Communards : portraits de véritables immortels !

vendredi 15 avril 2016.
 

L’Humanité a publié un excellent numéro Hors série intitulé "Portraits de communards" dont nous conseillons l’achat (5 euros). Il est composé d’articles retraçant la vie et les combats des principales personnalités de la Commune (printemps 1871). Nous avons attendu cinq ans avant de mettre en ligne ces textes ci-dessous par respect pour un tel travail. A présent, nous considérons qu’ils peuvent servir de base de référence pour nos lecteurs.

Après quelques liens vers des articles de notre site sur ce sujet, nous reprenons ces portraits.

Les communards dont nous traçons les portraits dans ce hors-série témoignent de la diversité des femmes et des hommes qui sont réunis durant quelque mois de l’année 1871 pour se lancer, selon l’expression, « à l’assaut de ciel ». Certains venaient des campagnes vers la ville, d’autre incarnaient cette classe ouvrière rebelle qui lançait révolution sur la révolution sur le pavé de Paris. Des grands noms de l’art croisaient le peuple des gazettes, journalistes ou imprimeurs, qui tentait de diffuser une autre voix que celle de l’Empire et de la finance. Républicains qui ne renonçaient pas aux grandes secousses de 1789 et de 1793, socialistes utopiques, communistes partisans de l’internationale, jacobins, blanquistes…ils vont, soixante-douze jours durant, inventer un autre monde, une nouvelle démocratie, une liberté formidable.

Charles Beslay (1795-1878) Le rôle controversé du naïf bourgeois de la Commune

par Pierre Duquesne

Au pire, il fut un des principaux responsables de la défaite de la Commune. Au mieux, il fut un naïf voulant concilier l’inconciliable  : le capital et le travail, la Commune et la banque.

Rue après rue, exécutions après exécutions, obus après obus, le temps des cerises s’évanouissait dans des barricades fumantes, en ce 27 mai 1871. La Commune de Paris mourait  ; Charles Beslay lui survivait. À soixante-seize ans, le doyen des communards regardait de sa fenêtre passer la féroce répression des versaillais, reclus, depuis le début de la semaine sanglante, sous les ors de la Banque de France  !

Jusqu’au bout, le «  père Beslay  », ironisa Lissagaray, a été un «  défenseur de la forteresse capitaliste  ». L’attaque, sévère et définitive, ne s’abat pas sur cet homme simplement parce qu’il est «  né du bon côté de la vie, celui des privilégiés, de la santé, de la sécurité, de ceux qui en ont encore pour longtemps à vivre  » (1). Ni parce que ce fils de député fut envoyé dès son plus jeune âge à Londres dans le but d’apprendre le sens des affaires, avant d’être candidat à l’offre de soumission de la première ligne de chemin de fer, tête de pont du capitalisme triomphant. Encore moins parce que ce notable dont la devise était «  honneur et profit  » acheva une partie de la construction du canal de Nantes à Brest, au cours de laquelle il calma une insurrection ouvrière, et qui lui permis d’être élu député en 1830. Avec la fortune amassée, il fonda un atelier de construction de chaudières de locomotives à Paris, rue Popincourt, où il eut jusqu’à deux cents ouvriers à ses ordres.

Beslay était certes bourgeois, mais il était dévoué à la Commune (2). Ancien inspecteur du travail des enfants, passionné par la question sociale, ce républicain qui militait pour donner plus de place aux classes laborieuses et déshéritées évolua pas à pas vers le socialisme. Membre de l’Internationale peu après sa fondation, délégué auprès du comité central républicain des vingt arrondissements, il a signé le texte de l’Affiche rouge placardée dans Paris le 6 janvier 1871 pour appeler à la constitution de la Commune de Paris. Ce patriarche a été élu représentant à la Commune dans le 6e arrondissement de Paris sans même être candidat. À peine avait-il prononcé, privilège de l’âge, le discours inaugural de la Commune à l’hôtel de ville qu’il fut nommé délégué à la banque. Ancien patron d’industrie, Beslay était bien placé pour épauler Jourde et Varlin au conseil des finances. Rares étaient ceux, chez les communeux, à s’être penchés sur le système bancaire comme ce Breton qui conseilla de nombreuses associations ouvrières sous l’Empire. Après la faillite de son usine, en 1851, Beslay s’efforça, en vain, de créer une banque d’escompte appliquant les théories de Proudhon, dont il devint l’ami proche, et plus tard, l’exécuteur testamentaire.

Son rôle de mars à mai 1871 suscita toutefois la controverse. Véritable tampon entre l’Hôtel de Ville et la Banque de France, il insiste auprès du sous-gouverneur de la banque, toujours aux ordres de Versailles, pour obtenir les liquidités nécessaires au paiement des services de la ville de Paris et au versement de la solde des bataillons de la garde nationale. D’un autre côté, il refuse que la banque soit privée du bataillon spécial qui lui est affecté et s’oppose, écharpe rouge d’élu de la Commune en bandoulière, aux perquisitions de la banque qui, d’après le délégué à la guerre, Paul Grousset, «  recèle un dépôt clandestin d’armes à tir rapide et constitue le véritable quartier général de la réaction au cœur de la Commune  ». «  Il fallait à tout prix que la banque restât debout  », écrit-il dans la Vérité sur la Commune. S’emparer des 889 millions restant dans les coffres-forts aurait conduit, selon lui, à l’impression de nouveaux billets par Versailles et aurait transformé ceux de Paris en véritables assignats, sans aucune valeur.

D’où la philippique de Lissagaray adressée à Charles Beslay. «  La forteresse capitaliste n’avait pas à Versailles de défenseurs plus acharnés, écrit-il dans son Histoire de la Commune de Paris. Les membres du Conseil dans leur comportement enfantin ne voyaient pas les vrais otages qui crevaient les yeux  : la Banque, l’enregistrement et les domaines, la Caisse des dépôts et des consignations. Par là, on tenait les glandes génitales de la bourgeoisie, on pouvait rire de ses expériences, de ses canons, sans exposer un homme (…). Toutes les insurrections sérieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi  : la caisse. La Commune est la seule qui a refusé.  » Dans ses lettres à Kugelmann, Marx n’est pas moins tendre  : «  À elle seule, la réquisition de la Banque de France eût mis un terme décisif aux fanfaronnades versaillaises.  »

La condamnation la plus terrible de Charles Beslay vint de Versailles, qui lui accorda un laissez-passer pour la Suisse pour avoir épargné la banque, puis du 17e conseil de guerre qui prononça un non-lieu. Coupable de la défaite de l’insurrection, il devenait officiellement traître à la Commune. Continuant de clamer sa fidélité à la Commune, Charles Beslay refuse de revenir en France, et reste «  exilé volontaire  » à Neuchâtel.

Réquisitionner la Banque de France n’avait pas été une seconde envisagé par cet internationaliste qui, s’il était présenté comme un disciple de Proudhon, ne partageait pas avec lui l’idée de supprimer les banques. Charles Beslay, qui se définissait comme un «  socialiste libéral  » (3), croyait à une association du travail et du capital. «  Le capital représente la production accumulée et réalisée, le travail représente la production dans sa phase d’enfantement. Et ces deux enfants d’une même souche ne pourraient s’entendre  ?  »

Loin d’être une révolution socialiste, la Commune de Paris était tout au plus, pour ce Breton républicain, une révolution décentralisatrice parachevant la République jacobine de 1793. «  L’affranchissement de la Commune de Paris, c’est, n’en doutons pas, l’affranchissement de toutes les communes de la République, a-t-il déclaré lors de sa proclamation. La Commune s’occupera de ce qui est local. Le département s’occupera de ce qui est régional. Le gouvernement s’occupera de ce qui est national.  » En préservant la Banque de France, analysera Louise Michel, le «  naïf  » Beslay s’est trompé en croyant «  garder la fortune de la France  ». Peut-être aussi que cet homme, libéral sous la Restauration, député républicain en 1848, devenu socialiste sous Napoléon III, n’était-il pas assez mûr, à soixante-seize ans, pour faire basculer le vieux monde…

(1) Mes souvenirs 1830-1848-1870, Charles Beslay.

(2) Charles Beslay, le Bourgeois de la Commune 
(1795-1878), Philippe Richer, Éditions Dittmar.

(3) La Vérité sur la Commune, Charles Beslay, 1877.

Pierre Duquesne

Jean-Baptiste Clément (1836-1903). Soif de revanche, faim de futur

« Quand on parle au peuple qui ne connaît pas très bien son Bescherelle, il faut se servir de mots connus », encourageait le plus célèbre chansonnier avant la Commune.

Sauf des mouchards et des gendarmes

On ne voit plus par les chemins

Que des vieillards tristes aux larmes

Des veuves et des orphelins.

Paris suinte la misère,

Les heureux même sont tremblants,

La mode est au conseil de guerre

Et les pavés sont tout sanglants.

La nuit est tombée sur la Commune. Au quai de la Rapée, de la mansarde où il se terre entre le 29 mai et le 10 août 1871, Jean-Baptiste Clément n’en peut plus. Tous les soirs, ces arrestations, ces cris de femmes, d’enfants, la mitraille ordinaire, obscènes feux de la réaction qui fête sa victoire. Dans Paris, le vieux monde des versaillais arrache le cœur du nouveau. « J’en éprouvais plus de colère et de douleur que je n’en avais ressenties pendant les longs jours de la lutte », glisse-t-il plus tard. Pour le citoyen Clément qui en fera une chanson, la Semaine sanglante dure encore des mois, pas comme le Temps des cerises, si fugace à la fin mai, ce temps qu’il avait rimaillé déjà, en 1866 exactement, avec le succès qu’on connaît encore cent cinquante ans plus tard. C’est de ce temps-là qu’il garde au cœur, Jean-Baptiste, une plaie ouverte.

Oui mais…

Ça branle dans le manche.

Ces mauvais jours-là finiront.

Et gare à la revanche

Quand tous les pauvres s’y mettront  !

Toute sa vie, Clément aura cherché à hâter la fin de ces mauvais jours-là. Avant même la Commune, installé sur la butte Montmartre, le jeune homme prend le parti des sérénades rustiques et de la poésie bucolique, mais souvent, même dans ces « chansons du morceau de pain » comme il les désigne, c’est le refrain de la révolution qui survient. « Comme en Quatre-vingt-neuf/le peuple est au supplice/On n’a rien fait pour lui/Au nom de la justice/il est temps aujourd’hui/que les serfs des usines/de la terre et des mines/aient leur Quatre-vingt-neuf », gazouille-t-il, par exemple, au milieu des années 1860. Pour Jean-Baptiste Clément, les ritournelles sont comme de « vaillantes insurgées » qui doivent « aller réveiller les cœurs endormis de tant de femmes outragées et de tant d’hommes trop soumis ».

« Non seulement jusqu’ici le peuple n’a jamais travaillé pour lui, mais encore il a toujours chanté pour les autres, observera-t-il ensuite. Il est temps qu’il ait enfin ses chansons et qu’il ne chante plus que les siennes. » Cette conception propagandiste, de plus en plus affirmée dans ses chansons comme dans ses articles pour les journaux, lui vaut, évidemment, les foudres des messieurs de la censure impériale. Les amendes et les condamnations pleuvent  : le poète s’y soustrait, à plusieurs reprises, en s’exilant à Bruxelles, mais il finit par être arrêté en mars 1870, condamné à un an de prison au total pour « provocation à commettre des crimes » et écroué à Sainte-Pélagie.

Peu friand, dans ses écrits tout au long de sa vie, des controverses qui agitent le mouvement ouvrier naissant, guère porté sur l’économie politique – il raillera fréquemment les intellectuels, craignant que, avec leurs doctrines, ils ne deviennent de nouveaux « directeurs de conscience » –, Jean-Baptiste Clément, libéré en septembre 1870 et élu ensuite représentant de Montmartre au comité central de la Commune, s’occupera avant tout du ravitaillement, de la paie des fédérés, des opérations de police contre les espions versaillais. Il ira jusqu’au bout, jusqu’aux dernières cartouches tirées sur l’ultime barricade rue de la Fontaine-au-Roi, le 28 mai 1871, avec le bataillon du désespoir » – selon sa terrible expression – qui avait « l’intention bien arrêtée d’aller finir en plein Paris ».

