L’Argentine à la croisée des chemins devant la mobilisation de l’oligarchie foncière :

vendredi 25 juillet 2008.
 

Après quatre mois de conflit entre le gouvernement et les entrepreneurs agricoles pour les gains extraordinaires des exportations de grains, dus aux cours internationaux très élevés, le Sénat rejete le projet du gouvernement. Cette « victoire » des tenants du modèle agro-exportateur et de la droite affaiblit le gouvernement qui prônait la « redistribution des richesses » mais inaugure peut être aussi, paradoxalement, une nouvelle donne. Comment en est-on arrivé là, les enjeux du conflit.

Le 13 mars dernier, le gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner émet un décret qui augmente les taxes sur les exportations de grains (dans leur immense majorité du soja OGM) en les rendant mobiles (c’est à dire que leur montant est indéxé sur l’évolution des cours internationaux) (1). Une des raisons officielles avancée par le gouvernement est de combattre l’inflation, en maintenant stables les prix internes des aliments et en les rendant indépendants des prix internationaux. Et ce, au moment où beaucoup de pays souffrent de famines et de révoltes de la faim pour ne pas avoir appliqué de mesures préventives à temps vu que la hausse des cours des aliments est un phénomène mondial.

A partir de cette date, quatre entités agricoles, l’oligarchique Société Rurale (2), les Confédérations Rurales, Coninagro et la Fédération Agraire (cette dernière censée représenter les « petites » et moyennes exploitations (3)), et derrière elles les principales multinationales agro-exportatrice (4) entrent en "résistance" contre le décret. Durant plus de trois mois, elles vont opérer un "lockout patronal" consistant à ne pas commercialiser leur production (officiellement car elles n’ont pas arrêté d’exporter pour autant, souvent de manière clandestine) (5), mesure qui a mis en cause l’approvisionnement des villes et a contribué à augmenter les prix des produits, et à bloquer les routes des provinces de la Pampa.

Le 10 juin, devant l’ampleur et la durée du conflit, Cristina Fernandez a été contrainte d’annoncer que les taxes sur les exportations allaient alimenter un « fonds de Redistribution Sociale » (6). Cette décision a été prise dans le but de justifier les taxes et a eu comme conséquence de polariser encore plus le conflit entre « riches » et « pauvres » et d’une certaine manière de générer une polarisation classique entre péronistes et anti-péronistes (droite et une partie de l’extrème gauche ensemble !!). Les deux secteurs organisent des mobilisations qui rassemblent des dizaines de milliers de personnes, les uns contre l’augmentation des taxes, qualifiée de « mesure d’extorsion », les autres pour « défendre la démocratie » (on parle alors de « déstabilisation d’un gouvernement élu démocratiquement », certains évoquent même un « coup d’Etat »).

Le 19 juin, le gouvernement décide, répondant à une demande des "agriculteurs", de faire ratifier le décret au parlement. Début juillet, la Chambre Basse, malgré les pressions et menaces des entrepreneurs agricoles, et après y avoir apporté des modifications favorisant les plus petits producteurs, vote en faveur du projet gouvernemental. Le 17 juillet, au Sénat, après plus de quinze heures de session, 35 sénateurs votent en faveur du projet de loi et 35 votent contre (toute la droite plus dix sénateurs de la majorité présidentielle). Comme le prévoit le règlement du Sénat, c’est le président de celui-ci qui doit trancher, Julio Cobos, également vice-président de la Nation (élu avec Cristina Fernandez lors des élections présidentielles de mai dernier), rejoint les voix de l’opposition, ouvrant une crise politique dans le pays.

Comment en est-on arrivé là ?

Bilan de la présidence de Nestor Kirchner

Nestor Kirchner arrive au pouvoir en 2003 après la révolte populaire de décembre 2001 qui renversa le président du Parti Radical (UCR), Fernando De la Rua. Une décennie de politique néolibérale a mis le pays en « faillite » et la majorité de la population dans la pauvreté (7). Il s’en prend alors à la Banque Mondiale, au FMI, entreprend une réforme des institutions (en particulier de la Cour Suprême de Justice) et impulse l’annulation des lois d’impunité des crimes de la dernière dictature militaire. Au niveau politique, il tente une ouverture (appelée à l’époque la « transversalité ») visant à rassembler autour de lui, au-delà de son parti d’origine, le Parti Justicialiste (péroniste), complètement compromis dans le néolibéralisme des années 90 avec Menem, et fonde le Front pour la Victoire. C’est sous cette étiquette que Cristina Fernandez de Kirchner, son épouse, a été élue présidente en mai dernier avec Julio Cobos (ex gouverneur de la province de Mendoza, provenant du parti radical).

