Le marxisme et la littérature

dimanche 14 septembre 2008.
 

L’écrit ci-dessous de Jean Fréville introduisait une anthologie des Grands textes du marxisme sur la littérature et l’art publiée en 1936. Il incite à penser le champ de la création littéraire dans les rapports qu’il entretient avec les structures économiques de la société et avec l’idéologie dominante capitaliste.

I

Marx et Engels ont maintes fois manifesté leur intérêt pour les problèmes littéraires et esthétiques. Absorbés par les nécessités de l’action sur les trois grands fronts de bataille – théorique, politique, économique – c’est en fonction des besoins de la lutte révolutionnaire qu’ils ont exprimé leurs idées sur la littérature et sur l’art. Ainsi, Marx n’a pas eu la possibilité d’écrire l’étude qu’il projetait sur Balzac ni un ouvrage sur l’esthétique, pour lequel il avait annoté, au cours de travaux préparatoires, en 1857-1858, l’Esthétique de Vischer. Vers la même époque, il ne fit qu’esquisser une théorie de l’évolution artistique dans son Introduction à une Critique de l’économie politique.

Cependant, malgré la dispersion des textes et leur caractère parfois épisodique, la pensée de Marx et d’Engels s’avère singulièrement nette, homogène, cohérente. Leurs goûts littéraires, leurs préférences, les jugements qu’ils portent, ne sont pas dus à quelque humeur passagère, à quelque caprice personnel ; ils ne sont pas détachés de leurs conceptions générales. Ni l’art ni la littérature ne demeurent en dehors du marxisme.

Quelle place occupent-ils dans ce vaste ensemble qui englobe les activités de l’homme et de la nature ? Le mode de production, dit le marxisme, conditionne la vie sociale et, à travers elle, la vie intellectuelle. Le facteur économique constitue, en dernière instance, le facteur déterminant. Il n’est pas le facteur unique. Produit de la société, la littérature est soumise à des influences intermédiaires et complexes au bout desquelles l’économique n’apparaît qu’à la suite de multiples transmissions. La littérature, comme l’art, est donc une superstructure idéologique qui s’élève sur la base de conditions économiques données, mais qui connaît un développement propre, et subit, malgré son autonomie relative, les effets des autres superstructures idéologiques – philosophie, sciences, droit, morale, religion, etc. ; à son tour, elle réagit sur la société dont elle est l’expression et contribue à la modifier.

On ne comprendra rien aux courants de la pensée humaine si on les détache de la vie sociale. Il n’y a pas plusieurs histoires, – art, littérature, religion, etc. – ces prétendues histoires différentes n’en font qu’une. Peut-on expliquer la Renaissance, en n’y voyant qu’un retour à la tradition antique, en l’isolant parmi ses tableaux et ses livres, en négligeant les grandes découvertes de cette période, le pillage colonial, l’impulsion apportée à la navigation, au commerce, à l’industrie par l’apparition d’un marché mondial ? Où trouver la clé de l’Encyclopédie et du prodigieux épanouissement intellectuel de ce XVIIIe siècle qui fut, pour la bourgeoisie ascendante, l’époque des esprits déployés, sinon dans la transformation du mode de production, par quoi furent brisés les anciens cadres, s’exaspérèrent les antagonismes sociaux, s’ouvrirent de nouvelles et vastes perspectives aux appétits et aux impatiences d’un tiers état étouffant sous le joug féodal ? Comment définir le romantisme, si on le réduit à une simple réaction contre l’appauvrissement et l’épuisement de l’art classique, sans y percevoir la protestation désespérée qu’élèvent, contre le capitalisme, à la fois la noblesse dépossédée et la petit bourgeoisie radicale ?

L’écrivain croit fuir la réalité ambiante, renverser à sa fantaisie le sablier du temps, tirer ses personnages du fond des âges révolus : il ne fait que projeter dans le passé les mœurs, les préoccupations et les inquiétudes du présent. Les héros de l’Énéide ne sont que des Romains travestis. Quand Racine écrit ses tragédies grecques, l’armure d’Achille cache mal le pourpoint du marquis de cour. L’art ne se répète jamais : l’imitateur est aussi éloigné de son modèle que les sociétés auxquelles chacun d’eux appartient.

