Mes chères études : Moi, Laura D., étudiante et prostituée

mardi 15 janvier 2008.
 

Poussées par la précarité, elles seraient des milliers à se transformer en escort girls occasionnelles. Alors qu’une enquête révèle l’ampleur du phénomène, un livre-témoignage - dont L’Express publie des extraits exclusifs - raconte cet engrenage.

Du bout de leurs plumes, Laura D. et Eva Clouet lèvent un coin du voile sur un sujet obscur et dérangeant : la prostitution étudiante. Chacune à sa manière. Laura, 19 ans, en deuxième année de langues étrangères appliquées, sait ce que vendre son corps veut dire. « J’y ai été obligée pour payer mes études », dit-elle. Pour régler son loyer et remplir son réfrigérateur, aussi. Pour ne pas échouer aux Restos du cœur, surtout. La faim au ventre, l’argent facile à portée de clic, le dégoût de soi : elle raconte la spirale du sexe tarifé dans un livre lucide et poignant, Mes chères études, qui paraîtra le 17 janvier aux éditions Max Milo et dont L’Express publie ici des extraits en exclusivité.

Le même jour, le même éditeur publiera La Prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication. Une enquête signée Eva Clouet, 23 ans, étudiante en sociologie qui a exploré les motivations de ces escort girls occasionnelles. Ce voyage en terre inconnue lui a réservé quelques surprises. Celle, notamment, de rencontrer « des filles normales, ordinaires, qui me ressemblent dans leur façon de vivre, dans leurs projets. Pas des bimbos maquillées à cuissardes noires ».

Combien sont-elles ? De 15 000 à 20 000, comme l’estime la police ? 40 000, selon le syndicat SUD Etudiant ? « Ce phénomène est de moins en moins marginal, juge Laura. Voyez les sites et les forums qui fleurissent sur la Toile. Et la demande est énorme... » Quant à l’offre, elle serait en hausse pour cause de précarité croissante. D’après l’Observatoire de la vie étudiante, 225 000 jeunes peinent à financer leurs études.

La France n’est pas une exception. Dans le cadre d’une étude menée en 2006 à la Kingston University, au sud-ouest de Londres, 10% des étudiants interrogés affirmaient avoir des camarades travaillant comme stripteaseuses, entraîneuses, masseuses ou prostituées. Un chiffre en hausse de 50% depuis 2000, sur fond d’explosion des frais de scolarité. Le Japon et l’Europe de l’Est seraient également touchés. Les Polonais ont même inventé un mot pour désigner ces étudiantes : les « universtituées ».

Extraits de Mes chères études :

[Septembre 2006. Laura, 19 ans, est heureuse. Elle est inscrite en première année de langues étrangères appliquées, option espagnol et italien. Adieu les années lycée : une nouvelle vie s’offre à elle sur le campus de V.]

Mon père travaille comme ouvrier et ma mère est infirmière. Tous les deux gagnent juste le Smic, avec deux enfants à élever. [...] Je n’ai pas droit aux bourses, car je fais partie de ces innombrables étudiants qui se trouvent dans la fourchette fatale : très loin de ce que l’on peut qualifier de riches, pas assez pauvres pour recevoir des aides étudiantes.

[17 septembre 2006. Laura assiste à son premier cours.]

Le professeur nous demande de remplir une fiche pour mieux nous connaître. [...] La fiche inclut une case « Projets professionnels ». [...] Je note tout ce dont je rêve, je confie toutes mes attentes à cet inconnu, toutes les espérances que représente l’université pour moi. Il manque quelque chose. Je mâche mon crayon en levant les yeux vers le plafond. Puis, après quelques minutes, j’inscris tout en bas de mon inventaire de rêves pour le futur : « Vivre pleinement ».

[Laura trouve un emploi de téléopératrice à mi-temps. Elle partage l’appartement de son petit ami, Manu.]

Manu a vraiment atteint le summum de sa radinerie. Il me réclame de l’argent pour le loyer, les courses, les factures, ce qui donne un montant avoisinant 450 euros par mois. Je n’ai pas assez avec mon salaire, alors je comble avec le peu d’argent de poche que me donne ma mère par mois. Pas grand-chose ; le peu qu’elle peut se permettre, elle me le donne. J’ai depuis un mois arrêté de payer le forfait de mon téléphone, faisant passer les frais de l’appartement en priorité dans mes dépenses. En plus de cela, je travaille quinze heures par semaine dans cette boîte de télémarketing, vingt heures à la fac, plus les heures passées à réviser. [...]

