1983 Et la droite française devint libérale

mercredi 24 janvier 2024.
 

L’année 1983 entérine le basculement libéral du mouvement gaulliste. Adepte du « dirigisme », le fondateur de la Ve République avait louvoyé entre l’Etat et le marché. Jusqu’en 1981, le principal parti de la droite revendiqua l’ interventionnisme étatique dans l’économie.

Par François Denord

Le 23 janvier 1983, le Rassemblement pour la république (RPR) conviait ses adhérents à un congrès exceptionnel. En prévision des élections municipales de mars 1983, le parti de M. Jacques Chirac rendait publics un « Projet politique » et surtout un « Plan de redressement économique et social ». « Ce n’est qu’en allégeant le poids des prélèvements obligatoires, précisait le document, en restreignant le domaine de l’intervention de l’Etat, qu’elle soit financière, juridique ou administrative, en rendant la liberté aux Français qu’on les conduira à entreprendre, à innover, à progresser, que nos comptes seront équilibrés, notre monnaie garantie, notre place dans le commerce mondial préservée. »

Moins d’impôts, moins d’Etat, plus d’entreprise égale équilibre budgétaire, stabilité monétaire et compétitivité internationale. Inscrite au programme d’un parti de droite, la formule peut paraître banale. Dans le cas d’une formation héritière du gaullisme, elle ne l’est pas : à la fin des années 1970, M. Chirac se réclamait d’un « travaillisme français » et dénonçait le libéralisme débridé du gouvernement de Raymond Barre. Mieux encore, il affirmait que « le créneau de la social-démocratie est occupé sociologiquement par le RPR » et que « l’inspiration sociale-démocrate est proche du projet gaulliste » (1). En l’espace de quelques années, le gaullisme « social » a donc cédé la place au libéralisme à la mode américaine.

On serait bien en peine de définir la doctrine économique du gaullisme. Son inspirateur, Charles de Gaulle, estimait que la vie économique suppose « une impulsion, une harmonisation, des règles, qui ne sauraient procéder que de l’Etat (2) ». Dans le domaine social, ce dirigiste prêchait l’association capital-travail, la « participation », une troisième voie entre capitalisme et socialisme (3). Le mouvement gaulliste a toujours compté son lot de libéraux, de planificateurs et même de progressistes, les « gaullistes de gauches », aussi minoritaires fussent-ils.

Si les gouvernements des années 1960 se gardèrent bien de remettre en cause l’économie de marché, conserver le pouvoir en maintenant l’unité de la famille gaulliste supposait des compromis. De Gaulle disparu, une dyarchie s’instaura même un temps à la tête de l’Etat. D’un côté, Georges Pompidou ne faisait pas mystère de ses convictions libérales. De l’autre, Jacques Chaban-Delmas, premier ministre qu’on a pu qualifier de « plus à gauche des gaullistes de gouvernement (4) », prônait l’instauration d’une « nouvelle société » et plaidait pour la revalorisation de la planification, cette « ardente obligation », selon le mot célèbre du général de Gaulle.

Manteau de vison et bleu de travail

Quand, à l’occasion de l’élection présidentielle de 1974, M. Chirac « trahit » Chaban-Delmas et accepte de devenir le premier ministre de M. Valéry Giscard d’Estaing, la balance semble devoir pencher du côté libéral. Il n’en est rien : loin de faire l’unanimité chez les gaullistes, M. Chirac mène une politique de relance toute traditionnelle. « Si un certain libéralisme économique absolu n’est plus défendu par personne, et si le bureaucratisme de l’Est déplaît au plus grand nombre, eh bien, explique-t-il alors, c’est qu’il existe une troisième voie (5). »

Démissionnaire en 1976, M. Chirac crée le RPR avant de conquérir la mairie de Paris en 1977. Pendant près de quatre ans, son parti fustige le néolibéralisme gouvernemental incarné par Barre et se réclame d’un double héritage : celui du gaullisme, mais aussi celui de la gauche républicaine. Pris en tenaille entre majorité libérale et opposition socialiste, le parti chiraquien paraît à bout de souffle quand son dirigeant lance en décembre 1978 le célèbre « appel de Cochin ». Dans une veine très gaullienne, il rejette l’« inféodation » de la France à l’Europe et conspue l’Union pour la démocratie française (UDF), « parti de l’étranger ».

