Crise financière : l’encombrant héritage de la gauche (par Laurent Mauduit)

dimanche 12 octobre 2008.
 

Mais où est donc passée la gauche ? Cette époque de tempête et de crise devrait être faste pour elle. Alors que le capitalisme traverse une crise historique ; alors que sa variété la plus récente, le capitalisme anglo-saxon qui a soumis à ses lois coercitives de rentabilité la plupart des grands pays occidentaux au cours des deux dernières décennies, est de plus en plus décriée, on ne devrait entendre qu’elle. Après avoir perdu bien des repères doctrinaux au lendemain de l’effondrement du mur de Berlin, elle devrait renaître de ses cendres et tenir le haut du pavé, au moins dans le débat public. Sinon pour promettre de « changer la vie » du moins de changer ce capitalisme, dont les folies et les outrances d’hier ont fait le lit de la crise d’aujourd’hui.

Et pourtant, non ! La gauche française, celle qui a longtemps incarné la réforme ou la transformation sociale, est plus inaudible que jamais. Parce que certains grands médias n’ont d’attention que pour Nicolas Sarkozy ? C’est ce que déplorent beaucoup de dirigeants socialistes, et ils n’ont sûrement pas tort. Il reste que cette crise prend aussi à revers une gauche qui a elle-même beaucoup contribué, depuis le milieu des années 1980, à la cascade de mesures de déréglementation dont les effets se font sentir aujourd’hui. Une gauche qui, au lendemain de sa débâcle de 2002, n’a jamais voulu dresser un véritable bilan de son action passée.

Ce bilan-là, ce devoir d’« inventaire » dont Lionel Jospin avait un jour parlé au sujet des années Mitterrand mais qu’il a refusé dans le cas de sa propre action, la gauche ne pourra pourtant pas longtemps l’écarter si elle veut parvenir à refonder sa critique du capitalisme. Comme si l’essor du nouveau capitalisme, auquel on a assisté tout au long des années 1980 et 1990, avait eu un effet de mithridatisation sur la gauche.

Ce bilan doit certes être interprété avec circonspection car, dans le flot des mesures de déréglementation, certaines étaient peut-être nécessaires ou inévitables, tandis que d’autres ne l’étaient pas. De surcroît, tous les socialistes n’ont pas la même part dans l’héritage. Si Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn, dans le prolongement de Pierre Bérégovoy, ont été aux avant-postes des mesures de déréglementation, d’autres n’y ont pris aucune part ou ont combattu ces évolutions.

Sous ces réserves, voici un bilan succinct de l’action de la gauche et des grandes réformes dont elle porte la paternité, qui ont contribué, faiblement pour certaines, fortement pour d’autres, à la financiarisation de l’économie et sa déréglementation.

1. Ce que sont devenus les hauts fonctionnaires de gauche

Un homme politique ne peut évidemment être jugé au regard de la trajectoire de ses anciens collaborateurs. Dans le cas de la gauche, le nombre des ex-hauts fonctionnaires qui ont servi des socialistes de premier plan, avant d’aller faire fortune dans le privé, sont si nombreux que cela finit pourtant, forcément, par prendre une signification. Cela suggère à tout le moins une très forte porosité entre les deux mondes. Et, a posteriori, cela donne aussi quelques clefs de compréhension de certaines réformes dites de gauche.

A l’heure du bilan, il faut donc faire aussi celui-là : après avoir participé à la conception de réformes politiques majeures, de nombreux serviteurs de la gauche sont passés avec armes et bagages dans un autre camp. Par commodité, appelons-le le camp du CAC 40.

Dressons une liste rapide (et non exhaustive) de quelques grandes figures du capitalisme parisien. Par les cabinets de Pierre Bérégovoy, le « Pinay de gauche », quelques grands noms sont ainsi passés : tel Jean-Charles Naouri, qui en fut le directeur de cabinet, et qui est le président et l’actionnaire principal du groupe Casino ; tel Guillaume Hannezo, qui a fait ses classes au même endroit avant d’être le principal collaborateur de Jean-Marie Messier, l’ex-PDG de Vivendi Universal, et de passer ensuite comme associé-gérant dans la grande banque d’affaires, Rothschild et Compagnie.