Je tremble de voir un contrôleur dans le métro, et je me demande sans cesse comment je vais finir le mois. [...] Suis-je la seule à vivre cela ? Toutes ces situations sont tellement honteuses, je ne peux pas en parler à mes copines étudiantes. Comment pourraient- elles comprendre ? Alors je décline gentiment leur invitation à déjeuner et m’enferme dans la seule chose gratuite qu’il me reste : étudier. Tout ceci ne poserait pas vraiment de problème si j’avais de quoi manger à ma faim. L’état des lieux de mon placard à nourriture est toujours aussi triste et les victuailles de ma mère ont peu duré. Des pâtes, des pâtes et toujours des pâtes. Je les regarde au moment de préparer à manger, et j’ai l’impression qu’elles me narguent, comme pour me rappeler que ce soir, encore une fois, je n’aurai pas mieux. Au début, je les accompagnais de sauce tomate en conserve, mais une indigestion nocturne m’en a dégoûtée depuis, et la simple idée de voir des pâtes baignant dans la sauce bon marché me donne des nausées. « Au beurre, ce n’est pas si mal après tout. » Il y a aussi un pot de Nutella, mon petit bout de bonheur. Je n’en mange pas plus d’une cuillerée à chaque fois, pour le garder le plus longtemps possible. Il me réconforte quand j’ouvre le placard.

[En deux mois, à force de privations, Laura a perdu plus de 10 kilos. Elle a pris rendez-vous au Crous, le centre régional des œuvres universitaires et sociales.]

Voilà, je viens vous voir parce que j’ai de grosses difficultés financières et je voulais savoir si je pouvais trouver de l’aide auprès de votre organisme.

En une fraction de seconde, je lui retrace ma vie sans argent, Manu et le loyer, mes galères, le manque qui se fait sentir chaque jour. [...] Après un bon quart d’heure d’explications, je me tais enfin, mais mon silence qui attend une réponse de sa part la fait toussoter.

Tout ce que je peux proposer à l’heure actuelle, ce sont les tickets repas pour prendre vos repas au Crous. Ils ne sont vraiment pas chers, un repas coûte moins de 3 euros !

Je fais un rapide calcul dans ma tête. Je ne peux pas dépenser près de 15 euros par semaine pour un seul repas par jour. Je suis venue ici dans l’espoir que l’on me propose des réductions significatives pour manger le midi et le soir.

C’est-à-dire que cela représente une petite somme hebdomadaire pour moi. Je voulais savoir si vous aviez d’autres solutions.

Dans votre cas, je n’en vois plus qu’une pour ne pas dépenser d’argent en nourriture : les Restos du cœur.

[...] Voilà, en une phrase, je me situe sur l’échelle sociale française, c’est-à-dire tout en bas. Si bas que je ne peux pas me payer mes repas, si bas que l’on me propose de la nourriture offerte aux sans-logis.

Dans toute vie, il y a une nuit où l’on mûrit trop vite. Rien ne sera jamais plus comme avant. Adieu l’innocence. C’est une de ces nuits mélancoliques où les bilans font mal. En l’occurrence, le mien est financier. Pas de fric, des factures qui m’en réclament, un appart à payer. Plongée dans le noir, adossée à ma chaise devant l’écran de l’ordinateur de Manu, je contrôle à peine mon doigt qui s’affaire frénétiquement sur la souris en quête d’une solution. Un site d’annonces, puis un autre. Une fenêtre, plus ou moins cachée vers le bas de la page et qui se veut discrète, attire mon regard : réservée aux plus de 18 ans. Deux catégories : « vénales » ou pas. D’emblée je suis tentée de choisir la deuxième, comme pour me justifier aux yeux de quelqu’un. Mais la pièce est vide, je suis seule. Soyons honnêtes, le fric reste clairement la raison principale de ma présence sur ce site. Juste par curiosité, me dis-je, sachant très bien que la limite vient d’être franchie. Pas de protection spéciale, je clique (plus de 18 ans, mon cul !). Dans la case « mot clef », j’inscris mon statut d’étudiante et ma ville.

Une liste exhaustive de demandeurs s’affiche alors, que je fais dérouler à l’aide de ma souris. C’est donc possible et si facile ? Je parcours prestement les annonces qui, après une rapide consultation, se ressemblent toutes. Les mêmes mots se répètent en permanence : « jeune fille », « moments tendres », « rencontre », « recherche ». Moi aussi je recherche : de l’argent, et vite. Stupidement catégorisés sous l’alibi plus que douteux de « massage », les hommes qui se présentent ont en moyenne une bonne cinquantaine d’années. Plus vieux que mon propre père. Papa, si tu savais... La différence majeure, c’est qu’eux ont du pognon, beaucoup, et semblent prêts à le dépenser pour un fantasme que je suis potentiellement capable d’assouvir. Les tarifs, lorsqu’ils sont mentionnés, parlent de centaines d’euros à l’heure. Est-ce possible ? Tous ces chiffres font miroiter mon désir de possession en l’espace d’une seconde. Je m’imagine déjà avec toute cette oseille dans mon portefeuille élimé, ça dépasserait de partout ! Ils parlent aussi de plusieurs heures en leur compagnie. Qu’importe, une après-midi dans une vie, je suppose que, quand on a vraiment besoin de fric, ce n’est pas grand-chose. Elle est peut-être là ma solution, celle que j’attendais. Du confort, et vite.

