Mendes est présent dans les luttes des seringueiros et des indigènes, dans la mobilisation des paysans pour la reforme agraire - et contre les OGM - et dans la convergence entre écologie et socialisme qui commence à prendre forme, non seulement dans des petits réseaux militants, mais aussi dans le plus important mouvement social du Brésil, le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre. Lors de la célébration de son 20e anniversaire le MST a organisé un séminaire international à Rio (juillet 2004) sur les « Dilemmes de l’Humanité ». Dans la brochure de présentation de la Conférence nous trouvons un résumé du point de vue du mouvement, de son utopie sociale, de son « rêve aux yeux ouverts » (pour utiliser une expression d’Ernst Bloch) : « un monde égalitaire, qui socialise ses richesses matérielles et culturelles. » Dans le même document nous trouvons un diagnostique sans illusions de la réalité actuelle : « Le monde se trouve à ce point dégradé qu’il ne s’agit plus de penser des stratégies pour le faire ‘revenir à son axe’, mais plutôt de construire un chemin nouveau, fondé sur l’égalité entre les êtres humains et sur des principes écologiques ». Un chemin nouveau, égalitaire et écologique, socialisant les richesses : je pense que Chico Mendes se reconnaîtrait dans ce programme.

LOWY Michael

* Publié dans la revue « Critique communiste » n° 177 d’octobre 2005.


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