Le salut viendra par la proclamation d’une « rupture ». En adoptant pour l’élection présidentielle de 1981 une plate-forme électorale qui ne repose plus sur les piliers du gaullisme économique (planification, participation), M. Chirac fait peau neuve. C’est M. Edouard Balladur qui l’incite à réorienter le projet politique du RPR. Conseiller d’Etat parti « pantoufler » dans le privé, cet ancien collaborateur de Pompidou s’inspire de la vague qui a porté Mme Margaret Thatcher et Ronald Reagan au pouvoir : moins d’impôts, moins d’Etat-providence. Dans l’entourage de M. Chirac, deux personnages jouent également un rôle de premier plan : M. Alain Juppé, agrégé de lettres et ancien élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA), parti suivre la campagne de Reagan aux Etats-Unis ; M. Yvan Blot, autre énarque, entré au RPR en 1978. M. Balladur fixe le cap, M. Juppé tient la plume, M. Blot façonne les arguments. Il les puise au Club de l’Horloge, qu’il préside depuis 1974. Aujourd’hui connu pour sa proximité avec l’extrême droite, ce cénacle fondé par d’anciens élèves de l’Ena s’emploie à mettre sur pied une droite nationale et libérale en facilitant le dialogue entre élus, responsables patronaux et intellectuels libéraux.

L’époque de la « troisième voie » est bel et bien révolue. Sorte de Barry Goldwater – candidat républicain et héraut du libéralisme radical lors de l’élection présidentielle américaine de 1964 (6) – à la française, M. Chirac dénonce, contre M. Giscard d’Estaing, « une majorité qui brandit en permanence les slogans de liberté, d’initiative, de responsabilité, mais qui laisse, jour après jour, s’insinuer sournoisement une sorte de collectivisme rampant, en développant l’emprise de plus en plus grande de l’Etat sur la vie des individus, comme sur l’activité des entreprises ». A tel point que l’opposition « voit petit à petit se réaliser son programme sans y être pour rien (7) ». Le président du RPR adopte les revendications traditionnelles des libéraux : baisse des impôts, réduction des dépenses publiques, non-remplacement de la moitié des départs en retraite des fonctionnaires, suppression de la taxation sur les plus-values et la taxe professionnelle, allégement des droits de succession pour les petites et moyennes entreprises (PME) et simplification des licenciements. Des mesures ciselées pour flatter cette fraction de l’électorat effrayée par les cent dix propositions électorales du candidat François Mitterrand. Et pour conquérir la suprématie à droite après la défaite escomptée du camp giscardien.

En 1981, le libéralisme a permis au candidat Chirac de se distinguer de ses concurrents, notamment au sein de son propre parti. Durant les deux années qui suivent, il devient constitutif de l’identité de sa famille politique, au point d’éclipser la référence gaullienne. Le mécanisme s’enclenche d’abord en réaction à la politique de la gauche. Après les nationalisations, la réduction du temps de travail, la création de l’impôt sur la fortune, la loi Quillot en faveur des locataires et les lois Auroux sur la représentation du personnel et son droit d’expression dans l’entreprise, les formations d’opposition enregistrent un afflux d’adhésions. En octobre 1983, le seul parti de M. Chirac revendique deux cent quinze mille nouveaux membres.