Le premier message, on s’en souvient toujours. Pour moi, c’est Joe, un surnom bizarre, avec lequel il signe les messages électroniques qu’il m’envoie. [...] Je n’ai pas cherché à me trouver un pseudonyme. Trop entière, trop novice, je ne me suis pas posé la question, je pense bêtement que Laura restera toujours Laura, quoi qu’il arrive.

« Jeune homme de 50 ans recherche masseuse occasionnelle. Etudiantes bienvenues. »

[Laura prend rendez-vous avec Joe.] Ce chiffre bête comme chou revient en permanence : 100 euros de l’heure. Trois jours dans l’attente. Dans l’attente de quoi ? J’ai décidé de ne pas y aller, alors pourquoi me suis-je mis en tête de respecter l’engagement passé avec cet inconnu ? Je n’irai pas, point final, fin de l’histoire. Mes pensées vagabondent, entre la raison et le besoin, en faisant bien attention d’éviter mon jeune cœur, qui n’a pas sa place dans cette histoire.

Je regarde mon placard de bouffe, vide. Je jette stupidement un coup d’oeil à mes factures posées sur le meuble. J’ai mal à la tête. Je ferme mon livre de traduction d’un coup sec.

Une fois, pas plus.

[12 décembre 2006. Laura et Joe se retrouvent dans une chambre d’hôtel.]

La mallette est posée sur le lit, ouverte. Pendant un instant, je me crois dans un film à la Tarantino, et, à mesure que je me rapproche pour en voir le contenu, je m’imagine même des liasses de billets. Au lieu de cela, une banale lettre, que Joe me tend.

Que veux-tu que je fasse ? Que je la lise ici devant toi ?

Toujours sans parler, il me fait oui de la tête. [...]

Bonjour, Laura. Tout d’abord, ta ponctualité m’a satisfait et je t’en remercie. [...] Aujourd’hui, nous allons jouer ensemble. [...] Dans un premier temps, je veux que tu te déshabilles entièrement.

[...] Un vrai entretien d’embauche. Si je passe le teste de la nudité, je suis sûre d’être embauchée. [...] Une enveloppe m’est tendue, et devant lui, sans même me demander si l’usage ou les bonnes manières m’obligent à attendre d’être dehors pour recompter, j’admire mon butin. Ce n’est pas 100 euros, comme je le croyais, mais 250 euros que Joe me tend ! Deux billets de 100 et un billet de 50. Je n’ai jamais vu de billet de 100 euros. Ma seule préoccupation à la vue de tout cet argent est de savoir comment je vais sortir 100 euros de ma poche sans éveiller de soupçons. Je ne dépense jamais autant : les billets de 5 euros représentent mieux mon quotidien.

On se reverra sur Internet. Par contre, si tu me vois sur Msn, ne viens pas me parler, c’est souvent ma femme qui est connectée sous mon nom.

Dans la salle de bains, je fais couler l’eau sur mon corps pendant un quart d’heure, d’abord sans bouger. Puis j’attrape une éponge et je frotte, de toutes mes forces, sur ma peau. Elle rougit soudain, sous les grattements intenses que je lui inflige. Je m’en fiche, je ne peux plus m’arrêter. Je voudrais ôter toute cette crasse et faire comme si hier n’avait jamais existé.

[Laura et Manu se séparent. La jeune fille enchaîne les rencontres tarifées.]

Je n’ai pas un rond, il me semble que plus je m’enfonce dans cette vie cachée, plus mes fins de mois deviennent difficiles. A chaque problème financier, je suis tentée de me tourner vers la prostitution. Le cercle vicieux est là, me narguant et m’entraînant dans son vortex : plus je gagne d’argent, plus j’en dépense et plus j’en veux. J’ai conscience d’avoir eu de la « chance » jusqu’à maintenant. Personne ne m’a forcée, je ne suis pas tombée sur des fous furieux. Je tremble parfois en réalisant cela : peut-être que j’attends qu’il m’arrive quelque chose de bien plus choquant pour mettre un terme à cette double vie. Et si cet élément déclencheur ne survient pas ? Si les limites sont repoussées petit à petit, si progressivement que je ne sente pas venir le danger ? Ferai-je partie un jour de ce que l’on appelle les « professionnelles » ? Aurai-je la force de m’en sortir ? [...] Je me sens me dédoubler au fil de mes pensées. Ni tout noir ni tout blanc ; ni totalement prostituée ni complètement étudiante.



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