Quelques années plus tard, après un long exil à Londres, puis l’amnistie en France, le chansonnier repart à la charge. « Il faut qu’au jour de la bataille sociale, on sache bien qu’on expose sa vie, non seulement pour faire triompher telle ou telle devise, mais surtout pour conquérir son droit à l’existence, écrit-il dans son brûlot mi-amer mi-piquant la Revanche des communeux (publié en 1886). Il ne suffit pas – et juin 1848, et mai 1871 nous en ont donné la preuve – d’avoir le cerveau bourré d’excellents arguments, de projets et de solutions plus ou moins économiques  ; il ne suffit même pas d’être armé jusqu’aux dents, d’avoir à sa disposition des arsenaux, des canons, des mitrailleuses et des munitions, si l’on manque du sens pratique de la révolution. »

Pour Clément, tout le programme tient là. Pendant des années, mandaté par le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane, il ira donc dans les campagnes et surtout les usines, promener le drapeau de la Commune, convertir les prolétaires aux idées d’émancipation, allumer les étincelles de la révolution sociale. C’est dans le département des Ardennes que son action inlassable aura le plus marqué les esprits  : entre 1885 et 1893, il participe aux grèves dans les grosses boutiques de la vallée de la Meuse et aide à la création des chambres syndicales chez les métallos et les ardoisiers. À cette époque, il édite une série de libelles intitulés Questions sociales à la portée de tous. « N’étant pas un doctrinaire, et voulant surtout faire œuvre de propagandiste en restant à la portée de tous par une forme simple, humaine, persuasive, reposant sur des arguments sérieux et des preuves irréfutables, je fais appel aux citoyens dévoués, écrit-il, et je leur demande de m’aider à propager ces brochures parmi nos camarades de travail, à qui nous ne saurions trop répéter  : qu’ils ne sont aux prises avec la misère que parce qu’ils sont victimes des injustices sociales, et qu’il ne tient qu’à eux de les faire disparaître. »

En janvier 1903, un mois avant de disparaître, harassé par des décennies de privations, Jean-Baptiste Clément s’exprime une dernière fois dans la Petite République dirigée par Jaurès. « Si certaine circonstance ne me retenait à Paris, c’était mon rêve de terminer ma vie en m’allant de village en village, la canne à la main, sur le dos mon bissac bourré de brochures, faisant partout sur mon passage une causerie dans l’arrière-boutique d’un cabaret, dans un préau d’école, ou dans la salle d’une mairie, quand on me l’aurait accordée, et cela le soir, dans la journée, avec le premier coup de cloche annonçant les vêpres. […] Je n’aurais rien demandé au gouvernement, si ce n’est de ne pas être arrêté ni condamné comme vagabond. »

Oui mais…

Ça branle dans le manche…

Thomas Lemahieu

Gustave Courbet (1819-1877) fait abattre la colonne Vendôme le 16 mai 1871

LOUIS-SIMON DEREURE (1838-1900) Un artisan qui incarne un tour de force pour son époque

Cordonnier, membre de la Ire Internationale, élu de la Commune de Paris, Louis-Simon Dereure a mis toute son expérience de militant au service de la rébellion contre Thiers

Pour ce fils d’artisan, né en 1838 à Lapalisse, dans l’Allier (patrie du célèbre maréchal de François Ier à qui l’on attribue l’invention des « lapalissades »), l’époque est une lutte permanente – pour lui-même et pour les autres. Sa force : le goût de l’égalité et de la justice – une spécialité locale si l’on veut, la petite ville du centre de la France reste célèbre dans l’histoire du bas Moyen Âge pour ses révoltes de gabelous. Dereure n’a que treize ans quand les Lapalissois se soulèvent contre le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et prennent le contrôle de la mairie et de la gendarmerie. Première insurrection et premier échec auquel ce fils d’artisan assiste de loin : le pouvoir central ne mettra pas longtemps à mater la révolte. Ayant appris le métier de cordonnier auprès de son père, Louis-Simon Dereure quitte l’Auvergne au début des années 1860, et s’installe à Paris en 1863.

Le jeune homme, qui lit beaucoup, est révolté par les conditions d’existence des plus pauvres, des ouvriers, des petits commerçants et artisans parisiens. Il fonde très vite une chambre syndicale et rencontre les militants de la Ire Internationale – à l’époque l’Association internationale des travailleurs – auprès desquels il trouve de quoi stimuler sa révolte et sa réflexion. À l’époque, comme lui, la majorité de ses membres est issue de l’artisanat plutôt que du prolétariat ouvrier. Les conditions de réunion sont difficiles, le Second Empire ne s’ouvre que très progressivement.

Au milieu des années 1860, cependant, le mouvement prend de l’ampleur. Les échanges se multiplient avec les trade unions britanniques, et aboutissent à des déclarations d’intention communes – des ambitions égalitaires universalistes. Karl Marx les rédige : le mouvement internationaliste est né. Dès le début, Louis-Simon Dereure s’investit dans les débats. Dès l’origine, il est plus proche des thèses marxiennes que de celles de Bakounine – dont l’influence est pourtant très grande à cette époque, avant son exclusion en 1872. Deux ans plus tard, Dereure votera cette dernière, peu tenté par l’anarchisme, et lui préférant de loin le combat démocratique. À l’occasion du quatrième congrès de Bâle en 1869, le cordonnier parisien se fait remarquer par ses camarades, mais également par la police du Second Empire qui préfère prévenir que guérir. En 1870, juste avant le déclenchement de la guerre contre la Prusse, il est condamné à trois ans d’emprisonnement pour atteinte à la sûreté de l’État.

La défaite de Sedan et la proclamation de la République en septembre aboutissent à sa libération immédiate. Dans la débâcle du régime impérial, alors que les Prussiens encerclent Paris, l’occasion est trop belle. Dès lors, l’histoire de Louis-Simon Dereure se confond avec celle de la Commune. Le plus saisissant concernant ces quelques mois, au tournant des années 1870-1871, en effet, c’est la faculté de Dereure à se démultiplier, à intervenir partout, à être au coeur de l’action. Inlassablement, ce célibataire discret met toute son énergie et toute son expérience de militant au service de la Commune. Pendant le siège de la ville, alors que Thiers négocie avec l’ennemi, il participe au soulèvement populaire du 31 octobre qui aboutit à la démission d’Arago.

Dans le 18e arrondissement, il se présente aux suffrages des électeurs, avec Georges Clemenceau. Ce dernier est élu maire – et le choisit comme adjoint. En janvier, alors que le gouvernement de la Défense nationale envisage la capitulation, Louis-Simon Dereure est, une fois encore, parmi les révoltés qui manifestent devant l’hôtel de ville. Pendant les semaines qui suivent, il n’a de cesse d’encourager les Parisiens à la rébellion – et à rompre avec le gouvernement de Thiers. En mars, Paris se soulève.

En première ligne, comme toujours, Dereure se présente aux élections du conseil de la Commune à Montmartre. Il est élu en troisième position et devient délégué à la commission « subsistances ». Une commission particulièrement importante puisqu’il s’agit de l’approvisionnement de la ville à nouveau assiégée – cette fois-ci par les versaillais. En avril, il est délégué à la commission « justice », puis devient en mai commissaire civil auprès du général Jaroslaw Dombrowski, chargé de la défense de Paris. Infatigable, alors que le plus grand désordre s’installe, c’est lui qui assume souvent, de fait, la charge de maire de Montmartre.

La Semaine sanglante le verra combattre et risquer sa vie, de barricade en barricade, et n’échapper que de très peu à la vindicte versaillaise. Comme d’autres, il choisit l’exil. Il trouve refuge en Suisse, où ses camarades militants de la Ire Internationale le recueillent. Traqué par le gouvernement de Thiers, Louis-Simon Dereure choisit cependant très vite de mettre un océan entre lui et ses poursuivants. Dès la fin de l’année 1871, il s’établit à New York – qui deviendra le nouveau siège de la Ire Internationale l’année suivante. Condamné à mort par contumace en 1873, il attendra 1880 pour retourner en France à la faveur de l’amnistie générale. Il s’occupe entre-temps à ses activités militantes et politiques, se fait élire au conseil de l’Internationale et assiste, impuissant, à la dislocation progressive de celle-ci.

En France, il redevient cordonnier. En compagnie de son ami de toujours, Jean-Baptiste Clément, l’auteur du Temps des cerises, il adhère au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, fondé par un ancien communard, Jean Allemane. Très investi dans le syndicalisme, il se présente également plusieurs fois aux élections législatives, sans jamais être élu. Au moment de sa mort, en 1900, son héritage militant est aussi riche que discret. Son souvenir s’estompe injustement alors qu’il incarne un tour de force pour son époque, et un espoir pour celle qui s’ouvre. Figure exemplaire, homme de conviction, artisan et révolutionnaire. Une petite rue au sommet de Montmartre porte aujourd’hui son nom, dans l’un des quartiers les plus chers de la ville. Comme un regret. Ou un rappel à l’ordre.

IAN BROSSAT, PRÉSIDENT DU GROUPE PCF/PG AU CONSEIL DE PARIS

Jean-Baptiste Dumay (1841 - 1926) L’ouvrier du Creusot 
face à la dynastie Schneider

Fils de mineur, ouvrier mécanicien 
et membre de la 1re Internationale, 
Jean-Baptiste Dumay a animé la Commune 
du Creusot, au printemps de 1871.

Fils posthume d’un mineur, Jean-Baptiste Dumay naît au Creusot en 1841. Cette petite ville de Saône-et-Loire est en pleine transformation du fait des débuts de la révolution industrielle. Depuis le XVIe siècle, on extrait de son sous-sol du charbon et du minerai de fer. L’industrie mécanique s’y développe au XVIIIe siècle. On y a fabriqué les canons de la Révolution et de l’Empire. La famille Schneider, qui a racheté les mines et les usines en 1836, réoriente la production vers la fabrication de matériel ferroviaire. La population croît rapidement, passant de 1 700 habitants en 1836 à 24 000 en 1866.

C’est dans cette atmosphère de transformation sociale que grandit Jean-Baptiste Dumay. Enfant, il fréquente un instituteur révoqué par le Second Empire et un ancien déporté de 1851. Il entre à l’usine en 1854 comme apprenti mécanicien tourneur. Il en est chassé en 1860 pour avoir incité les apprentis à revendiquer.

Ayant tiré un mauvais numéro au tirage au sort, il accomplit cinq ans et demi de service militaire. Revenu au Creusot en 1868, il entre aux usines Schneider, qui sont devenues les plus importantes entreprises métallurgiques de France. Leur directeur, Eugène Schneider, est député et préside le Corps législatif à Paris. À son retour au Creusot, Jean-Baptiste Dumay anime un centre d’études sociales composé de jeunes ouvriers, de petits commerçants et artisans, qui mène une active campagne républicaine. Lors des élections législatives de 1869, il soutient, contre Schneider, un candidat bourgeois mais républicain qui obtient 800 voix au Creusot alors qu’aux élections précédentes, l’adversaire de l’industriel n’avait recueilli qu’une voix.

Dans les usines et les mines, le travail est extrêmement pénible. Les ouvriers et mineurs, pour la plupart fils de paysans ou agriculteurs ruinés, subissent une féroce exploitation à peine tempérée par une politique paternaliste  : logements ouvriers, école primaire et caisse de secours mutuel gérée par la direction de l’usine. En décembre 1869, les ouvriers se mettent en grève pour revendiquer sa gestion. Appuyée par l’armée, la direction ne cède pas.

Début mars 1870, de passage au Creusot, Eugène Varlin aide Jean-Baptiste Dumay à créer une section de l’Internationale. Le 21 mars, les mineurs se mettent en grève pour protester contre la baisse de leurs salaires. Bien que fermement soutenus par l’Internationale et les femmes du Creusot, les mineurs reprennent le travail sans avoir obtenu satisfaction. Toutefois, ces luttes ont renforcé la résistance des ouvriers à Schneider et à l’Empire.

Lors du plébiscite de mai 1870, Jean-Baptiste Dumay anime un comité antiplébiscitaire. Au Creusot, le «  non  » l’emporte avec 3 400 voix contre 1 900.

Après la déclaration de la guerre à la Prusse, la section du Creusot de l’Internationale appelle à une manifestation qui rassemble 4 000 personnes.

En septembre, après la proclamation de la République, les Prussiens approchant du Creusot, Jean-Baptiste Dumay préside un comité de défense nationale. Le 24 septembre, il est nommé «  maire provisoire  » du Creusot par Gambetta, ministre de l’Intérieur. Il demande la dissolution du conseil municipal élu sous l’Empire, le licenciement des groupes armés de l’usine et l’armement d’une nouvelle garde nationale populaire et républicaine. Il est soutenu par la population au cours d’une réunion qui réunit 3 000 citoyens.

Aux élections législatives du 8 février 1871, Jean-Baptiste Dumay rassemble 77 % des voix au Creusot. Mais, sur l’ensemble de la Saône-et-Loire, la liste bourgeoise et conservatrice l’emporte. Le parti réactionnaire suscite des troubles et le gouvernement versaillais envoie des troupes au Creusot.

La Commune, à Paris, commence le 18 mars. Le 24 mars, au cours d’une réunion publique, 3 000 Creusotins adressent au comité central de la garde nationale de Paris l’expression de leur vive sympathie. Le 26 mars, appuyé par la garde nationale de la ville qui fraternise avec la troupe, Jean-Baptiste Dumay proclame la Commune du balcon de l’hôtel de ville. Le 27 mars, le gouvernement versaillais fait occuper militairement la ville. Jean-Baptiste Dumay, fait prisonnier, réussit à s’enfuir. Candidat aux élections municipales du 30 avril, il est élu, dès le premier tour, avec trois de ses colistiers. Il ne peut pas siéger et est destitué en 1873.

Le 10 juillet 1871, Jean-Baptiste Dumay se réfugie à Genève. Le 29 septembre 1871, il est condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité.

Durant son séjour en Suisse, Jean-Baptiste Dumay travaille aux ateliers de réparation des machines servant au creusement du tunnel du Saint-Gothard. En même temps, il milite à la section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève, constituée le 8 septembre 1871 à l’initiative des proscrits français hostiles au conseil général de Londres de l’Internationale.

Rentré en France en 1879, après l’amnistie partielle, il revient au Creusot où il crée la Fédération ouvrière de Saône-et-Loire, qui vise à rassembler les militants des chambres syndicales avec ceux du nouveau Parti ouvrier. Il anime une grève à Montceau-les-Mines.

En 1882, il s’installe à Paris où il milite à la Fédération des travailleurs socialistes puis au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire dirigé par Jean Allemane. Il est élu conseiller municipal de Paris en 1887 et député de Belleville en 1889. De 1896 à 1905, année de sa retraite, il est régisseur de la Bourse du travail de Paris. En 1914, il habite à Chelles (Seine-et-Marne). Les Allemands approchant, il est nommé «  maire provisoire  » de la ville dont il organise la défense. Jean-Baptiste Dumay meurt à Paris le 27 avril 1926. Ses cendres sont déposées au columbarium du cimetière du Père-Lachaise.

Yves Lenoir, journaliste honoraire, membre des Amis de la Commune de Paris

GUSTAVE FLOURENS (1838-1871) Itinéraire d’un romantique révolutionnaire

par Jean-Louis Robert
 HISTORIEN, Président de l’association des amis de la Commune

Un savant athée et rationaliste qui s’est fait 
le chevalier rouge de la révolution
 avant d’être sabré par un gendarme versaillais.

