Angola Cuba

jeudi 30 juillet 2020.
 

L’admiration manifestée dans le monde pour Nelson Mandela occulte, le plus souvent, la responsabilité des puissances occidentales dans la longévité du régime ségrégationniste de l’Afrique du Sud. Or, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des centaines d’entreprises américaines s’y lancent dans des secteurs de technologie avancée. Elles viennent concurrencer le Royaume-Uni, premier partenaire du pays après l’avoir compté parmi ses colonies et y avoir posé, dès 1879, les jalons de la politique de ségrégation.

En dépit des condamnations que peut susciter ce système, le flux de capitaux occidentaux, notamment américains, britanniques et ouest-allemands, ne cesse de progresser. Le massacre de Sharpeville, en 1960, qui marque un tournant dans la lutte jusqu’alors pacifique du mouvement antiapartheid, n’infléchit guère cette volonté de coopération. Une liste impressionnante

La majorité des Etats membres de l’Assemblée générale des Nations unies s’insurge régulièrement contre le refus du Conseil de sécurité de décréter des sanctions globales, et surtout un embargo effectif sur les armes et le pétrole. Ce n’est qu’après la révolte étudiante de Soweto, en 1976, étouffée dans le sang, et l’assassinat du dirigeant noir Steve Biko que le Conseil rend obligatoire l’embargo sur les armes, décrété en 1963 sur des bases volontaires. Mais trop tard : la majeure partie des armements soumis à embargo sont déjà fabriqués sous licence en Afrique du Sud même.

Encouragée par Washington, l’armée de Pretoria envahit l’Angola à la veille de son (...)

Cuba, grâce à son aide apportée aux indépendantistes africains, a permis une défaite de l’armée sud-africaine en Angola et en Namibie, inversant ainsi le rapport de forces et contribuant à la chute de l’apartheid en Afrique du Sud. Après la guerre froide, Cuba n’a plus envoyé d’appui militaire, mais des médecins et professeurs, à tel point que Mandela a pu 
affirmer  : « Quel autre pays que Cuba peut s’enorgueillir d’un palmarès d’altruisme aussi impressionnant dans ses relations avec l’Afrique ? »

Fidel Castro : «  Le sang africain coule dans nos veines  »

D’Alger à Pretoria, de Bissau à Luanda, Fidel Castro a offert un appui décisif aux luttes de décolonisation sur le continent africain, où il est toujours considéré comme un héros.

« Nous ne sommes pas seulement un pays latino-américain, mais aussi un pays latino-africain. Le sang africain coule abondamment dans nos veines. C’est d’Afrique que vinrent dans notre pays, comme esclaves, beaucoup de nos ancêtres. Et les esclaves ne se firent pas faute de lutter et de combattre dans l’armée de libération de notre patrie. Nous sommes frères des Africains et, pour les Africains, nous sommes prêts à lutter ». En 1976, pour justifier l’engagement cubain en Angola, Fidel Castro, fils d’immigrés espagnols d’origine galicienne, n’hésite pas à faire siennes les racines africaines de son peuple, qui s’est forgé dans le terrible creuset de l’expérience esclavagiste.

Dans le fracas de la décolonisation, le continent et la Grande Île partagent d’emblée le même horizon. Celui de l’émancipation des peuples trop longtemps asservis par la colonialisme, par la domination impérialiste. Comme la victoire d’Ho Chi Minh qui a débarrassé cinq ans plus tôt le Vietnam de la tutelle française, l’entrée triomphale des « Barbudos » à la Havane, le 2 janvier 1959, frappe les imaginaires. Pour les révolutionnaires africains, Cuba devient une référence, un point d’appui, une lueur dans la grande nuit de la colonisation. Tous les yeux sont alors tournés vers l’Algérie, où les maquisards du FLN défient depuis 1954 les troupes françaises. C’est là que se noue, entre les révolutionnaires de la Caraïbe et les indépendantistes algériens, un lien indéfectible, premier pont jeté entre Cuba et le continent de ses origines. La solidarité n’est pas seulement celle du cœur et des idéaux partagés de justice et de liberté. « Deux ans après notre victoire, dès 1961, alors que le peuple d’Algérie menait une lutte courageuse pour son indépendance, un navire cubain a livré des armes aux insurgés algériens. À son retour, il ramenait une centaine d’enfants orphelins et des blessés de guerre », raconte Fidel Castro dans un livre d’entretiens avec Ignacio Ramonet (1).