La littérature d’un pays n’exerce une influence véritable sur la littérature d’un autre pays que si l’on y retrouve des conditions économiques et sociales similaires. La Turquie agraire et patriarcale des sultans est restée pendant des siècles fermée aux courants littéraires européens. La tragédie française du XVIIe siècle, fleur brillante de Versailles, transplantée dans les sables du Brandebourg ou sous les cieux glacés de la Palmyre du Nord, s’est desséchée et flétrie dans un climat hostile, sur un sol qui lui était étranger. Entre Locke et ses admirateurs français plus hardis, il y a toute la différence qui existe entre la société anglaise, – fière de sa glorious Revolution, avec sa bourgeoisie commodément installée dans les compromis et pactisant avec les gros propriétaires fonciers, – et la France d’Helvétius et de Diderot, de ces démolisseurs qui frayaient la voie aux assaillants de la Bastille.

Si l’idéalisme proclame la vie indépendante de l’esprit, des vulgarisateurs ont abâtardi le marxisme jusqu’à la caricature quand ils ont prétendu déduire directement de l’économie les superstructures idéologiques. N’est-il pas ridicule d’expliquer uniquement la Divine Comédie par les drapiers de Florence et Zola par l’extension des sociétés anonymes ? Ou de prétendre que, puisque les idéologies naissent dans des conditions économiques déterminées, il faut qu’elles meurent avec les conditions qui les ont fait naître ? La Grèce des dieux et des esclaves, le moyen âge catholique et féodal ne sont plus, mais Homère et Dante parlent toujours à l’imagination et au cœur des hommes. Si Pouchkine est simplement le poète de l’aristocratie foncière russe, affinée par les loisirs que lui procurait l’exploitation des serfs, pourquoi les prolétaires soviétiques qui ont balayé l’ancien régime, se plaisent-ils encore à la lecture d’Eugène Onéguine ? « Cependant, rétorquera quelque inflexible logicien, votre matérialisme historique se trouve en défaut, puisque les périodes d’essor économique ne s’accompagnent pas automatiquement d’un essor littéraire et artistique correspondant. La Révolution française de 1789 est demeurée stérile dans ce domaine, il faut chercher à l’étranger son expression esthétique, ses grands poètes dans les Anglais Byron et Shelley, son grand musicien dans l’Allemand Beethoven. D’autre part, la cagoule du tsarisme n’a pas empêché l’admirable floraison du roman russe. » Quel dédain pour la musique révolutionnaire, – Gossec, Rouget de Lisle, Méhul, – pour le chant et les manifestations populaires, pour cette immense création artistique des masses, ignorée, condamnée par une bourgeoisie qui jette sur elle l’interdit ! Admettons l’argument. Il n’infirme en rien le marxisme. L’état social et le développement intellectuel n’atteignent pas toujours le même niveau, la production matérielle et la production artistique ne marchent pas de pair, elles progressent de façon inégale. La prospérité de l’une peut s’accompagner de la stagnation de l’autre. Si les idéologies traduisent parfois la réalité économique avec un certain retard, elles la devancent quand elles expriment la pensée et les intérêts des classes révolutionnaires. La disproportion entre la base économique et technique et les superstructures idéologiques est une des contradictions de la société divisée en classes. Donc, point de formules toutes faites, de propositions ni de théorèmes pour les esprits dogmatiques ou les amateurs nonchalants de certitudes et de systèmes : les hommes font eux-mêmes leur histoire, et le chef-d’œuvre de se réduit pas à une équation économique.

Les causes dernières des révolutions apparaissent non dans les idées propagées par les philosophes et les écrivains, mais dans les changements du mode de production et d’échange, dont ces philosophes et ces écrivains se font l’écho parfois inconscient. Les idées deviennent des forces historiques quand elles s’emparent des masses, et elles s’emparent des masses quand les contradictions économiques sont arrivées à leur point de maturité et d’explosion.

Le facteur économique se manifeste dans la littérature à travers la lutte des classes. Chaque classe d’exploiteurs détient, avec les moyens de production, le monopole de la culture. Les idées dominantes d’une époque sont celles de la classe dominante qui traduit dans ses activités spirituelles les rapports sociaux qu’elle veut perpétuer. L’art et la littérature lui permettent d’élever un monument à sa gloire, d’exalter ses exploits, de les immortaliser. L’épopée dans les sociétés patriarcales, la chanson de geste au moyen âge, la tragédie classique, le roman bourgeois sont les projections que les classes dirigeantes ont faites d’elles-mêmes, en créant les genres les mieux adaptés à leurs aspirations et à leurs besoins.