On ne se souvient plus guère de Gustave Flourens de nos jours, même dans la mémoire communarde. Et pourtant sa popularité dans les années 1860 fut considérable. Il est issu d’une grande famille de l’aristocratie et de la bourgeoisie languedocienne. Son père Pierre fut un savant physiologiste reconnu (élu contre Victor Hugo à l’Académie française…) à qui l’on doit l’invention des neurosciences. Son frère Émile fut ministre de la IIIe République. Le jeune Gustave semble d’abord suivre la voie de son père, et précocement, puisque le ­7 décembre 1863, à vingt-cinq ans, il commence une série de 25 cours au Collège de France, dont le grand amphithéâtre, fermé depuis le 2 décembre 1851 et le coup d’État du petit Napoléon, est rouvert pour l’occasion. On se presse à ses conférences d’anthropologie qui font parler dans Paris. À vrai dire moins par leur contenu, assez banalement marqué par les préjugés quelque peu raciaux de l’époque, que par les professions de foi vigoureusement matérialistes et athées du professeur. Car pour Flourens la croyance en Dieu (et non seulement dans les religions) est une source décisive des souffrances de l’humanité. Sous la pression de l’Église et des « "honnêtes gens », Victor Duruy n’autorise pas Gustave Flourens à enseigner une seconde année.

Mais Gustave Flourens a d’autres passions. Ce rationaliste est empreint d’un romantisme révolutionnaire profond. Déjà, quelques mois avant son cours au Collège de France, il était parti en Pologne pour combattre aux côtés de l’insurrection polonaise, mais ce qu’il avait vu du poids de l’Église catholique et des hobereaux polonais chez les dirigeants de l’insurrection l’avait conduit à repartir rapidement en France.

Après quelques mois passés en Belgique, où il rencontre des militants de l’Internationale qui le gagnent à leur cause (mais en même temps il se rapproche de Blanqui et se fait franc-maçon), c’est sa participation au combat du peuple crétois contre la domination ottomane qui va lui donner son image de chevalier rouge. De 1866 à 1868, la Crète connaît une formidable insurrection. Gustave Flourens va se battre aux côtés des insurgés, tentant aussi de mobiliser les nations européennes pour cette cause. Sans grand succès  : même le roi de Grèce ne veut pas prendre le risque d’une intervention. Mais l’écho médiatique de l’action du jeune savant est important. Il obtient le soutien de Victor Hugo qui publie plusieurs articles sur la question.

De retour en France en 1868, sa popularité fait qu’on lui demande de présider les réunions publiques républicaines ou socialistes. Un duel au Vésinet avec le bonapartiste Paul de Cassagnac, où il est gravement blessé, accentue sa réputation de courage.

Menacé par la police impériale, il s’exile en Angleterre en mars 1870. De manière quelque peu surprenante, lui, le combattant à la tête folle, devient un familier de Karl Marx et de sa famille. Souvent invité le dimanche, il comble Jenny, la femme de son hôte, en lui racontant ses combats révolutionnaires. Et il fournit la table du père de bons vins du Midi qu’il fait venir de sa famille  ! Quant à Marx, il voit dans Gustave Flourens une figure de ce peuple français étrangement porteur de révolutions plus qu’aucun autre au XIXe siècle, au point qu’il envisage de le faire rentrer au conseil de l’Internationale.

Le 4 septembre 1870, Gustave Flourens rentre en France. Il écrit dans la Patrie en danger de Louis Auguste Blanqui. Il est vite désigné par ses hommes commandant du 63e bataillon de la garde nationale, un bataillon de Belleville. Il est ensuite élu commandant de l’ensemble des bataillons du 20e arrondissement. C’est à la tête de ces bataillons qu’il conduit l’insurrection du 31 octobre 1870 contre Trochu et le gouvernement de la défense nationale, accusés de capitulation. Cette insurrection, confuse, se heurte à la réaction des gardes nationaux des quartiers bourgeois et échoue. Flourens est arrêté le 4 décembre 1870 et enfermé à Mazas.

Mais son meilleur ami, Amilcare Cipriani, jeune socialiste italien dont il avait fait la connaissance en Crète, lors de l’insurrection, se présente à la porte de la prison dans la nuit du 20 au 21 janvier 1871 à la tête des bataillons de Belleville et fait délivrer le prisonnier et quelques autres futurs communards. Encore un épisode romanesque  !

Après le 18 mars, il est naturellement élu à la Commune de Paris le 26 mars par le 20e  arrondissement. Mais il reste commandant de la 20e légion. Nommé général, il faut bien avouer qu’il aime parader à cheval en bel habit à revers rouges, à boutons dorés avec cinq galons d’or…

Mais l’homme reste plein de courage. Lors de l’offensive précipitamment organisée par la Commune le 3 avril, en réponse aux premières agressions et atrocités versaillaises, ses hommes de la 20e légion occupent l’aile droite de l’armée communarde. Leur avancée est spectaculaire : de Neuilly à Asnières, Bois-Colombes, Rueil puis Chatou et Bougival, conquis après de vifs combats.­Versailles n’est plus qu’à quelques kilomètres. Mais Flourens s’est isolé, les autres colonnes communardes n’ayant pas connu le même succès. Il faut ordonner la retraite. Pour sa part, Flourens ne s’y résigne pas. Lui et Cipriani s’attardent avec quelques hommes dans une petite auberge où un parti de gendarmes versaillais les surprend. Flourens doit se rendre après un court combat. Reconnu, il est assassiné d’un coup de sabre à la tête par un capitaine versaillais auquel Thiers donnera la Légion de déshonneur  !

En 1864, il avait écrit ceci qui le résume assez bien  : « Je ne juge jamais les hommes sur leur costume, je me sens honoré de presser la main qui travaille, je ne voudrais point toucher la main du courtisan qui tremble. Donne-moi la tienne. »

Napoléon Gaillard (1815-1900) Le cordonnier qui chaussa Paris de barricades

Moins célèbre que d’autres communards, 
ce « révolutionnaire incorrigible » sera pourtant directeur général des barricades, 
l’un des symboles de l’insurrection populaire.

Toute sa vie, Napoléon Gaillard, dit « Gaillard père », est resté « loyal », son autre surnom, à l’esprit de la Commune. Ce républicain d’extrême gauche, communiste, pourfendeur « de l’institution du mariage, de l’hérédité et de la propriété individuelle », selon les charges retenues contre lui par le tribunal correctionnel de Paris, a toujours été un homme de convictions. Jusqu’à sa mort, le 16 octobre 1900, au 2, passage des Petits-Pères. Il a alors quatre-vingt-cinq ans. Et vient d’officier comme concierge après avoir été cordonnier de corps, « artiste chaussurier », tel qu’il se définit lui-même, à Nîmes, la ville qui l’a vu naître en 1815. Moins connu du grand public, Napoléon Gaillard va pourtant jouer un rôle central dans l’insurrection parisienne. Le 30 avril 1871, Louis Rossel, délégué à la guerre, le nomme en effet directeur général des barricades.

Gaillard entre en politique en 1848, en participant aux banquets démocratiques. La section qu’il fonde nommée Gracchus Babeuf lui vaut une condamnation de huit jours de prison. Tout en militant, il se dédie avec passion à son métier. En 1852, il dépose même un brevet d’une chaussure qu’il a inventée (souple et imperméable). Il monte par la suite à Paris, où il prend part aux réunions politiques publiques. En 1868, on le retrouve au cimetière de Montmartre, sur la tombe de Jean-Baptiste Baudin, député montagnard tué sur une barricade en 1851, au lendemain du coup d’État. Cet hommage lui vaudra une autre condamnation. L’homme s’illustre en prononçant des discours trempés. « Citoyens, je suis travailleur, le travail est le seul bonheur de l’homme (...) Pour faire monter le pauvre, il faut abaisser le riche. Il ne faut pas démolir l’intérêt, mais le capital tout entier  ; que ceux qui ne travaillent pas ne dévorent pas ceux qui travaillent. »

Ses idées et son engagement propulsent donc le militant ouvrier à la tête du symbole de la Commune  : la barricade. « C’est la première fois, à notre connaissance, qu’on envisage d’inscrire les barricades dans la stratégie générale de défense d’une ville, explique Raymond Huard dans les actes d’un colloque de 1995 consacré à la barricade. En 1815, il y avait eu quelques barricades (…) mais sans plan d’ensemble. Lors des insurrections parisiennes de 1830 ou 1848, elles étaient plutôt un moyen de subversion interne à la ville, à valeur à la fois offensive et défensive. Cette fois, un effort de systématisation du réseau des barricades 
est entrepris et prête donc à discussion. » 
Plus de 500 barricades faites de pavés, de poutres, de fûts, de grilles d’arbres… pousseront dans Paris dans une – vaine – tentative de contenir l’avancée des versaillais. Celle de la rue Puebla, actuelle rue des Pyrénées, est munie de cinq canons. Mais l’œuvre la plus remarquable du père Gaillard s’élèvera place 
de la Concorde  : une véritable forteresse, bâtie sur deux étages, avec des fortifications, un fossé… L’ouvrage est tel que les Parisiens le baptisent « Château Gaillard »…

L’emblème de l’insurrection agite les débats au sein des instances de la Commune. Que vaut sa fonctionnalité face à la puissance numérique des versaillais  ? Les qualités militaires de 
Napoléon Gaillard, « colonel, en plein soleil de mai, dans son uniforme élégamment sanglé », rapporte Maxime Vuillaume (1), sont elles aussi questionnées. Par les siens d’abord. Le 19 mai, lors d’une séance de la Commune, on fustige les « deux millions en achat de chiffons, par le citoyen Gaillard, pour faire des barricades ». « Je comprends qu’on fasse des barricades avec du fumier et du sable, mais avec des chiffons  ! » critique Louis Chalain. Quatre jours plus tôt, le chef barricadier a remis sa démission. Épisode clair obscur qui laisse entrevoir des dissensions sur le plan militaire et humain. Napoléon Gaillard s’affronte avec le génie militaire. Dans une missive adressée à Charles Delescluze, le nouveau délégué à la guerre, il avertit  : « Le temps presse. Les heures s’écoulent, il faut agir. De grâce, ayez confiance en mon patriotisme (…) Il faut que la place de la Concorde soit entièrement fortifiée  : qu’une ligne de formidables barricades soit établie immédiatement de Montrouge à l’arc de triomphe et de l’arc de triomphe aux Batignolles. En même temps, la citadelle de Montmartre, celles du Trocadéro et de la montagne Sainte-Geneviève  ; je me charge de cela si je suis aidé, c’est-à-dire, si je ne suis pas entravé… » Sans succès. Les détracteurs de l’insurrection le raillent. « C’était un monomane des barricades  ; il en faisait partout, chez lui avec ses formes de souliers, au café avec des dominos, pendant son repas avec des croûtes de pain », persifle Maxime Du Camp, dans les Convulsions de Paris.

Après la Semaine sanglante, Napoléon Gaillard se réfugie en banlieue puis en Suisse, où, précise Le Maitron, en « révolutionnaire incorrigible », il s’y fait « l’apôtre du communisme et du socialisme ». Le 18 octobre 1872, le 17e conseil de guerre le condamne, par contumace, à la déportation dans une enceinte fortifiée. À Carouge, il crée, avec son fils Gustave, l’Estaminet français, un café à la gloire de la Commune. Puis s’installe, en 1876, à Genève. Un an plutôt, notre homme s’illustre encore en protestant contre la venue de Thiers dans la capitale helvétique. À la suite de l’armistice, « Gaillard père » regagne la France. Le révolutionnaire renoue avec les cercles politiques, et milite au sein du Parti broussiste. Il sera candidat aux élections municipales de 1881. Cette même année, Gaillard devient le pivot d’un comité des « combattants de 1871 » pour un monument aux Fédérés. En 1883, il participe à la fondation de la Fédération socialiste révolutionnaire des cercles des départements  ; il rejoint, un an plus tard, le Parti allemaniste puis, en 1896, il fonde un groupe communiste. Son âge avancé le contraint à la retraite, mais « au communisme de sa jeunesse, il restera irréductiblement fidèle (…) Son idéal social reste le “bonheur commun” », rapporte Raymond Huard (2). Un convaincu de l’impérieux besoin « d’une société nouvelle ».

(1) Mes cahiers rouges. Souvenirs de la Commune.

(2) Pour la Révolution française  : hommage 
à Claude Mazauric.

Cathy Ceïbe, L’Humanité

Lucien Henry (1850 - 1896) Un colonel de vingt ans au service de la Commune

Lucien Henry est né à Sisteron, en 1850, d’une famille de la petite bourgeoisie locale. Son père meurt en 1866 alors que Lucien a seize ans et la famille perd toute ressource. Le jeune Lucien a un atout  : un joli coup de crayon. C’est décidé  : il va monter à Paris tenter sa chance. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans  !

À Paris, il se présente chez Gérôme, le grand peintre. Celui-ci l’accepte dans son cours aux Beaux-Arts. Voici Lucien reconnu et sur les chemins de la réussite  ? Mais le jeune homme n’a pas d’argent et il faut vivre. Beau garçon, « grand et maigre, pâle », il gagne sa vie en posant comme modèle.

Comme beaucoup de jeunes rapins de l’époque, il ne peut vivre dans le centre de 
Paris. Il s’installe à Plaisance, à l’extrême sud misérable de Paris, près de Montparnasse. Le voici dans de tristes garnis. Mais il a une 
jolie maîtresse, Anastasie Béranger, une jeune couturière.

Le jeune artiste a-t-il un engagement politique dans cette période du Second Empire 
finissant  ? Habitant pauvre de la rue du Château, on peut penser qu’il a été manger au restaurant tout proche, la Marmite, une coopérative de consommation adhérente à l’Internationale.