Le gaullisme avait cessé de transcender la division bipartite de la vie politique française depuis l’élection de Pompidou. Toutefois, le recrutement de ses militants et de son électorat conservait un caractère interclassiste. Après 1981, la composition du parti se rapproche de celle de l’UDF, la part des employés et des ouvriers s’amenuisant au profit des cadres supérieurs et des classes moyennes indépendantes (8). « Quand je suis arrivé au RPR, nous racontait M. Jacques Dauer, cadre du mouvement, qu’il quitta en 1985, il y avait encore dans les congrès le manteau de vison et le bleu de travail côte à côte. Visuellement, c’était extraordinaire. Et ils ont tout perdu : vous n’avez plus un ouvrier au RPR (9). » Simultanément, les instances dirigeantes du parti intègrent des responsables plus enclins au libéralisme que leurs prédécesseurs. Au plan national, les hauts fonctionnaires sortis de Sciences Po et de l’ENA à la fin des années 1960 sont entrés en politique après la disparition du général de Gaulle ; ils se montrent moins attachés à l’Etat que leurs aînés. Beaucoup fréquentent les clubs qui, à l’image du Club 89, lancé par des proches de M. Chirac en 1981, élaborent une critique sans concession de la France socialiste. A l’échelon local, les patrons de PME, cadres supérieurs et membres des professions libérales fraîchement recrutés donnent le ton (10). Le libéralisme cimente l’ensemble.

Le discours du parti puise désormais aux sources américaines du renouveau libéral des années 1960-1970. Les uns reprennent les analyses de l’école des choix publics : « La bureaucratie n’est pas seulement le produit de l’extension du secteur public, elle en est aussi en partie la cause. Son intérêt est de maximiser la taille de ses budgets », assène un député (11). Les autres invoquent les « anticipations rationnelles » qui rendraient inefficaces les politiques conjoncturelles : « La confiance ne se décrète pas, énonce le programme du parti, mais se mérite : elle ne renaîtra dans le pays que le jour où nos concitoyens auront la certitude d’avoir à leur tête une équipe de gestionnaires responsables, décidés à refuser toute tentative démagogique et à rétablir, fût-ce au prix de douloureux sacrifices, un équilibre rigoureux de tous les comptes publics (12). » Tous appellent à des privatisations à grande échelle. Le rôle de l’Etat n’est plus d’orienter et de stimuler la croissance, mais, au contraire, d’impulser avec l’aide du Plan une « politique qui devra viser à une réduction ordonnée, progressive et sans licenciement, du nombre des agents de l’Etat (13) ». Dans le domaine social, la place dévolue à la participation n’occupe qu’une page du « Plan de redressement économique et social ».

Mais ce libéralisme reste confiné à la seule sphère économique. « Pas de féminisme mais la famille, pas d’écologie mais le travail et le niveau de vie, pas le régionalisme mais la nation, pas la permissivité mais la morale », martèle par exemple M. Jacques Toubon (14). Quant à la politique étrangère, elle perd toute originalité. L’Europe ? Chirac ne souhaite plus mettre à bas le système bruxellois. Bien au contraire, il réclame « sauvegarde et amélioration de ce qui est déjà acquis par la Communauté, harmonisation en profondeur des politiques économiques, renforcement du système monétaire européen (15) ». La force de frappe indépendante ? Le RPR en appelle à la constitution d’une « force européo-américaine (16) » incluant l’Allemagne...

Plus tard, les dirigeants tempéreront leur discours, jusqu’à la fameuse « fracture sociale » de 1995. Mais, en 1984, la greffe libérale a pris. Le parti gaulliste est devenu celui du marché. Le 1er mars, M. Chirac remet à l’économiste Friedrich August von Hayek la grande médaille de vermeil de la ville de Paris et déclame quelques vers du poète allemand Friedrich Hölderlin en hommage au récipiendaire (17). Quelques semaines plus tôt, il s’était interrogé devant un parterre d’économistes libéraux : « Je me demande (...) si, dans la France d’aujourd’hui, nous ne pourrions pas avancer, au sujet du libéralisme, ce que l’on disait naguère au sujet du gaullisme : “Tout le monde a été, est ou sera gaulliste.” Il suffirait alors de dire : “Tout le monde a été, est ou sera libéral” (18). »


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