Cependant, il arrive que la classe opprimée, tenue jalousement à l’écart de la culture par la classe dominante, parvienne à lui en arracher quelques bribes. Ses meilleurs représentants trouent cette nuit sans aurore où l’on prétendait l’enfermer ; ils s’emparent des valeurs intellectuelles élaborées antérieurement, les transforment et les utilisent pour la lutte émancipatrice des exploités. L’avant-garde de la classe montante fait irruption dans la philosophie et dans la littérature. La lutte entre la conservation politique et économique et les forces qui veulent briser le vieux moule des rapports sociaux, prend d’abord la forme d’une lutte entre les idées. La critique par la plume précède la critique par les armes. Alors apparaît, comme dans la France du XVIIIe siècle ou dans la Russie des XIXe et XXe siècles, une littérature révolutionnaire.

Tandis que les classes réactionnaires sont obligées, pour maintenir leur domination, de déformer les faits et de les embellir, les classes révolutionnaires ont besoin de connaître la réalité, afin de pouvoir la transformer. Toute littérature révolutionnaire, tournée vers le monde extérieur, repose nécessairement sur l’analyse scientifique, tandis que la littérature réactionnaire s’évade dans l’idéalisme ou la religion.

Quand la bourgeoisie ascendante s’exprimait par la bouche de Diderot, elle voulait « rendre les hommes tels qu’ils sont » et définissait la beauté « la conformité de l’image avec la chose »1. Marx et Engels, idéologues du prolétariat révolutionnaire, reprennent et développent cet enseignement réaliste que la bourgeoisie arrivée au pouvoir et intéressée désormais à la falsification des rapports sociaux, va abandonner. Engels exige de l’écrivain « la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques ».

II

Pourquoi Marx et Engels admiraient-ils Balzac ? Parce qu’il a su comprendre et faire voir les rapports sociaux réels de son temps, parce qu’il a mis à nu les contradictions internes du capitalisme. Alors que Zola, écrivain de la petite bourgeoisie progressive, compare la société à un organisme, – c’est-à-dire à un tout harmonieux dont il suffit d’extirper les éléments malsains, – et qu’il aboutit à une idylle, à un réformisme tenté de philanthropie, Balzac, le réactionnaire, le catholique, le royaliste, – « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie2… » – ne s’est pas laissé tenter par quelque enluminure de missel, par quelque fade pastorale en l’honneur des Dames du temps jadis…

Une société où l’argent est partout, domine tout, procure tout, même, à un père, des filles ; « où la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences, où elle roule dans toutes les phrases » ; où la bourgeoisie, au lendemain de sa Révolution, applique « les féroces qualités de l’exploitant » et se rue aux places ; où la fortune tient lieu d’intelligence, de beauté, de vertu ; où s’embrase la lutte de l’homme contre l’homme et de l’homme contre la société ; où les affections familiales se métamorphosent en haines sordides pour des questions d’héritage et de propriété ; où l’amour obéit au sac d’écus ; – une société hypocrite, implacable, cruelle, où il faut « tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé » ; la violence des riches, le vol légal, le crime impuni dirigeant le monde ; des privilèges nouveaux s’érigeant sur les privilèges abolis ; le règne des forts et des habiles se disputant entre eux l’exploitation du peuple dont ils vivent ; le commerçant du Sentier prenant le pas sur le baron ruiné et le banquier de la Chaussé d’Antin sur le commerçant du Sentier ; l’intellectuel obligé, pour gravir les échelons qui mènent à la domination et à la fortune, de déposer sa conscience à la barrière ; des individualistes forcenés, des ambitieux sans scrupules, décidés, après la chute des hiérarchies féodales, à courir insolemment leur chance, Rastignac, Lucien de Rubempré, Ferdinand du Tillet ; le sombre ciel bourgeois strié par le flamboiement de ces « napoléonides » ; – voilà la Comédie humaine de Balzac !

