De quel réel cette crise est-elle le spectacle ? par Alain Badiou

mardi 21 octobre 2008.
Source : LE MONDE
 

Telle qu’on nous la présente, la crise planétaire de la finance ressemble à un de ces mauvais films concoctés par l’usine à succès préformés qu’on appelle aujourd’hui le “cinéma”. Rien n’y manque, y compris les rebondissements qui terrorisent : impossible d’empêcher le vendredi noir, tout s’écroule, tout va s’écrouler…

Mais l’espoir demeure. Sur le devant de la scène, hagards et concentrés comme dans un film catastrophe, la petite escouade des puissants, les pompiers du feu monétaire, les Sarkozy, Paulson, Merkel, Brown et autres Trichet, engouffrent dans le trou central des milliers de milliards. “Sauver les banques !” Ce noble cri humaniste et démocratique jaillit de toutes les poitrines politiques et médiatiques. Pour les acteurs directs du film, c’est-à-dire les riches, leurs servants, leurs parasites, ceux qui les envient et ceux qui les encensent, un happy end, je le crois, je le sens, est inévitable, compte tenu de ce que sont aujourd’hui et le monde, et les politiques qui s’y déploient.

Tournons-nous plutôt vers les spectateurs de ce show, la foule abasourdie qui entend comme un vacarme lointain l’hallali des banques aux abois, devine les week-ends harassants de la glorieuse petite troupe des chefs de gouvernement, voit passer des chiffres aussi gigantesques qu’obscurs, et y compare machinalement les ressources qui sont les siennes, ou même, pour une part très considérable de l’humanité, la pure et simple non-ressource qui fait le fond amer et courageux à la fois de sa vie. Je dis que là est le réel, et que nous n’y aurons accès qu’en nous détournant de l’écran du spectacle pour considérer la masse invisible de ceux pour qui le film catastrophe, dénouement à l’eau de rose compris (Sarkozy embrasse Merkel, et tout le monde pleure de joie), ne fut jamais qu’un théâtre d’ombres.

On a souvent parlé ces dernières semaines de “l’économie réelle” (la production des biens). On lui a opposé l’économie irréelle (la spéculation) d’où venait tout le mal, vu que ses agents étaient devenus “irresponsables”, “irrationnels”, et “prédateurs”. Cette distinction est évidemment absurde. Le capitalisme financier est depuis cinq siècles une pièce majeure du capitalisme en général. Quant aux propriétaires et animateurs de ce système, ils ne sont, par définition, “responsables” que des profits, leur “rationalité” est mesurable aux gains, et prédateurs, non seulement ils le sont, mais ont le devoir de l’être.

Il n’y a donc rien de plus “réel” dans la soute de la production capitaliste que dans son étage marchand ou son compartiment spéculatif. Le retour au réel ne saurait être le mouvement qui conduit de la mauvaise spéculation “irrationnelle” à la saine production. Il est celui du retour à la vie, immédiate et réfléchie, de tous ceux qui habitent ce monde. C’est de là qu’on peut observer sans faiblir le capitalisme, y compris le film catastrophe qu’il nous impose ces temps-ci. Le réel n’est pas ce film, mais la salle.

Que voit-on, ainsi détourné, ou retourné ? On voit, ce qui s’appelle voir, des choses simples et connues de longue date : le capitalisme n’est qu’un banditisme, irrationnel dans son essence et dévastateur dans son devenir. Il a toujours fait payer quelques courtes décennies de prospérité sauvagement inégalitaires par des crises où disparaissaient des quantités astronomiques de valeurs, des expéditions punitives sanglantes dans toutes les zones jugées par lui stratégiques ou menaçantes, et des guerres mondiales où il se refaisait une santé.

Laissons au film-crise, ainsi revu, sa force didactique. Peut-on encore oser, face à la vie des gens qui le regardent, nous vanter un système qui remet l’organisation de la vie collective aux pulsions les plus basses, la cupidité, la rivalité, l’égoïsme machinal ? Faire l’éloge d’une “démocratie” où les dirigeants sont si impunément les servants de l’appropriation financière privée qu’ils étonneraient Marx lui-même, qui qualifiait pourtant déjà les gouvernements, il y a cent soixante ans, de “fondés de pouvoir du capital” ? Affirmer qu’il est impossible de boucher le trou de la “Sécu”, mais qu’on doit boucher sans compter les milliards le trou des banques ?

La seule chose qu’on puisse désirer dans cette affaire est que ce pouvoir didactique se retrouve dans les leçons tirées par les peuples, et non par les banquiers, les gouvernements qui les servent et les journaux qui servent les gouvernements, de toute cette sombre scène. Je vois deux niveaux articulés de ce retour du réel. Le premier est clairement politique. Comme le film l’a montré, le fétiche “démocratique” n’est que service empressé des banques. Son vrai nom, son nom technique, je le propose depuis longtemps, est : capitalo-parlementarisme. Il convient donc, comme de multiples expériences depuis vingt ans ont commencé à le faire, d’organiser une politique d’une nature différente.

Elle est et sera sans doute longtemps très à distance du pouvoir d’Etat, mais peu importe. Elle commence au ras du réel, par l’alliance pratique des gens les plus immédiatement disponibles pour l’inventer : les prolétaires nouveaux venus, d’Afrique ou d’ailleurs, et les intellectuels héritiers des batailles politiques des dernières décennies. Elle s’élargira en fonction de ce qu’elle saura faire, point par point. Elle n’entretiendra aucune espèce de rapport organique avec les partis existants et le système, électoral et institutionnel, qui les fait vivre. Elle inventera la nouvelle discipline de ceux qui n’ont rien, leur capacité politique, la nouvelle idée de ce que serait leur victoire.

Le second niveau est idéologique. Il faut renverser le vieux verdict selon lequel nous serions dans “la fin des idéologies”. Nous voyons très clairement aujourd’hui que cette prétendue fin n’a d’autre réalité que le mot d’ordre “sauvons les banques”. Rien n’est plus important que de retrouver la passion des idées, et d’opposer au monde tel qu’il est une hypothèse générale, la certitude anticipée d’un tout autre cours des choses. Au spectacle malfaisant du capitalisme, nous opposons le réel des peuples, de l’existence de tous dans le mouvement propre des idées. Le motif d’une émancipation de l’humanité n’a rien perdu de sa puissance. Le mot “communisme”, qui a longtemps nommé cette puissance, a certes été avili et prostitué.

Mais, aujourd’hui, sa disparition ne sert que les tenants de l’ordre, que les acteurs fébriles du film catastrophe. Nous allons le ressusciter, dans sa neuve clarté. Qui est aussi son ancienne vertu, quand Marx disait du communisme qu’il “rompait de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles” et qu’il faisait surgir “une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous”.

Rupture totale avec le capitalo-parlementarisme, politique inventée au ras du réel populaire, souveraineté de l’idée : tout est là, qui nous déprend du film de la crise et nous rend à la fusion de la pensée vive et de l’action organisée.

Alain Badiou, philosophe, romancier, éditeur

Article paru dans l’édition du 18.10.08.


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