Avant qu’il ne prenne la direction du Fonds monétaire international (FMI), le socialiste Dominique Strauss-Kahn avait, lui aussi, essaimé un grand nombre de ses plus proches collaborateurs de ses anciens cabinets à quelques-uns des postes les plus prestigieux du gratin de l’industrie et de la finance française. Stéphane Richard, qui a travaillé avec lui, a ainsi fait fortune en organisant un LBO sur le pôle immobilier de l’ex-Générale des eaux (transformée en Nexity), avant de diriger Veolia-Transports, puis devenir le directeur de cabinet de Christine Lagarde.

L’ancien directeur de cabinet à l’industrie, Paul Hermelin, est directeur exécutif de Capgemini. Directeur de cabinet lui aussi, mais aux finances, François Villeroy de Galhau est maintenant le président de Cetelem et l’un des grands barons de BNP Paribas.

Et dans le cas de Laurent Fabius, la liste est encore plus impressionnante. Son ancien directeur de cabinet, Louis Schweitzer, qui préside le conseil de surveillance de Renault et celui du Monde, a figuré en 2006 en deuxième rang au hit parade des patrons les mieux payés en France, grâce à de très abondantes stock-options. Un autre de ses anciens collaborateurs et ami, Serge Weinberg, a longtemps dirigé l’empire Pinault (PPR) avant de créer son propre fonds d’investissement, Weinbergcapital.

Le conseiller spécial de Laurent Fabius, Marc-Antoine Jamet, est maintenant secrétaire général du groupe LVMH. Ancien directeur adjoint de cabinet, Bruno Cremel a lui aussi pantouflé chez PPR. Quant à Matthieu Pigasse, ancien directeur adjoint des cabinets de « DSK » puis de Laurent Fabius, il est devenu l’une des grandes figures de la banque Lazard.

La porosité entre les deux mondes, celui de la politique et celui des affaires, ne fonctionne pas d’ailleurs que de cette manière. Il existe d’autres passerelles. Le cas de Laurent Fabius est de ce point de vue très révélateur. Avec cinq de ses amis, dont l’actuel président d’Arte Jérôme Clément ou encore Serge Weinberg, il a racheté voici quelques mois à Artémis (la holding personnelle de François Pinault) la société Piazza, qui est l’une des maisons d’enchères les plus connues en France.

2. La dérégulation boursière

On oublie souvent que la grande dérégulation des marchés financiers et boursiers en France, c’est la gauche qui l’a mise en œuvre. Pas la droite. Pour être précis, c’est le ministre des finances, Pierre Bérégovoy, épaulé par son directeur de cabinet Jean-Charles Naouri, qui l’a conçue, pour l’essentiel dans le courant de l’année 1985. Jusqu’à cette date, un cloisonnement très strict et étanche sépare les différents marchés, d’un côté les marchés financiers, de l’autre le marché monétaire, ce dernier étant réservé aux seuls établissements de crédit. Et chacun de ces marchés est surveillé par une autorité de tutelle spécifique : la Banque de France pour le marché monétaire ; le Crédit foncier pour le marché hypothécaire et la Commission des opérations de Bourse (l’ancêtre de l’actuelle Autorité des marchés financiers) pour le marché obligataire et celui des actions.

En 1985, les socialistes organisent donc un véritable « big bang » de la Bourse : ils créent en France un grand marché unique des capitaux. Ce décloisonnement est à l’époque présenté comme une modernisation, qui permet aux entreprises de pouvoir arbitrer instantanément entre titres courts rémunérés au taux du marché monétaire et titres longs. Mais c’est aussi le coup d’envoi d’une ingéniosité financière qui, au fil des ans, va se sophistiquer de plus en plus. Jusqu’à conduire aux excès que l’on connaît aujourd’hui.

3. La libéralisation définitive des mouvements de capitaux.

On oublie aussi trop souvent qu’en France, cette réforme majeure, c’est aussi la gauche qui la mène à bien. Sans doute y a-t-il là encore une bonne raison : comme c’est une décision européenne, la France n’a d’autres choix que de s’aligner.

La vérité, pourtant, c’est qu’à l’époque la France ne traîne pas des pieds pour prendre cette décision très lourde de conséquence. A l’inverse, elle fait du zèle. Alors que la date limite est fixée au début d’année 1990, elle s’enorgueillit en effet d’anticiper la libéralisation des mouvements de capitaux, pour qu’elle soit effective le 1er juillet 1989.