Balzac montre les forces historiques en mouvement, oppose à travers les individus les classes en lutte, explique les caractères par les conditions ambiantes et les intérêts matériels. Il découvre dans le heurt des passions la résultante des nécessités économiques et ramasse en des types les diverses catégories sociales. « Non seulement les hommes, mais encore les éléments principaux de la vie, se formulent par des types3 ». Il est allé au fond des hommes et de la vie, poussé par le seul désir de la vérité, écrivant comme sous la dictée de son époque, avec l’ambition suprême d’être le « secrétaire » de la société française. Rien n’est venu s’interposer entre son œil attentif et le monde extérieur, rien ne l’a distrait de cette tâche : ni ses goûts, ni ses convictions. « Ce ne sera pas la faute de l’auteur, s’écrie-t-il, si les choses parlent d’elles-mêmes et parlent si haut. » Quelle définition du réalisme !

La passion politique ne l’aveugle jamais au point de lui faire travestir la réalité. Il salue dans l’Église le principe de toute autorité spirituelle et sociale, mais il montre le Saint Office barrant la route à la science, il peint sur le vif l’abbé Troubert, intriguant et cupide, qui ne connaît que la haine et l’avarice et parvient à la fois à la richesse et aux honneurs. Il se prononce pour la légitimité et les institutions féodales, mais il méprise le gouvernement monarchique de son temps ; il juge sans complaisance les mœurs et la moralité du noble faubourg Saint-Germain, – vieillards aux bas de soie et aux boucles, douairières dans leurs robes à panier, fantômes de l’ancien régime, pitoyables, ridicules, désuets, avec leurs sentiments, leurs manières, leurs expressions archaïques, installés dans le XVIIIe siècle et n’en voulant pas sortir, n’ayant « rien oublié, rien appris », vivant d’un mirage, se raccrochant à une épave, tous ces petits-maîtres, étalant leurs grâces fanées, dansant le menuet, jouant la comédie de salon… Lui qui appelle de ses vœux une société patriarcale et religieuse où la paix des classes perpétuerait les hiérarchies immuables et nécessaires, il ne les a ni idéalisés ni embellis ; il les juge sans complaisance et son estime va aux combattants républicains du Cloître-Saint-Merri. Sa colère contre la vente des biens nationaux et le morcellement du sol ne l’égare pas, ne brouille pas devant lui les perspectives historiques : il entend la marée paysanne battre sans cesse les vastes domaines, acharnée à leur émiettement. Il voit s’étendre et s’approfondir la lutte des classes, le peuple dressé contre la bourgeoisie, les paysans contre les hobereaux. « Cet élément insocial [les paysans] créé par la révolution absorbera quelque jour la bourgeoisie comme la bourgeoisie a dévoré la noblesse4. ». Un paysan de Balzac réédite le mot de Blanqui : « Que deviendraient les grands si nous étions tous riches ? Il leur faut des malheureux ». Déjà, à l’horizon, rôde le spectre du communisme, cette « logique vivante de la démocratie ». Dans un pressentiment où se mêlent une frayeur et une joie secrètes, il évoque l’heure des grandes invasions prolétariennes, – « ces modernes barbares qu’un nouveau Spartacus, moitié Marat, moitié Calvin, mènerait à l’assaut de l’ignoble bourgeoisie à qui le pouvoir est échu ».

Que l’observateur, chez Balzac, infirme le partisan, que l’analyste contredise le métaphysicien réactionnaire, Engels y aperçoit une des plus éclatantes victoires du réalisme. L’œuvre du romancier dément sa doctrine, son génie dépose contre ses principes. Il triomphe, malgré ses opinions politiques, grâce à sa méthode réaliste.