C’est la guerre qui va tout déclencher. Henry s’engage dans le 103e bataillon de la garde nationale. Il écrit alors dans la Résistance, le journal républicain, démocratique et socialiste du 14e arrondissement. Surtout, il intervient au club de la Maison Dieu dénonçant l’inertie du gouvernement de défense nationale, exigeant une sortie en masse contre les Prussiens, 
dénonçant la misère des plus pauvres femmes.

Après l’armistice et l’élection d’une assemblée monarchiste le 8 février, Lucien va contribuer au ralliement des gardes nationaux du 14e à la fédération de la garde nationale. La 14e légion de la garde comprend près de 9 000 hommes, qui décident le 7 mars de se détacher du commandement de l’armée.

Le 11 mars, se tient l’assemblée générale des délégués des bataillons de l’arrondissement. À l’issue de la réunion, il est procédé au vote pour désigner le chef de la légion, car à la garde nationale tous les officiers sont élus. Le compte rendu nous dit  : «  Le citoyen Henry est proposé. Il est jeune, ardent, républicain sincère, révolutionnaire énergique.  » Lucien est nommé chef de légion à l’unanimité.

Un colonel de vingt ans appelé à commander des milliers d’hommes  ! Seules les révolutions permettent de tels destins…

Dès le soir du 11 mars, Lucien Henry prend une décision prérévolutionnaire. Il décide d’installer son commandement au 91 de la chaussée du Maine dans un logement vide. Il refuse de quitter les lieux malgré les ordres du maire. Il étend progressivement son autorité sur les rues avoisinantes.

Lucien n’est pas seul. Avec lui sont les deux délégués du 14e au comité central de la garde 
nationale  : Alfred Billioray, artiste peintre de trente ans, qui sera élu à la Commune le 26 mars, et Maximilien Avoine, sculpteur de vingt-sept ans. Si on ajoute à ce trio Jules Martelet, artiste peintre de vingt-huit ans, élu aussi le 26 mars à la Commune, on ne peut que noter le rôle considérable que jouent les jeunes artistes plasticiens dans la Commune montparnassienne.

Le 18 mars, au petit matin, Lucien Henry fait battre le rappel à l’annonce des événements de Montmartre. Il organise la construction des barricades de l’arrondissement. La mairie envahie, le colonel Henry s’y installe dans l’après-midi, salle des mariages.

Pendant quelques jours, le jeune artiste va devoir administrer l’arrondissement. Il fait régner l’ordre avec une certaine rigueur  : 
les teneurs de jeux sont arrêtés, les voleurs, qui profitent des circonstances pour se servir, pourchassés. Après l’élection de la Commune du 26 mars, le colonel déclare que «  l’autorité militaire doit être soumise aux décisions 
de la Commune  ».

Les 3 et 4 avril, la 14e légion est engagée sur le plateau de Châtillon. Les combats ont une issue malheureuse pour les communards. Henry est fait prisonnier et emmené à Satory sous les coups des versaillais. Plusieurs témoignages racontent qu’Henry marche fier, calme et stoïque sous les coups.

Viennent alors l’emprisonnement et le 
procès en avril 1872. Son attitude est alors loin de celle d’une Louise Michel. Un an de prison et la menace de la mort ont changé le jeune homme. Il se défend, mais il ne sera pas le seul, en minimisant son action et sa responsabilité, en déclarant avoir été entraîné du fait de sa jeunesse… Lucien Henry est condamné à mort le 18 avril 1872. Mais il est gracié et sa peine commuée en déportation en enceinte fortifiée.

Le 9 février 1873, Lucien Henry débarque à la triste presqu’île Ducos. Dans sa case, il se remet aux arts. Il envoie ses œuvres à des expositions. Et là, Lucien obtient un prix et une médaille aux expositions de Sydney. Une petite ouverture qui le rend de plus en plus impatient d’être libre comme le montrent ses demandes de grâce. D’autant que Lucien est phtisique en état avancé. Est-ce à dire que l’ancien colonel communard a abandonné ses idées  ? En octobre 1877, il réalise, en mémoire d’Emma Piffault, une statue en terre rouge qui est un hommage plus large aux déportés.

Le 15 janvier 1879, Henry est amnistié. Il s’installe en Australie, à Sydney. Pendant douze ans, il va y réussir une carrière d’artiste reconnu, il vend bien ses œuvres, donne des cours et décore la mairie de la ville. Il connaît même la joie de se mettre en ménage avec une de ses élèves.

Mais la Commune ne s’efface pas de la tête de Lucien Henry. Vingt ans après, il revient en France, s’installe en Limousin où il meurt à quarante-six ans, en 1896.

PAUL LAFARGUE (1842-1911)

Insoumis, polémiste, gendre de Marx, député, en fuite en Espagne, en exil à Londres, suicidé volontaire avec sa femme Laura... La vie de l’auteur du Droit à la paresse est un vrai roman.

MAXIME LISBONNE (1839 - 1905) Le d’Artagnan
 de la Commune de Paris

Ce saltimbanque qui créa la célèbre
 Taverne du Bagne en 1885 fut un ardent combattant de la Commune.

En juin 1889, un candidat de cinquante ans aux élections législatives à Paris publia un manifeste qui contenait ce passage  : « SALTIMBANQUE Je suis  ! SALTIMBANQUE Je reste  ! Envoyez-moi grossir le nombre de ceux auxquels vous osez donner cette épithète, et vous verrez si j’hésite, en vrai acrobate, à crever le papier du cerceau sur lequel sera écrit  : RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE  ! » Le texte était signé de Maxime Lisbonne, ancien communard.

Maxime Lisbonne ne fut pas élu, mais le « saltimbanque » rappelait ainsi son attachement profond aux idées de la Commune. ­Lisbonne est le fils d’un homme issu d’une vieille famille d’origine juive portugaise, sans doute venue en France à la fin du Moyen Âge. Ce père est un ancien militaire, mais de ces militaires républicains insurgés de juillet 1830 et qui assistent au banquet communiste de Cabet en mai 1833  ! Renvoyé de l’armée, il se fera artiste peintre  ! L’image de ce père a sûrement influencé le jeune Maxime qui s’engage en 1854, à quinze ans, dans la marine, puis en 1857 (le temps de faire un enfant à la femme qu’il épousera dix ans plus tard…) dans l’armée de terre pour sept ans. Il sera chasseur, puis zouave dans l’armée d’Afrique. En 1864, à vingt-cinq ans, il est libéré. Sa vocation  : artiste du spectacle. Il se fait acteur, connaît un petit succès, puis devient directeur de salle. Il dirige quelque temps les Folies Saint-Antoine. Comme son père, il est républicain mais reste peu engagé.

Comme beaucoup, c’est la guerre qui le politise. Ses camarades remarquent son expérience militaire. Il est élu capitaine du 24e bataillon de la garde nationale, participe à l’insurrection du 31 octobre 1870. Le 18 mars 1871, il s’empare avec son bataillon de la caserne du prince Eugène, place de la République (il loge non loin, boulevard Magenta).

Si Maxime Lisbonne participe légèrement à la Fédération des artistes du spectacle, créée pendant la Commune (fédération qui a regroupé des centaines d’artistes musiciens, auteurs, acteurs, compositeurs… et qui est beaucoup moins connue que la Fédération des artistes plasticiens créée par Courbet), c’est surtout ses capacités militaires que la Commune va utiliser. Il sera commandant de la 10e légion qui défend le fort d’Issy avec succès, du 14 au 28 avril, puis lieutenant-colonel d’état-major auprès de l’armée de La Cécilia, puis colonel commandant les corps francs (turcos, francs-tireurs…) de la Commune. Il est alors, en mai 1871, avec ses hommes et son ordonnance, un tirailleur algérien, Mohamed Ben Ali, sur le front le plus dur à Issy. Enfin, le 15 mai, il est nommé commandant des remparts entre les portes de Vanves et d’Auteuil.

On pourra noter que cette succession de responsabilités dénote, tout de même, une très forte instabilité des fonctions de commandement chez les communards, ce qui n’en favorise pas l’exercice.

Le 21 mai, les versaillais pénètrent dans Paris par la porte du Point du Jour, qui relevait de son commandement. Y eut-il une responsabilité de Lisbonne  ? L’histoire ne le dit pas. Mais les jours qui suivent, Maxime se bat avec acharnement et courage tous les jours, rive gauche, puis rive droite. Le 25 mai, il est gravement blessé à la barricade du Château d’Eau. Le 28 mai, à la fin de la Semaine sanglante, une ambulance le dépose aux Lilas. Les Prussiens l’arrêtent et le livrent aux versaillais. Mal soigné, torturé (un médecin militaire s’amuse à enfoncer un bistouri dans sa blessure), il se remet difficilement.

Maxime Lisbonne va ensuite connaître le sort de nombre de ses camarades, condamné à mort deux fois, il est gracié et sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité. La déportation, terrible, s’ensuit.

Si le communard Maxime Lisbonne avait d’abord été un patriote républicain, le déporté revient socialiste. Mais d’un socialisme sentimental et souriant qui correspond à son tempérament.

En 1880, Maxime Lisbonne retourne au spectacle. Il a sans doute des ambitions culturelles et rêve, un temps, d’un art social. Il prend la direction des Bouffes du Nord, où il fait jouer Nadine, de Louise Michel, Germinal, d’Émile Zola, et Hernani, de Victor Hugo. En 1884, il tente de lancer un journal, avec Jean-Baptiste Clément et Clovis Hugues, l’Ami du peuple, qui ne durera que quelques mois.

Mais voilà qui va le rendre célèbre. Le 6 octobre 1885, il ouvre, au 2, boulevard de Clichy (puis rue de Belleville), le Cabaret puis la Taverne du Bagne. Le succès est immédiat. On fait la queue sur le trottoir pour entrer boire un nouméa (une absinthe) ou un boulet (un bock), pour être servi par des hommes en costume de bagnards dans un décor qui rappelle le bagne.

On a souvent critiqué Lisbonne d’avoir ouvert ce cabaret où venaient tant communards qu’anticommunards bourgeois et où le souvenir du bagne paraissait bien affadi. On manque d’études précises sur le sens qu’a pu revêtir cette initiative. Mais ce qui est assuré, c’est qu’à toutes les soirées, lors de courtes interventions, Lisbonne faisait l’éloge de la Commune avec un ton léger, mais non sans profondeur.

Maxime Lisbonne continuera ensuite sa carrière de saltimbanque, ouvrant la Brasserie des Frites révolutionnaires, un Casino des concierges, un Concert Lisbonne où l’on joue des spectacles parfois canailles. Mais il n’oublie pas d’aider ses amis. En 1888, il se fait imprésario de son ami Clovis Hugues, le grand poète du Midi, pour que soit jouée sa pièce, Le sommeil de Danton, dans les meilleurs théâtres de Paris et en province. Et nous avons vu qu’il ne renie en rien ses idées de républicain démocrate et social. Vers 1900, il se retire à La Ferté-Alais où il meurt en 1905. Marcel Cerf l’avait surnommé, dans un livre, le d’Artagnan de la Commune. Il y avait aussi assurément du Cyrano chez Maxime Lisbonne.

Jean-Louis Robert

Prosper-Olivier   Lissagaray (1838-1901) Écrire l’histoire des vaincus

Journaliste, duelliste et révolutionnaire, Lissagaray est avant tout un grand historien. Celui grâce à qui un témoignage fidèle
de la Commune nous est parvenu.

L ’histoire est écrite par les vainqueurs. Prosper-Olivier Lissagaray a eu sur le vif l’intuition de l’importance de la postérité de la Commune de Paris car « le vainqueur guettera la moindre inexactitude pour nier tout le reste ». Donc avec rigueur et autant de passion qu’il en a mises sur les barricades, il a enquêté, rassemblé documents et témoignages pour publier, dès 1876, la première édition de son Histoire de la Commune de 1871 (1). Ouvrage immédiatement devenu une référence.

Son œuvre écrite profite avant tout de la méthodologie du grand journaliste qu’il fut. Lissagaray a dirigé de nombreux journaux. Des titres engagés, de combats aux noms évocateurs, comme l’Action, Rouge et noir et surtout la Bataille. Il a même fait revivre le Tribun du peuple, en mai 1871, dans lequel il s’écriait  : « Au feu maintenant  ! Il ne s’agit plus de crier  : vive la République  ! mais de la vivre  ! » Et il a joint l’action politique à l’engagement de sa plume.

Comme beaucoup de communards, c’est en montant à Paris qu’il se politise réellement. Il est arrivé dans la capitale en 1860, à vingt-deux ans, de son Gers d’origine. Cultivé et déjà solide écrivain, il s’attaque d’abord à Alfred de Musset, « homme sans opinion, sans conviction, sans principes », à qui il dénie le droit d’incarner la jeunesse et l’esprit du temps. Ses conférences étaient dans un premier temps purement littéraires. Mais à force de fréquenter régulièrement Jules Vallès et Élisée Reclus, Lissagaray se radicalise. Et dès 1868, il est de tous les combats, de toutes les luttes sociales. Il s’autoproclame «  champion de la république  » et n’hésite pas à provoquer en duel les fidèles de l’Empire. Il a vaincu son propre cousin, Paul de Cassagnac, en un duel resté dans les annales. Lorsqu’il laisse son fleuret au fourreau, c’est sa plume qu’il dégaine pour multiplier les brûlots, provocations et incitations à la violence contre le Second Empire. Les condamnations s’enchaînent alors, «  excitation à la haine du gouvernement  » est un chef d’inculpation récurrent. Il ne sort de prison que pour y retourner aussi vite… Jusqu’en mai 1870, date à laquelle il préfère s’exiler à Bruxelles plutôt que d’encourir une peine d’un an pour avoir exalté le meurtre d’un policier.