Mais il y a beaucoup plus grave que cela – car après tout, cette libéralisation était sans doute inévitable. C’est que dans la foulée, la France – et il n’y avait aucune raison qu’elle abdique sur ce point-là – ne fait pas de la question de l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne un sujet majeur du débat européen. Plutôt que d’ouvrir cette réflexion décisive – notamment avec les Allemands –, la France, là encore, fait du zèle et prend les devants en démantelant quasiment de fond en comble sa propre fiscalité de l’épargne.

Dans les années suivantes, cet excès ultra-libéral sera corrigé. En 1997, Lionel Jospin relève assez sensiblement cette même fiscalité de l’épargne, par le biais d’une majoration de la CSG (malgré l’opposition de Dominique Strauss-Kahn), et apporte la preuve que l’outil fiscal peut être manié, même dans un contexte de mobilité des capitaux.

Il n’empêche. Au tournant des années 1980-1990, c’est une machine infernale qui est amorcée. Une totale mobilité des capitaux conjuguée à une fiscalité zéro ou très faible : c’est la mécanique de « l’Argent fou » qui est alors installée. Et quand à l’hiver 1994, Lionel Jospin exhume la vieille idée émise par le prix Nobel d’économie James Tobin visant à instaurer une taxe sur les mouvements de capitaux – la fameuse taxe Tobin, qui sera peu après le principal fonds de commerce de l’association Attac –, pour freiner leur trop grande mobilité, il sera pris par ses propres camarades comme un doux rêveur ou un dangereux archaïque.

4. Les privatisations à marche forcée

Si le capitalisme français est l’un des plus ouverts aux grands fonds d’investissement étrangers et notamment des grands fonds anglo-saxons ; si les entreprises sont ainsi contrôlées à près de 45% par ces fonds, à comparer à des taux de 20% à 30% aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ; si donc le capitalisme français est l’un des plus fragilisés par les évolutions récentes, c’est évidemment à cause des privatisations conduites à marche forcée, en France, depuis le milieu des années 1980 par la droite d’abord, mais aussi par la gauche.

Si l’on dresse par exemple un bilan des privatisations conduites en France de la mi-1986 jusqu’à la mi-2002, c’est-à-dire du gouvernement de Jacques Chirac jusqu’à celui de Lionel Jospin, le bilan est en effet éloquent. Le montant total des cessions d’actifs publics dépasse légèrement la barre des 70 milliards d’euros (valeur 2002). Et ce montant se décompose approximativement de la manière suivante : 13 milliards sous le gouvernement Chirac de 1986 à 1988, 17 milliards sous le gouvernement Balladur de 1993 à 1995, 9,4 milliards sous le gouvernement Juppé de 1995 à 1997 et 31 milliards sous le gouvernement Jospin. Pour la gauche, et particulièrement pour Lionel Jospin, le bilan est donc accablant : en tête du hit-parade, le dirigeant socialiste se distingue aussi pour avoir trahi sa parole de ne jamais ouvrir le capital d’une entreprise du service public. Il avait en effet promis de ne pas ouvrir le capital d’une entreprise publique, mais sous la pression de quelques-uns de ses amis, dont Dominique Strauss-Kahn, il renie son engagement dans les semaines qui suivent son installation à Matignon et organise la privatisation partielle de France Telecom.

Les derniers mois du gouvernement de Lionel Jospin donnent même lieu à un véritable concours Lépine de la privatisation. C’était à qui proposera l’idée la plus sulfureuse. On se souvient ainsi que le ministre des finances, Laurent Fabius, à deux mois des élections législatives prend la responsabilité de lancer la privatisation des autoroutes en France, en commençant par ASF – privatisation qui constituait jusque-là, et pour de bonnes raisons, un tabou.

Et le même Laurent Fabius se livre, à la même époque, à une surenchère avec son rival en social-libéralisme, Dominique Strauss-Kahn, pour sceller le sort d’EDF : l’un propose l’ouverture de son capital, tandis que l’autre va encore au-delà en souhaitant que la part détenue par l’Etat tombe même sous les 50%.

Depuis 2002, la gauche a certes évolué. Alors que le candidat Nicolas Sarkozy, avant l’élection présidentielle a défendu la privatisation de GDF, la gauche s’y est opposée. De même qu’elle s’oppose au projet actuel de privatisation de La Poste. Il reste qu’elle est encore prisonnière de son histoire. Aujourd’hui toujours, c’est un petit peu le « ni-ni » mitterrandien qui commande : ni nationalisation ; ni privatisation.