Les quatre ans de présidence de Kirchner ont représenté une réinstitutionalisation politique, une récupération économique surfant sur la compétitivité de la monnaie locale par rapport au dollar, une amélioration relative des indicateurs sociaux, en particulier de ceux du chômage et de la pauvreté, une politique de défense des « droits de l’homme » plus focalisée sur les années de dictature que sur l’actualité, mais aucun changement de fond du modèle économique libéral. Cristina Fernandez prend la relève de son mari pour, officiellement, approfondir la « politique de changement », avec un discours orienté vers les classes populaires (dans la tradition péroniste).

Derrière les rétentions

Un des grands problèmes auquel est confronté le gouvernement est l’inflation galopante, de l’ordre de 30 % par an. Face à celle-ci, le gouvernement manipule les chiffres de l’Institut des Statistiques (Indec), d’après lui, les prix augmente de 10 % par an. Manipulation dénoncée depuis des mois par les travailleurs de l’Indec et dont évidemment tout le monde se rend compte. L’inflation est un des facteurs qui contribuent indirectement au fait que 30 % des argentins sont pauvres et que la malnutrition fait des ravages. Pour essayer d’enrayer la spirale inflacionniste, le gouvernement, avec la complicité de la CGT, limite les augmentations de salaires et ne combat pas le travail au noir (près de 40 % des travailleurs).

Au-delà du discours officiel

La raison pour laquelle le gouvernement a décidé en mars dernier d’augmenter les taxes sur les exportations est de « s’accaparer » d’une partie des super-profits que celle-ci génère, fondamentalement pour alimenter les réserves fédérales (actuellement de près de 50 milliards de dollars), payer les intérets de la dette externe (proche des 200 milliards de dollars !!!), soutenir la compétitivité du peso par rapport au dollar (ce qui d’ailleurs favorise le secteur agro-exportateur), alimenter un fonds anti-crise, réaliser quelques investissements publics (toutes les oeuvres d’infrastructures sont l’occasion d’une inauguration officielle avec présence de la présidence et discours légitimiste), sans oublier le détournement d’une partie (corruption).

Leçons politiques

Sur un plan politique, les mobilisations des entrepreneurs agricoles en défense de leurs super-profits ont permis á la droite argentine, sans projet de pays, divisée et électoralement minoritaire, de retrouver un certain protagonisme médiatique (on pourrait comparer ce phénomène avec celui en oeuvre en Bolivie où la droite politique, relativement marginalisée, retrouve un second souffle en surfant sur les demandes d’autonomies régionales).

Après que sa femme ait remporté les élections présidentielles de mai dernier, Nestor Kirchner a pris la tête du Parti Justicialiste (péroniste), c’est à dire qu’il rejoint sa famille politique d’origine. Lors des diverses manifesations de soutien au projet de taxes du gouvernement, on a vu le retour de tous les vieux appareils péronistes (dont les fiefs municipaux de la grande banlieue de Buenos Aires et leur clientélisme politique) qui, avec Menem, ont vendu le pays aux multinationales, plongé la majorité de la population dans la misère, participé de la corruption effrénée (7). Il est indéniable que ce fait provoque une prise de distance de nombreux secteurs de la population, à commencer par une partie des « recomposées » classes moyennes argentines (l’autre ayant voté pour la droite lors des dernières élections).

Il est encore un peu tôt pour dire si le geste de Julio Cobos, président du Sénat, au-delà de la trahison qu’il représente, signifie la fin de la politique de « concertation » qui a vu plusieurs radicaux rejoindre les Kirchner.

Et maintenant ?

Alors que le pays est sorti de la « crise » de 2001, que la croissance économique qui est de l’ordre de 9 % par an bénéficie essentiellement aux secteurs historiquement les plus privilégiés en raison de la continuité du modèle néolibéral (8), le conflit avec les « agriculteurs », son issue et la nouvelle situation politique sont peut-être, paradoxalement, l’occasion pour le gouvernement de « redoblar la apuesta », c’est à dire de mettre en place une véritable politique de « redistribution des richesses » au-delà des discours. Car un des enseignements de la crise est aussi le fait qu’une majorité d’argentins est d’accord avec les taxes sur les exportations, une majorité silencieuse complètement ignorée par les médias (9) et une minorité active se mobilisant avec ses propres mots d’ordre sans être subordonnée au gouvernement (10).