Le 18 mars 1871, il rentre à Paris et met désormais sa plume comme son épée au service exclusif de la Commune révolutionnaire. Informant, publiant, haranguant. Dans ses articles, il prône la radicalité, refuse toute négociation avec le Triumgueusat, ainsi qu’il appelle Favres, Thiers et Picard. Il réclame l’établissement rapide d’un programme clair de la Commune, pour mobiliser les Français. Et que les paysans s’instruisent, qu’ils puissent rejoindre les ouvriers dans la lutte. Prosper-Olivier Lissagaray milite pour la suppression des classes et l’émancipation des travailleurs.

Pendant la Semaine sanglante, il se bat sur les barricades de Belleville, jusqu’au bout. Il en tirera un impressionnant reportage  : «  Huit journées de mai derrière les barricades  ». Et lorsqu’il y écrit  : «  La dernière barricade des journées de mai est rue Ramponneau. Pendant un quart d’heure, un seul fédéré la défend. Trois fois il casse la hampe du drapeau versaillais arboré sur la barricade de la rue de Paris. Pour prix de son courage, le dernier soldat de la Commune réussit à s’échapper.  » Difficile de ne pas croire qu’il s’agissait de lui.

Car Lissagaray parvient à s’enfuir. D’abord à Bruxelles, où il publie la première version de son Histoire de la Commune de 1871, justement sous-titrée  : «  Pour qu’on sache  ». C’est en Belgique qu’il apprend, le 18 juin 1873, qu’il est condamné en France à la déportation par contumace. Il part ensuite à Londres, où il fréquente assidûment Eleanor, la troisième fille de Karl Marx. C’est elle qui traduit sa principale œuvre en anglais. Mais des divergences, en premier lieu politiques, l’ont éloigné du père du Capital et de la convoitée. Prosper-Olivier Lissagaray est en effet plutôt de sensibilité anarchiste, proche des blanquistes anticléricaux. Tensions qui se sont muées en haine lorsque ses fiançailles avec Eleonor ont été brisées.

Sur la liste des amnistiés du 14 juillet 1880, Lissagaray rentre en France. Il partage alors son temps entre le journal, la Bataille, politique et sociale, et l’éternel remise sur l’ouvrage de son Histoire de la commune. Lissagaray est historien rigoureux, sans cesser d’être partisan. Il rassemble les faits, collecte les témoignages, les classe, les hiérarchise. Et tire des conclusions. Et bien qu’amoureux de la Commune, il n’en est pas moins lucide et sévère. Ne pas avoir occupé le mont Valérien, avoir hésité à marcher sur Versailles, avoir trop tardé à couvrir Paris d’un réseau de barricades… Autant de fautes militaires qu’il repère et condamne. Il n’épargne pas non plus certains travers politiques comme la mollesse du commandement, le désordre dans l’administration… Mais surtout il déplore d’avoir, par un scrupule de légalité déplacé en période révolutionnaire, respecté la banque, dont les millions pouvaient tout sauver  ! Il en pointe sévèrement cette absurdité  : «  La Commune abolit le budget des cultes… et resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main.  » Mais l’Histoire de la Commune est surtout un hymne à la gloire des ouvriers parisiens en même temps qu’une déclaration d’amour à la ville de Paris «  qui avait fait trois Républiques et bousculé tant de dieux  ».

Lissagaray n’a pas perdu sa verve dans ses vieilles années. Il dirige le seul journal révolutionnaire de Paris, la Bataille, qui paraît par intermittence jusqu’en 1893. Journal dédié à la défense des travailleurs, il attaque successivement et avec vigueur Jules Ferry, qualifié de «  roi  » et son dauphin Clemenceau, puis enfin Boulanger, qu’il considère comme une réelle menace pour la République. Lissagaray s’éteint peu après, en 1901. Pour son incinération, deux mille personnes saluèrent la mémoire du grand homme qu’il fut.

(1) Disponible en ligne sur Gallica.

Benoît Malon (1841-1893) Le berger penseur 
du «  socialisme intégral  »

Né dans une famille de paysans pauvres, Benoît Malon est devenu, à la fin du XIXe siècle, l’une des personnalités influentes du socialisme français.

Éloge flatteur de Victor Hugo lui-même, en février 1871, lorsqu’il apprend l’élection de Benoît Malon comme député de Paris  : « Voilà un vrai représentant du peuple, et le plus légitime. » Il est vrai qu’en cette seconde moitié du XIXe siècle bousculée par l’éclosion du mouvement ouvrier, l’itinéraire ascensionnel de ce fils de miséreux claque comme un symbole évident d’émancipation. Mais ne retenir de Benoît Malon que cette image de prolétaire exemplaire serait une erreur. Le communard, fondateur de la Revue socialiste, s’affirme également comme un authentique théoricien politique, dont Jean Jaurès et Léon Blum revendiquent l’influence.

Comprendre l’engagement révolutionnaire de Benoît Malon, c’est plonger dans une enfance faite de peu. Né le 23 juin 1841, à Précieux (Loire), troisième enfant d’un couple de paysans journaliers, Benoît Malon voit son père mourir dès 1844 et connaît rapidement les souffrances de la grande pauvreté. L’école, Benoît Malon la fréquente avec bonheur, il est considéré comme le meilleur «  apprenant  » de la classe. Mais sa veuve de mère a aussi besoin des bras de tous ses enfants. Employé durant six ans comme pâtre dans une grande ferme de l’Ain, le jeune Malon, affaibli par une maladie, est finalement recueilli par son grand frère instituteur. Benoît a dix-huit ans. Il suit alors la classe, grand parmi les petits, et complète son instruction. Après avoir abandonné sa préparation au petit séminaire, 
il quitte la région lyonnaise pour venir s’installer à Puteaux (Hauts-de-Seine), où il est embauché comme ouvrier teinturier. Deux ans plus tard, il adhère à l’Internationale, dont il devient rapidement, avec son ami Eugène Varlin, l’un des dirigeants. Garçon de librairie, journaliste… Malon mêle alors petits boulots et militantisme clandestin. En 1868, débute une liaison avec 
la romancière féministe Léodile Champseix, dite André Léo. «  Plus âgée que lui, elle est à la fois amante, mère et éducatrice, explique l’historien Claude Latta. Elle lui prête des livres et l’introduit dans le milieu intellectuel protestant.  » C’est elle aussi qui le visite en prison, à l’été 1870, après que Malon l’internationaliste a été condamné pour «  reconstitution d’une société secrète  ». Mais la peine sera de courte durée. La proclamation de la République, le 4 septembre 1870, libère notre homme. De retour à Paris, Malon est désormais un personnage connu. Atteint de bégaiement depuis son enfance, ce n’est pas un grand orateur. Mais il est écouté. «  Sa physionomie sévère et irrégulière, son aspect lourd, son mutisme presque continu lui donnaient peu d’autorité sur les foules, raconte Edmond Lepelletier, dans son Histoire de la Commune. Mais il possédait une influence incontestable comme philosophe du socialisme, comme propagandiste des idées d’émancipation ouvrière.  » Pendant le siège prussien, Benoît Malon, adjoint au maire dans le quartier des Batignolles, gère les restrictions, organise les secours aux plus miséreux, mais il n’est pas un fervent supporter de l’insurrection. Pour lui, comme pour beaucoup de membres de l’Internationale, le tout jeune mouvement ouvrier n’est pas prêt à la révolution et un soulèvement précipité ne ferait que servir de prétexte à l’adversaire versaillais pour l’écraser durablement. En février 1871, le prolétaire devient parlementaire. Malon se fait élire député de la Seine et part siéger à l’Assemblée réunie à Bordeaux. Comme d’autres élus républicains, il démissionne quelques semaines plus tard, après avoir voté contre la cession de l’Alsace-Lorraine. Malon revient alors à Paris, un certain 18 mars 1871… Face au soulèvement communard, Benoît Malon défend une ligne modérée, il est partisan d’une négociation avec les versaillais. Mais de négociations, il n’y aura point. Et une fois la rupture consommée, Malon se range du côté des insurgés. Membre du conseil général de la Commune, il fait partie de la commission travail et rédige l’appel Au travailleur des campagnes qui tente de rallier les paysans à la cause de la Commune. Fin avril, alors que les querelles se multiplient entre communards, Malon se range du côté de la «  minorité  », celle qui refuse la création d’un comité de salut public au pouvoir dictatorial. «  À ses yeux, l’avènement de la République sociale ne peut se faire sans la démocratie  », décrypte Claude Latta.

Arrive la Semaine sanglante. Maire des Batignolles, Malon dirige la résistance dans son quartier. Mais Paris est en flammes et la Commune bientôt écrasée. Caché par des amis protestants, Benoît Malon, condamné par contumace à la déportation perpétuelle, s’échappe et quitte la France. Dix années d’exil s’ouvrent devant lui, en Suisse et en Italie. En novembre 1871, son premier ouvrage, la Troisième Défaite du prolétariat français, récit de la répression de la Commune, paraît à Neuchâtel. Politiquement, Malon s’éloigne du radicalisme de sa jeunesse. À partir de 1876, il se sépare de la fédération jurassienne de Bakounine, qu’il avait rejoint en 1871, et se rapproche de Jules Guesde, il collabore à son hebdomadaire l’Égalité.

Lorsque Benoît Malon rentre en France, après l’amnistie de 1880, il est devenu l’un des chefs historiques du mouvement socialiste. C’est un homme de synthèse et de compromis, sa doctrine se résume d’une formule  : «  Soyons révolutionnaires quand les circonstances l’exigent et réformistes toujours.  » Idéologiquement, Benoît Malon refuse de séparer la démocratie de la volonté de réforme sociale. Au matérialisme pur et dur de Marx, il préfère une approche du socialisme plus globale, morale et humaniste.

En 1882, se tient le Congrès socialiste de Saint-Étienne qui entérine la scission entre les tenants du «  possibilisme  », proche de Malon, et les partisans de la révolution, derrière Jules Guesde. Mais Malon ne prendra pas la tête d’un courant, préférant mettre son énergie dans l’écriture – sa vraie passion – et la réflexion idéologique. Il crée, en 1885, la célèbre Revue socialiste, carrefour des tendances du socialisme français. Et il consacre le reste de son temps à la rédaction du Socialisme intégral, sa grande œuvre où il défend un socialisme progressif. La fin de la vie de Benoît Malon sera assombrie par la maladie. Atteint d’un cancer de la gorge, il décède le 13 septembre 1893 à Asnières, dans les Hauts-de-Seine. Quatre jours plus tard, près de 10 000 personnes se pressent à ses obsèques. Son corps, transporté dans le «  corbillard des pauvres  », est incinéré au cimetière du Père-Lachaise. En 1913, ses cendres sont transférées dans un petit mausolée, en face du mur des Fédérés. Lors de l’inauguration, Jean Jaurès salue alors dans le petit berger autodidacte de Précieux «  un homme universel, joignant l’action à la pensée  ».

Laurent Mouloud

Georges Pilotell (1845-1918) La révolution sans image 
d’un caricaturiste engagé

Nous sommes le 11 mars 1871. Une semaine avant le début de la Commune. Dans l’hebdomadaire, la Caricature politique, le dessinateur Georges Pilotell, fervent défenseur de la République sociale et anticlérical convaincu, illustre les préliminaires de paix signés le 28 février  : la cession de l’Alsace-Lorraine y est vue comme l’amputation de la France  ; l’allégorie de la France est étendue et se cache le visage de son bras gauche tandis qu’Adolphe Thiers, qui, depuis le 17 février, était le chef du pouvoir exécutif de la République française, scie avec l’aide de Jules Favre, député républicain et ministre des Affaires étrangères, le bras droit où sont tatoués les noms des deux provinces entourées d’un cœur. Son sang coule dans un casque prussien planté au sol. Aux pieds de Favre, des sacs d’or représentant la dette de guerre de cinq milliards de francs-or due aux Allemands. Au loin, le soleil de la République sociale se lève comme un espoir pour sauver la France de ce massacre. La planche n’eut pas l’heur de plaire à la doxa au pouvoir  : ce numéro fut saisi par la censure et le journal interdit.

De son vrai nom Georges, Raoul, Eugène Pilotelle, Pilotell est aujourd’hui considéré comme un caricaturiste de la Commune de Paris. Né en 1845 à Poitiers, au sein d’une famille bourgeoise, le jeune homme se destine au dessin. Il bénéficie d’une bourse pour venir étudier à Paris. Mais là, accusé de paresse, il voit cette aide supprimée et se retrouve à faire des caricatures pour gagner sa vie. Il collabore ainsi à plusieurs journaux de l’opposition républicaine, dont le célèbre Charivari ou encore la Rue, de Jules Vallès. Le graphisme était pour lui l’ultime moyen de réagir à l’actualité avec une totale liberté d’expression. D’ailleurs, lorsqu’on lui défendit, sous le Siège, de publier un dessin qui représentait Villemessant, directeur du Figaro, sous les traits d’un proxénète et d’un espion, il protesta vivement  : «  Suivant cette esthétique originale de la Nouvelle Jérusalem, il ne resterait plus aux caricaturistes que le paysage.  » En 1871, il fonde la Caricature politique, dont le premier numéro paraît le 8 février. Sa production graphique de l’Année terrible comprend plus de 50 pièces. Le caricaturiste a ainsi réalisé une série intitulée Avant, pendant et après la Commune, dont les dessins sont datés de 1870 et 1871, mais n’ont été publiés qu’en 1879, lors de son exil en Angleterre.