Dans la confrontation ancienne entre l’Etat et le marché, le balancier a donc été très loin, ces dernières années, au détriment du premier et à l’avantage du second. Et la gauche a grandement contribué à cette évolution. Faut-il donc que le balancier reparte dans l’autre sens ? Terrible clin d’œil de l’histoire : on retiendra qu’en 2008, l’Amérique de Bush a pris des mesures de nationalisations – pour sauver des actionnaires menacés de faillite – que la gauche socialiste n’a plus l’audace de suggérer depuis plus de 25 ans.

5. Le symbole sulfureux des stock-options

Dans les outrances qu’a connues le capitalisme anglo-saxon ces dernières années, le système des stock-options est l’un des symboles les plus forts. Et l’un des symboles aussi des dérives dans lesquelles se sont laissé prendre certains socialistes. A preuve, le premier ministre des finances qui a osé proposer une très forte défiscalisation des stock-options a été un dénommé... Dominique Strauss-Kahn. On se souvient du tollé que cela a suscité au début de 1999. Après beaucoup d’hésitations, Lionel Jospin a enterré finalement le projet.

Mais, repris quelques mois plus tard, il a fini par voir le jour, sous une forme amendée, sous la responsabilité d’un autre ministre des finances, un certain... Laurent Fabius. Plus généralement, la gauche s’était alors lancée, dans ces années 1997-2002, dans une course « au moins-disant » fiscal, qui l’avait conduite, sur proposition de Laurent Fabius, jusqu’à abaisser le taux marginal de l’impôt sur le revenu.

6. La course au mieux-disant libéral

Avec le recul, peut-être a-t-on oublié les dérives dans lesquelles certains socialistes se sont laissé aller. En veut-on un petit échantillon, il suffit de se replonger dans les derniers jours de la campagne présidentielle, au début de 2002.

Le 22 janvier, Dominique Strauss-Kahn, est l’invité de RTL : « Le vrai débat, est entre ceux que justement on appelle – à tort ou à raison – "les modernistes", et ceux, que j’appellerai "plus conservateurs"... C’est ça le vrai débat ! » Les conservateurs, qui ne sont jamais nommément désignés, apprécient... Le lendemain, 23 janvier, nouvelle attaque d’un proche de Laurent Fabius.

Didier Migaud, rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale (aujourd’hui président de la commission des finances), fait la " une " du Figaro-Economie. Il a une suggestion à verser au débat : dynamiter l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) : « Prenons l’exemple de l’ISF, dit-il : c’est un acquis désormais peu contesté dans son principe depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir et il faut s’en réjouir. Mais cet impôt a des effets pervers qui incitent de nombreux contribuables à délocaliser leur fortune ou leur patrimoine professionnel, au détriment de l’emploi dans ce dernier cas. Il semble nécessaire de remettre sur le métier cet impôt, de modifier son assiette et son taux pour le rendre économiquement supportable et mettre ainsi fin à ses effets pervers. »

Le patron des patrons, Ernest-Antoine Seillière, en tombe à la renverse. « Une partie de la gauche actuellement est en train de s’intéresser aux idées du Medef, par exemple la gauche qui se veut plus moderne », relève-t-il le 27 janvier, lors du Grand jury RTL-Le Monde-LCI, citant Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius. « Nous sommes très heureux de la mise en débat de nos idées à laquelle nous assistons actuellement », dit encore le président du Medef, dont le mouvement a adopté, quelques jours plus tôt, en congrès à Lyon, neuf résolutions destinées à « harceler » la classe politique . « Le débat politique s’installe, et à gauche comme à droite, beaucoup commencent à se mettre sur un terrain que nous avons nous-mêmes défriché avec le syndicalisme réformateur, Nicole Notat et la CFDT », poursuit-il, relevant que Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn « sont convertis à la modernité actuellement, comme le risque, les fonds de pension. Tout ceci nous fait plaisir. »

En somme, pendant plus de deux décennies, les coups de boutoirs du modèle anglo-saxon ont ébranlé le modèle français. Et au passage, ils ont aussi mis à mal le vieux modèle de transformation sociale, qui a longtemps été le fonds de commerce de la gauche. Maintenant que ce capitalisme-là est en crise grave, cette gauche-là saura-t-elle refonder sa doctrine ?


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message