Si Engels reconnaît en Balzac le chroniqueur lucide de la société française sous la Restauration et la monarchie de Juillet, c’est aussi pour son réalisme que Lénine loue Tolstoï, « miroir de la révolution russe ». Pour Lénine, Tolstoï a cessé d’être un propriétaire foncier, un représentant de la noblesse : il est le porte-parole de cette paysannerie à laquelle l’histoire a imposé comme tâche le renversement du tsarisme et la destruction de la propriété foncière, mais qui ne peut réussir sa révolution démocratique et agraire que par l’appui du prolétariat socialiste et sous sa direction. Deux dates marquent l’activité littéraire de Tolstoï : 1861, l’émancipation des serfs, 1905, la première révolution russe. Presque un demi-siècle, qui voit crouler l’ancienne Russie précapitaliste, les paysans affamés et ruinés chercher du travail dans les villes, le capital usuraire jeter ses filets sur les campagnes… De cette masse rurale en fermentation où grandissent les rancœurs et les haines, mais qui n’a pas appris encore à s’orienter politiquement, qui a hérité d’un passé de souffrances et de soumission séculaires, une apathie et un fatalisme mortels, Tolstoï a exprimé la force et la faiblesse. De là ses accents inoubliables, ses imprécations et ses anathèmes, sa rébellion contre le tsarisme et contre l’Église, mais aussi sa prédication de pureté morale, de non-résistance au mal, d’amour et de sainteté. Tolstoï plonge dans cette fraîcheur, dans cette naïveté paysanne qui confère à ses descriptions le charme inégalable des primitifs. Ce moraliste qui veut abattre tous les préjugés et dénoncer tous les mensonges regarde l’univers avec les yeux étonnés du moujik. L’idylle patriarcale de Tolstoï, son antimodernisme, répondent à un certain stade dans l’évolution du village russe : insurgés déjà contre l’autocratie et contre la noblesse, les paysans ne voient pas encore l’issue que leur indiquent les ouvriers. Tolstoï condamne à la fois l’exploitation de l’homme par l’homme et la machine, la « puissance des ténèbres » et la science, les cuirassés et le télégraphe, les bombes et le chemin de fer. De la steppe nue, sur le fond de la Russie des isbas, il se dresse contre cette civilisation barbare et mécanique, pareil aux vieux prophètes de la Bible, sous un ciel bas et lourd que cernent des fumées d’usines et dont il veut rallumer les étoiles. Mais, parce qu’il a su retracer, comme nul ne l’avait fait, les particularités, les aspirations et les tendances contradictoires de l’immense révolte paysanne, parce qu’il a fixé avec une netteté et une simplicité d’homme du peuple les aspects de la Russie semi-féodale, Lénine admire Tolstoï l’un des plus grands révélateurs de la réalité russe.

III

Dans une société divisée en classes, il n’y a pas de littérature sans tendance. Toute création artistique exprime une attitude sociale déterminée. Mais le réalisme repousse la tendance subjective, arbitraire, mécanique, l’idée préconçue, le roman ou la pièce à thèse, le prêche et le schématisme. Comme l’écrit Engels, « la tendance doit ressortir de la situation et de l’action elles-mêmes, sans qu’elle soit explicitement formulée ». Il faut qu’elle s’en dégage naturellement, presque en dehors de la volonté de l’auteur qui doit s’effacer de son œuvre. Le réalisme exige que rien ne s’interpose entre le monde et sa représentation littéraire, il sert la vérité, il ne s’en sert pas. Il ne veut que saisir et rendre la vie dans ses aspects essentiels, par conséquent dans son devenir historique. Une pareille littérature, reflet conscient de la réalité mouvante, est une littérature de tendance, non parce qu’elle exprime la tendance subjective de l’auteur, mas la tendance objective du développement social.

Le réalisme conséquent implique, semble-t-il, une philosophie matérialiste. Cependant on a vu dans le passé des écrivains idéalistes décrire fidèlement leur époque et contribuer à la faire progresser.

Cervantès, qui exprime, dans la société bourgeoise en voie de formation, la psychologie du hidalgo ruiné et déclassé, a voulu seulement parodier les romans de chevalerie : mais cette parodie réaliste est devenue l’épopée burlesque du féodalisme à son déclin. Les ailes des moulins qui jettent à terre Don Quichotte font tressaillir d’aise les boutiquiers et les clercs, parce qu’ils annoncent symboliquement que l’âge des chevaliers errants est révolu et que l’âge des marchands va venir…

Gogol, partisan du régime autocratique et de l’orthodoxie, a voulu servir la noblesse, corriger simplement quelques excès nuisibles et « produire une bonne impression sur la société » : il a dressé, dans le Réviseur et les Âmes mortes, un réquisitoire impitoyable contre la Sainte Russie des bureaucrates et des propriétaires fonciers. Son réalisme, en ramassant les traits typiques de la Russie tsariste, en flétrissant les passions et les vices des hobereaux, en liant ces passions et ces vices à la décadence de l’économie fondée sur le servage, lui a dicté, contre ses opinions politiques, contre sa volonté même, une œuvre où se déroule le drame de la noblesse foncière agonisante. Ce « génie noir », comme l’a nommé un critique russe5, – génie par le réalisme, noir par les convictions politiques, – a pensé consolider la domination des hobereaux, il a, en définitive, travaillé à leur ruine.