À première vue, on pourrait penser que Pilotell a réussi à concilier activité artistique personnelle et action politique. Mais en regardant de près les images qu’il a publiées et la chronologie de ses fonctions, on s’aperçoit que la dernière charge qu’il a donnée est celle qui parut le 23 mars 1871 dans le sixième et dernier numéro de son journal satirique, après que de nombreux numéros furent saisis et que la publication en fut suspendue le 11 mars précédent sur une décision du général Vinoy. Alors même que son médium était l’objet d’une formidable inflation pendant la Commune, Pilotell, tout comme André Gill, troqua son activité graphique contre l’action politique. Il semble qu’il y eut, sur ce point, une véritable dichotomie entre ces deux conceptions de l’engagement, alors même que la caricature, facile et rapide d’exécution, était le support idéal pour servir la cause révolutionnaire. En février 1871, dans la deuxième livraison de la Caricature politique, Pilotell avait d’ailleurs publié une lettre que lui avait adressée Felix Pyat et qui rappelait la dimension combative de cette imagerie  : «  Les temps sont devenus sombres et mauvais pour rire  ! Mais souvenez-vous que la satire est l’arme vengeresse  ; que les toniques sont amers  ! (…) Le plus sublime des peintres, Michel-Ange lui-même, n’a pas dédaigné la caricature, même dans son terrible Jugement dernier, montrant tous les vices, tous les crimes de la tyrannie royale et papale, luxure, avarice et cruauté sous les traits des papes et des rois de son temps (…). » Mais de fait, cette appréhension de la caricature comme image engagée dans le combat fut peu effective chez les dessinateurs lors de la Commune.

Dès lors, Pilotell abandonna le dessin politique pour se consacrer à ses nouvelles fonctions. Le 26 mars 1871, le jour même des élections de la Commune et avant que la Fédération des artistes ne soit instituée, Pilotell se nomme délégué en chef des Beaux-Arts et s’installe au musée du Luxembourg, prétendant avoir reçu le soutien des autorités communalistes. Une prise de fonction d’ailleurs considérée par Gustave Courbet comme une usurpation. Pilotell répliqua sèchement qu’il avait pris ces fonctions puisque personne ne les occupait au 18 mars, se prévalant ainsi d’un engagement rapide et bien antérieur à celui de Courbet. Quand ce dernier prit la tête de la Fédération des artistes et que celle-ci fut dotée d’instances, Pilotell fut contraint d’abandonner, début avril 1871, les fonctions et le titre qu’il s’était attribués.

Dans la foulée, et dans les mêmes circonstances, Pilotell s’octroya de nouvelles fonctions : début avril, il fut nommé commissaire spécial de la Commune, chargé des délégations judiciaires et attaché au cabinet de délégué à l’Intérieur. À ce titre, il procéda à des arrestations politiques, celle de Chaudey notamment, accusé d’avoir fait tirer sur la foule le 22 janvier 1871. Mais rapidement, le vent tourne. Le 23 avril, Pilotell est lui-même accusé d’exactions et révoqué, mais la Commune spécifia que ces négligences de forme n’entachaient en rien son honorabilité. En mai, il réussit à s’enfuir et se réfugie à Genève au début de l’année suivante. Il en est expulsé en juillet 1873 et rejoint ensuite Bruxelles, La Haye, Rotterdam avant de se fixer en Angleterre, où il gagna sa vie en dessinant dans des journaux de mode. Le 9 janvier 1874, il est condamné par contumace à la peine de mort par le troisième conseil de guerre. Pilotell décède à Londres le 23 juin 1918.

Georges Pilotell abandonna le dessin pour 
se consacrer à ses fonctions sous la Commune. Il fut délégué pour les Beaux-Arts au musée 
du Luxembourg, puis commissaire de police.

Alexandra Chaignon

EUGÈNE PROTOT (1839-1921), ministre communard de la Justice le 18 avril 1871

Félix Pyat (1810-1889) Orateur hors pair aux emportements décriés

Le Berrichon Félix Pyat a consacré sa vie et ses talents oratoires à toutes les révolutions de son siècle, des journées de 1830 à la Commune, sans rien céder aux critiques de ses pairs.

S’il avait existé un Livre des records en 1870, nul doute que Félix Pyat aurait pu prétendre y entrer, eu égard à son incroyable casier judiciaire. Un rapport de police consigné aux Archives nationales dresse un court bilan des condamnations de Félix Pyat, qui témoigne de son infatigable activisme républicain et socialiste. De 1849 jusqu’à la révolution du 4 septembre, le journaliste et dramaturge berrichon avait été frappé par toutes les juridictions existantes. Pyat, recense le rapport de police, « comptait à son passif 21 200 francs d’amende, une condamnation à la déportation, vingt-neuf ans et cinq mois de prison, cinq ans de surveillance et dix ans d’interdiction » du territoire national. Autant de peines que Félix Pyat ne purgera pas, préférant l’exil aux prisons de Napoléon III.

Lorsqu’éclate la Commune de Paris, Félix Pyat, âgé de soixante ans, a déjà une solide expérience de militant révolutionnaire, commencée dans l’opposition au gouvernement de Charles X. Volontiers provocateur, de son vrai nom Aimé Félix Pyat (Félix était le prénom de son père, avocat royaliste), né en 1810, à Vierzon, commença sa «  carrière  » politique à dix-neuf ans. Encore étudiant en droit, il participe à un banquet organisé par les étudiants du Cher, dont il est originaire. Au cours du repas, Pyat entreprend de remplacer un buste du roi Charles X par un autre de La Fayette. Se levant de table, il porte alors un toast, en pleine Restauration, à… la Convention. L’épisode résume déjà le caractère de l’homme, brillant orateur mais dont le penchant pour les effets de tribune agacera aussi ses contemporains. Une fois diplômé, le jeune Félix Pyat renonce vite au métier d’avocat pour se lancer dans ce qui sera la passion de sa vie  : la littérature et le journalisme. Après avoir frotté sa plume dans les publications les plus avancées de son époque, il se rend célèbre comme auteur d’une pièce de théâtre, le Chiffonnier de Paris.

Mais très vite le virus de la politique et de la révolution le rattrape. Pyat participe aux journées de février 1848 contre la monarchie de Juillet et devient un des hommes clé de la IIe République naissante, nommé commissaire du gouvernement provisoire dans le département du Cher. Aux élections du 23 avril 1848, il est élu à l’Assemblée constituante, puis en 1849 à la législative, où il siège dans la minorité socialiste. Il se distingue en prononçant un discours flamboyant resté célèbre sur le droit au travail au banquet démocratique et socialiste des écoles de Paris, le 3 décembre 1848. Pour Pyat, la IIe République n’est pas encore la République, c’est «  une royauté moins le nom, un empire moins la gloire  », car «  la République, c’est la solidarité, (...) c’est la liberté. Or, celui qui n’a pas, est esclave de celui qui a  ».

Homme d’action autant que de discours, il s’oppose au glissement toujours plus à droite du régime que marque l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, le 10 décembre 1848. Le 13 juin 1849, il participe à la manifestation contre l’expédition de Rome, expédition française en Italie en soutien au pape Pie IX contre la République romaine. La manifestation échoue, la répression fait huit morts et les meneurs, dont Ledru-Rollin et Pyat, sont condamnés par la Haute Cour et par contumace à la déportation.

Commence alors pour Félix Pyat une longue vie de proscrit durant plus de vingt ans, affermissant ses convictions socialistes et révolutionnaires dans sa lutte contre l’Empire. En exil à Londres, il fonde la Commune révolutionnaire, et rédige et diffuse des textes appelant à l’insurrection. En 1853, il est à nouveau condamné par contumace à dix ans de prison pour son concours à un projet d’assassinat de l’empereur. En 1864, il adhère à l’Internationale, où il ne se fait pas que des amis, Karl Marx, se plaignant dans une lettre à Engels de ses «  effets de théâtre  ».

Rentré en France à la faveur d’une loi d’amnistie, en 1869, Félix Pyat réussit la prouesse de cumuler, en dix-sept jours, pas moins de quatre nouvelles condamnations à dix-sept mois de prison pour délit de presse. Mais rien ne l’arrête. Après l’assassinat de Victor Noir, sa conviction est définitive  : il n’y a pas d’autre issue que l’insurrection. «  Les barricades de la pensée ne doivent pas dispenser des autres  », écrit-il, le 6 janvier 1870. Le 19 juillet 1870, une nouvelle condamnation le frappe, cette fois à cinq ans de prison, pour participation au complot contre l’Empire.

Quand s’écroule l’Empire après la défaite de Sedan, Pyat continue la lutte dans le cadre de la République. Le 27 octobre 1870, il dénonce la capitulation de Bazaine et échappe de peu à l’assassinat. Élu député aux élections du 8 février 1871, il est un homme populaire et influent quand éclate la Commune, et porte toujours beau, «  la taille élevée (…), la chevelure épaisse, le regard étonnamment vif  », dit de lui Maxime Vuillaume, dans ses Cahiers rouges, souvenir de la Commune.

Pyat enchaîne alors les fonctions  : membre de la commission exécutive de la Commune, le 29 mars, de celle des finances, le 21 avril, élu au comité de salut public, le 1er mai. Durant ces semaines, il est fidèle à sa réputation de rhéteur bravache, vaniteux même selon certains. Il est dépeint comme «  un échevelé, un fol des tréteaux  », «  retors et fielleux  », par le journaliste communard Prosper-Olivier Lissagaray, George Sand, qui l’a connu, allant même jusqu’à lui reprocher une certaine lâcheté…

Toujours est-il que Félix Pyat se volatilisa le 22 mai pour ne plus reparaître, au début de la Semaine sanglante, sans que nul n’en sache les circonstances. Échappant à la répression versaillaise, il s’exile et est condamné à mort, à nouveau par contumace, le 28 mars 1873. Il ne revint en France qu’en 1885, après l’amnistie générale de l’épisode de la Commune. Toujours fidèle à ses convictions, il se lie alors avec les blanquistes de Vierzon, sa ville natale, et avec les amis de Jules Vallès. Élu pour la dernière fois député en 1888, dans les Bouches-du-Rhône, il meurt en 1889. Son corps est inhumé dans la 4e division du Père-Lachaise à Paris, sous une sobre dalle gravée simplement de son nom.

Sébastien Crépel

Élisée Reclus (1830-1905) Géographe, aérostier, figure de l’anarchie

Né à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), Élisée Reclus évolue dans une famille nombreuse qui donnera cinq communards  : son frère Élie, son complice de toujours, directeur de la Bibliothèque nationale, Noémie, femme d’Élie, coorganisatrice de l’enseignement des jeunes filles. Onésime, également géographe, Paul, le cadet, chirurgien réputé, réformateur de l’enseignement de la médecine.

Son père, pasteur, destine Élisée à suivre la même voie. Avec Élie, il commence des études à la faculté de théologie protestante de Montauban, d’où les deux frères s’évadent fréquemment pour visiter la France. Perdant la foi, ils partent à Berlin, où Élisée suit les cours du grand géographe Karl Ritter.

Revenu à Paris, opposé au coup d’État du 2 décembre 1851, il part avec son frère, voyageant de par le monde durant cinq années.

Puis malade, il rentre en France et se marie. Élisée est engagé par Hachette pour réaliser les Guides Joanne, ancêtres des Guides bleus, d’où de nouveaux voyages. En 1868, il publie la Terre, ainsi qu’une géographie poétique pour les enfants, Histoire d’un ruisseau.

Parallèlement, il fonde avec Élie une coopérative de consommation, et il est tenté, un temps, par la franc-maçonnerie, rejoint Bakounine, animateur de la composante anarchiste au sein de l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, à laquelle les deux frères adhèrent dès 1864. Marx et Engels y moquaient méchamment « la triste figure » des frères Reclus.

Vinrent la guerre de 1870 et le siège. Le jeune savant s’engage au 119e bataillon de la garde nationale. En même temps, il fait partie de la compagnie des aérostiers de son ami le photographe Nadar. Ces intrépides pilotes de dirigeables volent au-dessus des lignes allemandes, forçant le blocus. En décembre, dans le bouillonnement républicain du Paris assiégé, les deux frères, avec Benoît Malon et leur amie proche d’André Léo, féministe, éditent la République des travailleurs, organe des sections des Batignolles et des Ternes de l’Internationale. En février 1871, Élisée Reclus est présenté aux élections législatives.

Le 18 mars, la Commune de Paris est proclamée. Alors qu’à la barrière du Roule (place des Ternes), l’ouvrier vient le dimanche dîner en famille et boire à bon marché dans quantité de petits caboulots, le quartier des Batignolles, avec ses usines à gaz et de matériel ferroviaire, sa métallurgie, ses coopératives ouvrières, devient un avant-poste de Montmartre. Il se hérisse de barricades, dont celle de la place Clichy, armée de huit canons et de deux mitrailleuses.

Thiers, replié à Versailles, ne reste pas inactif. La troupe marche bientôt sur Courbevoie, où débute le massacre  : les gendarmes fusillent les prisonniers. En face, les dirigeants de la Commune, indécis, engagent finalement les opérations.

Le 3 avril, à 3 heures du matin, les fédérés s’avancent vers Rueil, Meudon et sur le plateau de Châtillon, aux ordres d’un chef énergique  : Émile Duval, l’ancien ouvrier fondeur blanquiste, adhérent de l’Internationale, ancien animateur de la grève victorieuse des fondeurs de l’hiver 1870. Seule cette formation, dont fait partie le simple garde Élisée Reclus, inquiète réellement les versaillais, durement bousculés. Arrêtée dans son avancée faute de munitions et d’artillerie, elle est encerclée. Reclus est capturé, ainsi que 1 500 fédérés. Le général Vinoy fait fusiller le général Duval et ses adjoints.