Notes

1- Les taxes mobiles s’appliquent au tournesol, au blé, au mais mais surtout au soja qui représente le gros des exportations, pour celui-ci leur montant passe de 35 à 44 %. Voir « Argentine : 75 jours de conflit entre le gouvernement et les agriculteurs »,

2- Un des acteurs du lockout patronal est le représentant historique de l’oligarchie, la Société Rurale argentine (SR). Elle a soutenu tous les coups d’Etat militaires du XXème siècle et est à l’origine du massacre de milliers d’ouvriers agricoles en grève pour l’amélioration de leurs conditions de travail en patagonie en 1921 (immortalisé par le film de Osvaldo Bayer, La Patagonia Rebelde). Le 24 mars 1977, un an après le coup d’Etat militaire de 1976 qui a fait 30 000 morts, elle a publié une lettre ouverte "La Société Rurale Argentine au pays" dans laquelle elle apporte son soutien au "gouvernement des Forces Armées" et termine par "La SR réitère face aux producteurs et à la citoyenneté en général son appui à toute action qui signifie compléter le processus initié le 24 mars 1976, pour ainsi pouvoir parvenir aux buts proposés qui en définitive sont les grands objectifs nationaux".

3- Voir « Argentine : comment gagner la guerre en dormant avec l’ennemi »,

4- Voir « La faim de l’agro-business (ou les ennemis de l’Humanité) »,

5- Dans les cinq premiers mois de 2008, malgré le lockout, les profits des compagnies exportatrices de soja OGM ont atteint 1,4 milliard de dollars, 70 % de plus qu’à la même époque de l’année dernière. Les exportations de mais ont augmenté de 9 % (situant le pays au second rang mondial). L’Argentine est le premier exportateur mondial d’huile de soja OGM, dans les conq premier mois de l’année, le secteur a engendré 840 millions de dollars de plus que dans la mëme période de 2007 (augmentation de 67%).

6- Fonds de Redistribution Sociale : 50 % pour la construction de 30 hopitaux, 20 pour logements populaires, 20 % pour les routes rurales, puis 10 % pour soutenir l’agriculture familiale.

7- Voir l’excellent film de Fernando « Pino » Solanas, « Mémoire d’un sacage »

8- L’Argentine produit plus de 30 milliards de dollars par an, 73,3 % sont accaparés par les patrons. 100 000 personnes gagnent la même quantité d’argent que 20 millions d’habitants. 2,1 millions d’argentins souffrent de la faim.

9- Durant le lock-out patronal, l’immense majorité des médias contrôlés par les monopoles économiques dont le groupe multimédias Clarin (journaux, radios, télévisions, cables), a été ouvertement contre l’augmentation des taxes et en faveur des protestations des entrepreneurs agricoles. A un journaliste qui demandait à Luciano Miguens, président de la Société Rurale, comment il voyait les médias, celui-ci a répondu : "tous en notre faveur". Alfredo De Angelis, un des leaders médiatiques des barrages de routes, au terme d’une des nombreuses interview du canal TN, a prononcé ces mots : "Merci Santo pour tout ce que vous, les gens du canal, font pour nous". Dès le début du conflit et du lock-out patronal, les médias ont transmis des reportages en direct des barrages, ont invité les entrepreneurs agricoles à la majorité de leurs programmes politiques pour amplifier leur protestation. Le 14 juin, la gendarmerie a monté une opération pour libérer les routes de la province de Entre Rios, sans gaz, sans armes, poussant les bloqueurs. A cette occasion, elle a "porté" De Angelis dans un camion et celui-ci a passé 4 heures en garde à vue. Les médias ont vivement dénoncé la "répression", tandis que lorsque ce sont les chomeurs qui bloquent les routes pour protester contre la misère, et non pour protester contre une baisse de leurs profits, ces mêmes médias demandent l’intervention des autorités pour garantir la "libre circulation". Le soir mëme, des beaux quartiers de la capitale, une partie des classes moyennes est descendue dans les rues avec des casseroles.


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