Seules, les classes révolutionnaires ont intérêts à la vérité. Quand ils n’étaient pas les représentants conscients d’une classe montante, comme Diderot, les écrivains du passé n’ont été des réalistes qu’au mépris de leur propre idéologie.

Les écrivains liés à la classe des exploiteurs ne peuvent pas décrire ce qui est, ni le décrire complètement, parce que de telles audaces risquent d’offenser et d’indigner leurs maîtres. La classe dominante ne doit-elle pas recourir sans cesse aux mensonges, à la mystification, au travestissement des rapports sociaux ? N’est-elle pas obligée, pour se maintenir, de faire de la littérature un instrument d’asservissement des masses, de duperie, d’abêtissement ? Pour embrasser le monde, il faut le regarder avec les yeux de la classe progressive, de la classe qui n’a rien à cacher, rien à ménager, rien à falsifier, – avec les yeux du prolétariat.

Dans le domaine de la culture, de la littérature et de l’art, comme ailleurs, Lénine et Staline sont les continuateurs de la pensée de Marx et d’Engels. Quand Lénine demande à la littérature de « devenir une partie de la cause générale du prolétariat », d’être « réellement libre », de dénoncer l’hypocrisie sociale, « d’arracher les fausses enseignes », lorsqu’il proclame que « l’art appartient au peuple » ; quand Staline lance son appel au « réalisme socialiste » et qu’il salue dans les écrivains « les ingénieurs des âmes », – ils précisent, ils développent, ils exaltent les tâches que les maîtres du socialisme assignaient à la littérature et aux écrivains.

La réalisation de ces tâches dans leur ampleur a été rendue possible par les prodigieuses créations de la Révolution russe, par l’accession des masses à la culture.

Le réalisme socialiste reprend l’héritage des grands réalistes bourgeois, abandonné par les épigones. Au cours du XIXe siècle, on a vu le roman bourgeois trébucher de plus en plus dans les entraves que lui imposaient les intérêts « légitimes » et les conventions « respectables » de la classe dominante. Eugène Sue prétend plonger au fond du vice et du malheur, il ne fait que prêcher la résignation et la vertu aux exploités. C’est la bonté et la charité qui doivent, pour Victor Hugo, résoudre, par la fusion des cœurs, le drame de la misère. Plus tard, le naturalisme, en se réclamant de la vie humble et quotidienne, s’est penché sur les classes déshéritées. Il limite sa vision aux faits qu’il observe et aux documents qu’il compulse ; il efface trop souvent l’essentiel derrière les détails et croit que l’exactitude suffit à la vérité. Peindre la misère prolétarienne sans la lutte que cette misère provoque, lutte à laquelle les ouvriers sont nécessairement contraints par l’exploitation patronale, lutte qui, s’organisant et s’élargissant toujours, fortifie le sentiment de classe et aboutit aux batailles révolutionnaires, c’est ne voir qu’un aspect des antagonismes sociaux, s’attarder à l’arrière-garde du développement historique, donner une image tronquée, par conséquent arbitraire, de la vie, c’est plaquer sur la trame du réel une littérature qui en projette le reflet déformé.

Les naturalistes d’aujourd’hui, qu’ils se réclament du populisme ou d’une littérature prolétarienne, continuent soit à chercher dans le peuple des thèmes d’exotisme social, soit à ne découvrir de l’existence ouvrière que la médiocrité ou la dégradation.

Les bonnes intentions ne suffisent pas à faire de bons livres. L’écrivain doit, à la fois, connaître la matière vivante qu’il brasse et savoir la brasser : pour lui, la science sans l’art est stérile, mais l’art sans la science risque d’être vain. Le marxisme permet à l’article de se hausser à un niveau supérieur, de parvenir à l’intelligence du mouvement historique, de saisir l’ensemble des phénomènes, de pénétrer jusqu’aux rouages les plus secrets de la société. Il élimine la disparate entre les idéologies réactionnaires et la représentation réaliste du monde. S’il ne donne pas le génie à l’écrivain, il supprime les entraves du génie.

Paris, avril 1936

Jean Fréville


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