Témoin de premier ordre de la sauvagerie de l’adversaire, Reclus, qui paye de sa liberté les errements des chefs de la Commune, n’est pas tendre  : « Mon rôle pendant la Commune a été nul officiellement, je me suis trouvé dans la foule anonyme des combattants et des vaincus… Le temps est venu de dire la vérité (1898, la Revue blanche). Le général Duval, qui se trouvait sur le plateau de Châtillon avec 2 000 hommes dépourvus de vivres et de munitions, et qu’entourait la foule grandissante des versaillais, avait instamment demandé du renfort… On nous dirigea place Vendôme où, privés de toute nourriture, de tout objet de campement, nous eûmes, pendant plus de la moitié de la nuit, d’autre réconfort que d’entendre chanter dans le ministère voisin les brillants officiers du nouvel état-major… »

Nul doute que cela ait fortifié ses convictions libertaires  : « Celui qui commande se déprave, celui qui obéit se rapetisse. La morale qui naît de la hiérarchie sociale est forcément corrompue. »

Traîné de prisons en pontons, il est condamné, le 15 novembre, par le septième conseil de guerre, devant lequel il affirme ses convictions socialistes, à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Mais grâce au soutien de la communauté scientifique internationale, dont Charles Darwin, sa peine est commuée en dix ans de bannissement. Réfugié auprès de son frère en Suisse, remarié, Élisée Reclus finit sa vie en Belgique. Il poursuit ses activités politiques et ses grands travaux scientifiques. Publiant sa monumentale Nouvelle Géographie universelle, en 19 volumes, puis son œuvre finale, l’Homme et la Terre, il participe à l’aventure de l’Université nouvelle.

Après la mort de Bakounine, en 1876, avec le prince Pierre Kropotkine et l’Italien Enrico Malatesta, il assure la vitalité de la pensée anarchiste. Partisan de l’union libre, Élisée soutient la reprise individuelle et dénonce le principe des élections.

Il meurt en Belgique d’une angine de poitrine, le 4 avril 1905. Et repose, à sa demande, dans la fosse commune du cimetière d’Ixelles où son frère Élie l’avait précédé. « J’ai parcouru le monde en homme libre, j’ai contemplé la nature d’un regard à la fois candide et fier. »

Le fameux géographe fut un combattant 
valeureux de la Commune et un héritier 
des encyclopédistes. Sa vie témoigne d’un engagement humaniste sans faille en faveur des exploités, pour la planète, pour tous les savoirs.

Nicolas Devers-Dreyfus

Rimbaud et Verlaine « Le besoin pressant
d’opportuns lendemains... »

Ils avaient seize et vingt-six ans. Deux des plus grands poètes de la littérature française furent de cœur et de fait avec la Commune quand la plupart des écrivains d’alors la rejetèrent, jusqu’à l’ignoble.

« Société, tout est rétabli ». Ces mots de Rimbaud dans son poème l’Orgie parisienne ou Paris se repeuple tombent comme les sentences qui vont envoyer au bagne des milliers d’hommes et de femmes de la Commune. Les femmes de la Commune, le jeune poète, revenu à Paris probablement vers la fin avril, les a vues marcher, enchaînées, insultées, frappées. Il écrit «  les mains de Jeanne-Marie où crie une chaîne aux clairs anneaux  » et cette strophe admirable et bouleversante  :

« Elles ont pâli, merveilleuses,

Au grand soleil d’amour chargé,

Sur le bronze des mitrailleuses

À travers Paris insurgé  »

Rimbaud n’a même pas encore dix-sept ans. Il n’a pas participé aux combats de la Commune. Il n’a séjourné que deux ou trois fois à Paris, semble-t-il, mais dans la célèbre lettre dite Du voyant, adressée en mai à son ancien professeur Georges Izambard qu’il ne ménage pas – «  Votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse  » –, il écrit ceci, qui est comme un programme  :

«  Je serai un travailleur  : c’est l’idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, où tant de travailleurs meurent encore tandis que je vous écris  !  » Un travailleur, sans doute faut-il entendre là sa conception de la poésie quand il écrira plus tard que «  la main à plume vaut la main à charrue  ». Pour lui, en effet, il n’est déjà plus question, si cela a jamais été, de faire de jolis vers comme des bibelots sur des cheminées ou à graver dans le marbre. «  Le poète, écrit-il encore dans l’Orgie parisienne, prendra le sanglot des infâmes, la haine des forçats, la clameur des maudits…  » Ce n’est pas nouveau chez Rimbaud. «  Le peuple n’est plus une putain  », écrit-il dans un poème antérieur, le Forgeron, lequel s’adresse au roi de France  : «  Tous nous avons mis ta Bastille en poussière  ». Il aurait été l’auteur aussi, selon la seule source il est vrai de Georges Izambard, d’une constitution «  communiste  », disparue. Sa prise de parti pour la Commune n’a rien d’une foucade. On pourrait même relever dans son œuvre ultérieure de fortes allusions à ces jours terribles d’espoir et de défaite. Curieusement, une large part de la critique semble avoir toujours pris cela du bout des doigts et de la plume. Jusqu’à d’invraisemblables contorsions. Ainsi, alors que deux poèmes de la période sont sans appel, le Chant de guerre parisien, parce qu’il parle de Thiers et de Picard, et les Mains de Jeanne-Marie, parce que l’épisode est clair, il s’est trouvé des critiques pour faire un sort à l’Orgie parisienne, qui ferait référence à la fin de la guerre avec la Prusse  ! En d’autres termes, Rimbaud, en ce mois de mai, entre les deux poèmes précédents, se serait dit tout à coup  : «  Et si je parlais de la Prusse  !  » C’est qu’en réalité, si l’on accepte aisément l’idée du Rimbaud voyant, adolescent génial et quelque peu illuminé, aux sens déréglés, plus de cent ans de couvercle idéologique posé sur le chaudron parisien de 1871 ont tenté d’étouffer la force politique de l’un des plus grands poètes français et l’un des seuls écrivains de l’époque, avec Vallès bien sûr, mais aussi Verlaine, qui n’ait pas craché sur les communards, jusqu’à l’ignoble, mais qui fut avec eux.

Verlaine, donc, que Rimbaud alors n’a pas encore rencontré. Il est son aîné de dix ans, mais c’est encore un homme très jeune. L’année précédente il a épousé Mathilde Mauté. On note la présence au mariage de Louise Michel. Elle a donné des cours à la jeune femme et est une amie de la famille. Verlaine, lui, est à Paris. La proclamation, le 18 mars, de la Commune l’enthousiasme, comme Mathilde, et il parlera de cette révolution comme de «  la plus large et la plus féconde de celles qui ont illustré l’histoire  ». Nombre de ses amis sont dans l’insurrection et même à sa tête, comme Raoul Rigault, procureur général, Andrieu et Delescluse, membres de la commission exécutive, Léo Maillet, membre de la commission de Justice, les écrivains et journalistes Eugène Vermersch ou Louis-Xavier de Ricard… À l’Hôtel de Ville, il est nommé chef du bureau de la presse, ce qu’il restera pendant toute la durée des événements. Singulièrement là encore, biographes et commentateurs ont souvent ironisé. Il n’aurait fait que découper des papiers dans les journaux. On raconte parfois, comme une preuve irréfutable de lâcheté et de pusillanimité, qu’il s’est caché pendant trois jours de la Semaine sanglante alors même que subsistent seulement quelques poches de résistance et que l’on exécute sommairement dans les rues tout ce qui ressemble de près ou de loin à un communard. On raille ses propos révolutionnaires qu’il n’aurait tenus que par bravade. On s’explique mal alors un poème comme les Vaincus, commencé peut-être avant la Commune mais revu et terminé après, avec un autre sens bien plus actuel qu’un vague poème historique, et dédié à Louis-Xavier de Ricard, ami et communard comme on l’a dit  :

«  Les vaincus se sont dit, dans la nuit de leurs geôles  :

Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encore (…)

Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance

Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.

La justice le veut d’abord, 
puis la vengeance,

Puis le besoin pressant d’opportuns lendemains  »

Tout le poème est un brûlot. Mais il est vrai, Verlaine, quelques années plus tard, se serait assagi, converti, loin de tout cela. Peut-être faut-il alors lire, en n’étant pas oublieux des événements encore chauds, certains poèmes du recueil Sagesse, dont celui-ci avec ces mots  :

« Tournez au son du piston vainqueur  !  »

Et, plus loin  :

« Tournez, dadas, sans qu’il soit besoin

D’user jamais de nuls éperons

Pour commander à vos galops ronds  :

Tournez, tournez sans espoir de foin…  »

À chacun de lire ces poèmes, écrits cinq ou six ans seulement après la Commune, avec un autre regard, peut-être, celui que pose Verlaine dès le début du recueil, d’un «  bon chevalier masqué qui chevauche en silence  »… Masqué. Il faut penser alors à André Breton et Aragon qui théoriseront «  la littérature de contrebande  », qui s’adresse à ceux qui peuvent la comprendre. En 1886, tout cela pourrait sembler effacé… Verlaine écrit pourtant une Ballade en l’honneur de Louise Michel  :

«  Nom des cieux, cœur divin qu’exile

Cette espèce de moins que rien

France bourgeoise au dos facile,

Louise Michel est très bien  ».

Maurice Ulrich

Louis Rossel (1844-1871) « Avec ceux 
qui n’ont pas capitulé »

Le seul officier qui rompit avec l’armée devint 
le chef des opérations militaires de la Commune. Son engagement soulignait l’attitude capitularde de la hiérarchie bonapartiste et royaliste 
qui préférait Bismarck à la République.

« Si avant peu, vous n’avez pas refait l’armée, c’est l’armée qui défera la République » L’homme qui lance cette mise en garde va être fusillé moins d’une heure plus tard ce matin du 28 novembre 1871 dans la plaine de Satory, près de Versailles. Il n’a que vingt-sept ans, mais a dirigé l’armée des fédérés. Le colonel Louis Nathaniel Rossel est le seul officier supérieur à s’être engagé au côté des Communards. L’armée lui fera payer très cher sa dissidence. Dans son réquisitoire au conseil de guerre qui le condamne à mort, le 7 octobre 1871, le procureur militaire tonne  : « La solidarité qui relie étroitement tous les membres de l’armée fait rejaillir sur nous la tache indélébile qu’il a imprimée à l’honneur militaire. » Or c’est précisément au nom de l’honneur militaire que Rossel a combattu l’armée versaillaise. dont les chefs furent plus prompts à sabrer les ouvriers de Belleville qu’à affronter les troupes prussiennes.

Cette attitude capitularde et complice, nul mieux que le maréchal Bazaine ne peut l’incarner. Le jeune capitaine du génie, sorti de Polytechnique, Louis Rossel, a servi sous ses ordres à Metz. Sans combattre, Bazaine s’est laissé enfermer dans la ville avec une armée de quarante mille hommes. Rossel et quelques autres officiers projettent d’arrêter le maréchal félon afin de le traduire devant le conseil de guerre. Il espère qu’une telle initiative permettra au commandement de l’armée de se ressaisir. Découvert, il est emprisonné mais parvient à s’évader et à rejoindre l’armée de la Loire. Il rencontre Léon Gambetta à Tours, veut le convaincre des possibilités de reprendre l’offensive. Le ministre le déçoit. Il lui écrira par la suite une lettre sévère  : « Ce qui vous a manqué, c’est l’intelligence militaire, c’est aussi ce défaut qui vous a perdu. La décision et l’audace dont vous étiez rempli ont honteusement fait défaut à vos généraux. » Rossel est chargé d’une mission dans les armées du Nord puis il est commandant du camp de Nevers.

Le 18 mars 1871, l’insurrection parisienne répond à la capitulation du gouvernement présidé par Adolphe Thiers. Rossel envoie alors le 19 mars sa célèbre lettre au ministre de la Guerre, le général Le Flö  : « J’ai l’honneur de vous informer que je me rends à Paris pour me mettre à la disposition des forces gouvernementales qui peuvent y être constituées. Instruit par une dépêche de Versailles rendue publique aujourd’hui qu’il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range sans hésitation du côté de celui qui n’a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs de généraux coupables de capitulation. » Cette missive lui vaudra une rancune mortelle de la part de l’armée. Lors de son procès devant le conseil de guerre, le commissaire du gouvernement, le commandant Gaveau, parle de « conduite criminelle » en « pactisant avec ces misérables qui devaient terminer leurs forfaits par l’assassinat et l’incendie en reniant le drapeau tricolore pour prendre en main l’étendard de la révolte ».

Dans la courte histoire de la Commune, Rossel a occupé d’importantes fonctions tout en entretenant des relations parfois orageuses avec le comité central qui siège à l’Hôtel de ville. À peine arrivé dans la capitale, il reçoit le commandement de la légion du 17e arrondissement. Les premiers accrochages entre l’officier qui veut imposer la discipline militaire à des cordonniers, des cochers de fiacre, des apprentis, plus fervents républicains qu’experts dans le maniement du chassepot. La « troupe » gronde. Le voilà mis aux arrêts dès le 2 avril, mais immédiatement libéré et nommé chef d’état-major de Gustave Cluseret, délégué à la guerre. Il a été président de la commission des barricades érigées dans tous les points stratégiques de Paris, président de la cour martiale. Enfin il remplace Cluseret comme délégué à la guerre et chef des opérations militaires. Il se dépense sans compter pour organiser la défense, diriger l’artillerie, réquisitionner des chevaux, unifier le commandement. Des règles de combat très strictes sont établies, dont la violation est passible de la peine de mort. Le 8 mai, la prise du Moulin Saquet et du fort d’Issy par les troupes de Versailles provoque sa démission. Dans une lettre au comité central, il déplore les entraves qu’il rencontre dans l’accomplissement de sa mission. La Commune décide son arrestation. Rossel reste caché dans un hôtel du boulevard Saint-Germain où il sera arrêté par les versaillais le 7 juin. Fin septembre, un premier conseil de guerre le condamne à la peine capitale, mais le jugement est annulé pour vice de forme. Le verdict sera confirmé lors du second procès. Une campagne se déclencha en sa faveur, à laquelle prit part Victor Hugo… Mais M. Thiers voulait faire un exemple, la grâce fut refusée et Rossel exécuté avec deux autres communards  : l’ancien délégué à la sûreté Ferré et le sergent Bourgeois.

Louis Rossel était né en 1844 à Saint-Brieuc, où son père, officier, était alors en garnison. Dans son engagement dans la Commune, il resta marqué par son milieu bourgeois, protestant et militaire. Sa famille était profondément républicaine  : son oncle, maire d’un village du Gard, fut destitué par Napoléon III après le coup d’État du 2 décembre 1851 et son père avait voté non au plébiscite.

Louis Rossel a servi la Commune en militaire, parce que celle-ci était à ses yeux la seule autorité qu’il reconnut comme légitime car n’ayant pas capitulé. Mais le jeune homme est pleinement engagé dans le mouvement d’idées qui agite la population parisienne. Ainsi déclare-t-il devant le conseil central de la Commune le 2 mai 1871  : « En haine du vieil ordre social, je suis venu me ranger sous le drapeau des ouvriers de France. J’ignore ce que sera l’ordre nouveau du socialisme  ; je l’aime de confiance. Il vaudra toujours mieux que l’ancien. »

Jean-Paul Piérot

Maxime Vuillaume (1844-1925) Les mots au service de l’histoire, les Cahiers rouges en héritage

Journaliste, Maxime Vuillaume a choisi la plume. Pour faire vivre les idéaux de la Commune, il a rédigé dix cahiers, comptes rendus au plus proche de la réalité, témoignages d’un militant survivant.

« Je n’ai rien caché, ni omis de ce que j’ai appris, mon récit dût-il, en certains passages, être sévère pour les exécuteurs. Je n’avais pas à faire œuvre de parti si je voulais faire œuvre de vérité.  » Profession de foi. Lorsque Maxime Vuillaume écrit ces lignes, «  voilà plus d’un tiers de siècle que la Commune est morte  ». En acharné de la cause d’un peuple ayant affronté le pire, pourfendeur de l’amnistie-amnésique qui couvre d’un voile opaque ce printemps 1871, Maxime Vuillaume publie en 1908 une première mouture de ses Cahiers rouges, chronique à vif de l’insurrection communaliste, que préface son ami Lucien Descaves  : «  À chaque ligne de ces cahiers de la Commune perce non pas le regret mais la fierté d’en avoir été. (…) Il ne dit pas qu’il fut héroïque, mais il dit où furent l’héroïsme, la conviction et le désintéressement, toutes choses qui ne courent plus les barricades.  »

Journaliste-militant, militant-journaliste, au fond, qu’importe, Maxime Vuillaume n’est pas homme à être simple transcripteur de son temps. Trempé au bain des milieux étudiants du Quartier latin, au sortir d’un passage éclair à l’École des mines qu’il intègre en 1865, le jeune homme acère sa plume dans quelques publications enflammées et nourrit son opposition au second Empire. L’année 1870 fera le reste, achevant de le convaincre de passer à l’action. Sans abandonner l’écriture, Vuillaume intègre le 248e bataillon de la garde nationale et participe activement au soulèvement contre le gouvernement de la défense nationale. Nous sommes en janvier 1871. En parallèle, il écrit, entre autres, dans les colonnes de la Patrie en danger, dirigée par son mentor Auguste Blanqui, dans celles de la Caricature et du Vengeur. L’hiver 1871 accouche d’un printemps ardent, un printemps indélébile. Communard à perpétuité, viscéralement du côté du peuple, Maxime Vuillaume nourrit, en ces semaines de bouillonnement démocratique, un projet. Un grand projet  : faire renaître le Père Duchesne, de Jacques-René Hébert, journal imprimé sous la Révolution française. À dessein, il s’associe aux journalistes Eugène Vermersch et Alphonse Humbert. Et le 6 mars 1871, «  douze jours avant le 18 mars, le Père Duchêne hurle dans Paris, grondant et affolé, sa première grande colère  », écrit Maxime Vuillaume. Tirage  : 60 000 exemplaires  ! Un plébiscite. Le journal aura même son bataillon de francs-tireurs, les enfants du Père Duchêne, «  caserné à la Cité  ». L’inextinguible Vuillaume accumule les contributions extérieures. Il signe au Journal officiel de la Commune et à l’Estafette, fonde la Sociale, à quatre mains avec André Léo, romancière et journaliste, féministe jusqu’au bout des ongles. Soixante-huit numéros plus tard, le 22 mai, au crépuscule de la Commune, le Père Duchêne disparaît. «  À quoi serviraient maintenant une “grande colère” ou une grande joie – peu probables, hélas  ! L’heure n’est plus aux paroles. Le Père Duchêne à vécu  », appose en épitaphe Maxime Vuillaume. Arrêté deux jours plus tard, le 24 mai, au plus fort de la Semaine sanglante, les armes versaillaises l’attendent, cour martiale du Luxembourg. Une journée en enfer, consignée scrupuleusement dans le premier des Cahiers rouges. Suivront neuf autres. Souvenirs d’un fédéré, journaliste, combattant de chaque instant…

Et pourtant, si fondamentaux qu’ils soient, leur auteur hésita longtemps à livrer à l’opinion ses Cahiers rouges, souvenirs de la Commune. Persuadé par Lucien Descaves (membre de l’académie Goncourt), Vuillaume consentira, enfin, à les faire publier. Mais les refus des maisons d’édition s’enchaînent. Il trouvera finalement en Charles Péguy un éditeur et un ami. Infortunément, «  les Cahiers ne rencontrèrent d’écho qu’auprès des historiens, des passionnés de l’année terrible et des esprits libres ou curieux  », note Maxime Jourdan, qui a compilé, annoté et présenté les dix Cahiers de Vuillaume, pour la première fois publiés en un seul pavé… en 2011 (1)  !

Témoin-acteur depuis la première heure, assistant jusqu’à son terme à l’agonie de «  sa  » Commune, il se résout à passer la frontière en juillet 1871 et à rallier Genève. «  On met le pied sur le sol étranger, la tête et le cœur encore brûlants, tout meurtris de la lutte ardente dont on est à peine sorti  », écrit Vuillaume. Quelques semaines plus tard, le 20 novembre, il est condamné à mort par contumace par le 3e conseil de guerre permanent qui siège à Versailles. S’ensuit une errance de deux ans durant laquelle Maxime Vuillaume arpente les terres helvétiques et court après l’argent. Les travaux de percement du tunnel du Saint-Gothard, en 1873, lui offrent l’opportunité de poser ses valises. Ingénieur de formation, il est engagé en qualité de secrétaire général par la Compagnie du chemin de fer du Saint-Gothard, en charge du chantier. Désormais installé à Altdorf, dans le canton suisse d’Uri, il vit avec sa femme Marie et ses deux enfants, Maxime-Henri et Marie-Marguerite. Des jours paisibles en somme, qu’il poursuivra à San Pier d’Arena (à côté de Gênes), où il est nommé directeur d’une fabrique de dynamite, puis en Russie, dans le bassin houiller de Donetz. Gracié le 17 mai 1879, il ne retrouve Paris qu’en 1887. Fin de l’exil.

Lorsque, au premier trimestre 1908, parurent les trois premiers Cahiers, Maxime Vuillaume prête encore sa plume à quelques grands journaux (le Républicain, l’Aurore). En publication échelonnée, les trois Cahiers suivants sortent des presses un an plus tard, les autres suivent jusqu’au dernier, au seuil de la Grande Guerre. Commotion. Charles Peguy, l’ami, tombe sous les balles allemandes à l’automne 1914. La blessure est immense. Maxime Vuillaume «  commet alors (…) de menues brochures bellicistes exsudant un chauvinisme enfiévré et une germanophobie rabique  », écrit Jourdan. Fourbu, Maxime Vuillaume repose définitivement le porte-plume en 1921. Sans un sou, il meurt à l’hospice Galignani de Neuilly-sur-Seine, le 25 novembre 1925.

Deux siècles les séparent. En novembre 1644, John Milton écrivait  : «  Un bon livre est le précieux élixir de vie d’un esprit supérieur, embaumé et recueilli dans le but d’avoir un supplément de vie après la vie.  » Maxime Vuillaume nous a légué ce «  supplément de vie après la vie  », ses Cahiers rouges, souvenirs de la Commune.

(1) Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges. Souvenirs de la Commune, 
édition intégrale inédite. Éditions la Découverte, 720 p, 27,50 euros.

Marion d’Allard

Walery Wroblewski (1836-1908) L’un des meilleurs chefs militaires de la Commune

Le général Wroblewski, commandant la 3e armée fédérée, a opposé une résistance acharnée aux versaillais avant et pendant 
la Semaine sanglante.

Walery Wroblewski est né le 5 décembre 1836 à Zoludek, à l’est de la Pologne, aujourd’hui en Biélorussie, dans une famille de propriétaires terriens appartenant à la petite noblesse. Il fait ses études à Vilnius et à Saint-Pétersbourg, à l’Institut supérieur des eaux et forêts. Dans cette dernière ville, il rencontre des démocrates révolutionnaires russes qui influencent ses opinions démocratiques. Après ses études, il travaille dans la région de Grodno en militant en même temps pour une plus grande justice sociale.

En janvier 1863 éclate l’insurrection des démocrates polonais contre la domination russe. Walery Wroblewski y prend une part active en commandant un groupe de maquisards.

Dans ses Cahiers rouges au temps de la Commune, le journaliste et communard Maxime Vuillaume rappelle que «  Wroblewski jouissait, parmi ses compatriotes combattants de l’insurrection, d’un prestige militaire mérité  ». L’insurrection vaincue, Wroblewski passe quelques mois en Galicie, alors sous domination autrichienne. Ensuite, comme beaucoup de ses compatriotes, il se réfugie à Paris. De 1866 à 1871, il habite, dans le 17e arrondissement, une modeste chambre. Très bon pianiste, il donne des leçons de musique et participe à des concerts.

Il reprend son activité politique en adhérant à l’Union des démocrates polonais, qui lutte pour une Pologne «  bâtie des mains de ses travailleurs et libérée de la domination tsariste  ».

Après le 4 septembre 1870, il propose en vain au général Trochu, chef du gouvernement, la formation d’une légion polonaise pour la défense de Paris contre les Prussiens. Pour lutter contre l’envahisseur, Wroblewski s’engage dans la garde nationale.

Après le 18 mars 1871, la Commune lui confie le commandement de la cavalerie 
fédérée sur la rive gauche de la Seine. La 
Commune lui donne, avec le grade de général, le commandement de la 3e armée fédérée, qui défend le sud de Paris avec les forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge, Bicêtre et d’Ivry. Il établit son quartier général à Gentilly.

Le 9 mai, l’armée versaillaise, renforcée par les prisonniers de guerre de Sedan et de Metz libérés par les Allemands, réussit à s’emparer des forts de Vanves et d’Issy. Le 11 mai, à la tête des 105e et 187e bataillons fédérés (qui comptent beaucoup de Polonais), Wroblewski reprend le fort de Vanves et s’y maintient deux jours. En raison de la puissance de feu de l’ennemi, les fédérés sont contraints de reculer jusqu’aux fortifications de Paris.

Le 20 mai, les versaillais entrent dans Paris par la porte de Saint-Cloud. Le 23 mai, ils occupent le 14e arrondissement.

Wroblewski, rappelé de son quartier général de Gentilly, s’installe à la mairie du 13e arrondissement. Il veut concentrer toute la résistance sur la rive gauche. Les forts du Sud encore aux mains des fédérés, la vallée de la Bièvre et la montagne Sainte-Geneviève constituent des défenses naturelles. Il fortifie la Butte-aux-Cailles, prochain objectif des versaillais. Il dispose de 3 000 à 4 000 fédérés. Il fait installer seize pièces d’artillerie pointées sur les points stratégiques occupés par les versaillais. De fortes barricades sont élevées sur les boulevards qui convergent vers la place d’Italie.

Le 24 mai, un intense combat d’artillerie a lieu entre la batterie versaillaise de la place d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) et la batterie fédérée de la Butte-aux-Cailles. Les versaillais, qui occupent la rive gauche de la Bièvre, tentent de franchir la rivière pour se lancer à l’assaut de la Butte. Les fédérés se précipitent à leur rencontre. À quatre reprises ils font une démonstration offensive et repoussent l’assaut des versaillais. À huit heures du soir, les positions sont les mêmes de part et d’autre.

Au cours de la nuit suivante, les versaillais installent des batteries d’artillerie pour écraser les positions fédérées. Le 25 mai, ils se frayent un passage entre le chemin de fer de ceinture et les fortifications. Ils se lancent de nouveau à l’assaut de la Butte de face et de côté. Après trente-six heures de défense acharnée, sur le point d’être encerclé, Wroblewski est contraint à la retraite. Il parvient à faire passer sur le pont d’Austerlitz un millier de ses combattants et une partie de ses canons.

Il se rend à la mairie du 11e arrondissement, où la Commune s’est installée après avoir évacué l’Hôtel de Ville. Delescluze lui propose le commandement général des troupes de la Commune. Mais celles-ci se réduisent à quelques centaines d’hommes. Wroblewski ne peut accepter dans ces conditions. Il refuse et continue la lutte jusqu’au bout comme simple garde national.

Après la Commune, Wroblewski passe en Angleterre, où il vit dans l’entourage de Marx. Il devient correspondant pour la Pologne de l’Internationale. À ce titre, il participe au 5e congrès à La Haye, du 2 au 7 septembre 1872. En 1885, il revient à Paris où il occupe un modeste emploi dans la presse. Très malade, il doit cesser toute activité en 1900.

Wroblewski meurt le 5 août 1908 à Ouarville (Seine-et-Oise), chez son ami et compatriote, le docteur Gierzinski. Il est inhumé le 16 août face au mur des Fédérés, où vient d’être posée la plaque qui, aujourd’hui encore, rend hommage à la Commune. Plusieurs milliers de personnes, arborant l’églantine et la cocarde rouge, avaient suivi son cortège funèbre de la gare d’Orléans au Père-Lachaise. Dans l’Humanité du 12 août 1908, l’ancien communard Édouard Vaillant estimait que «  c’était à lui qu’aurait dû être confiée la direction militaire générale de la Commune  ».


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