La même année, se joue une tragédie dont l’effroyable épilogue pousse Cuba à s’impliquer sur les fronts d’une quinzaine de révolutions africaines. Le 17 janvier 1961, Patrice Lumumba est assassiné. Jugé trop indocile, opposé à la sécession de la riche province du Katanga, le Premier ministre du Congo a été destitué quelques mois plus tôt par le colonel Mobutu. Cette marionnette des Américains et de l’ex-puissance coloniale livre le héros de l’indépendance à ses bourreaux belges. Lumumba est jeté dans une cuve d’acide pour faire disparaître jusqu’à son corps... Son martyre provoque une onde de choc dans le monde entier. Le 11 décembre 1961, à la tribune des Nations-Unies, Ernesto Che Guevara fait retentir ce cri d’indignation : « Je voudrais m’attarder tout particulièrement sur le cas douloureux du Congo. Unique dans l’histoire du monde moderne, il montre comment on peut bafouer, dans l’ impunité absolue, avec le cynisme le plus insolent, le droit des peuples ! » Pour contenir l’impatience du Che à rejoindre le théâtre bolivien, Fidel Castro lui confie une mission africaine. À la fin de l’année 1964, il entame un périple qui le mène en Algérie, en Égypte, au Mali, au Congo, en Guinée, au Ghana, au Bénin, en Tanzanie et au Congo Brazzaville. Cuba se lie alors aux héros des indépendances africaines : Kwame Nkrumah, Sékou Touré, Modibo Keïta, Alphonse Massamba-Débat. À Alger se tiennent des réunions secrètes avec les leaders indépendantistes des pays lusophones : Che Guevara rencontre les Mozambicains du Frélimo, les Angolais Agostinho Neto et Lucio Lara, le lumineux Amilcar Cabral, qui lutte pour la libération de la Guinée Bissau et du Cap-Vert. Algériens et Cubains entraînent et forment les combattants de l’ANC passés à la lutte armée un an plus tôt, sous l’impulsion de Nelson Mandela et Walter Sisulu, après le massacre de Sharpeville.

Cuba dépêche en Angola 35 000 hommes Mais c’est dans le Congo que Che Guevara voit d’abord un épicentre de la révolution africaine, en raison des frontières que ce géant partage avec neuf pays. Pour venger Lumumba, il rêve d’y allumer l’incendie qui embraserait tout le continent, en s’appuyant sur les rebelles Simba de Laurent Désiré Kabila. De retour à Cuba, le Che met au point une opération secrète, avec 150 hommes, tous noirs, qui rejoignent incognito le Sud Kivu via la Tanzanie de Julius Nyerere. Mais la situation est si confuse que les Cubains ne peuvent jouer leur rôle de force d’appui à des forces rebelles désorganisées, partout défaites par les mercenaires à la solde de Mobutu et de la CIA. L’opération est un fiasco. Cuba change de méthode. Au mois de janvier 1966, à la Havane, la première conférence tricontinentale réunit les représentants de mouvements de libération armés. Un ingénieur agronome de 31 ans, marxiste hétérodoxe, y fait forte impression. Né en Guinée Bissau d’une mère cap-verdienne, Amilcar Cabral est convaincu que la libération des peuples colonisés doit être l’œuvre de ces peuples eux-mêmes, il voit dans les luttes de libération le creuset de nations en gestation. Il prône le principe d’une aide sans ingérence, Cuba lui offre un soutien technique avec des armes, des instructeurs militaires, des médecins. Sa guerilla, jamais frontale, atteint son objectif : démoraliser les troupes coloniales. À Lisbonne, les capitaines d’avril, écœurés par la cruauté des guerres d’Afrique, renversent la dictature de Salazar. La révolution des œillets porte un gouvernement progressiste au pouvoir. Le dernier empire colonial d’Afrique s’écroule et dès le mois d’octobre 1974, les troupes portugaises quittent la Guinée Bissau. À l’autre bout du continent, à Maputo, Samora Machel proclame l’indépendance et le rire de Joaquim Chissano sonne comme la promesse d’un nouveau monde. Amilcar Cabral, lui, ne goûtera jamais cette liberté chèrement conquise. Il a été assassiné un an plus tôt, à Conakry, par des agents des services secrets portugais. Entre temps, d’autres tranchées se sont creusées. Après le Vietnam, l’Afrique est devenue le théâtre d’un affrontement sans merci entre les deux blocs. La guerre froide fait rage, elle se cristallise dans la plus prospère des colonies portugaises, l’Angola. Les ressources naturelles du pays, ses réserves pétrolières aiguisent les appétits des grandes puissances. Pour écarter les marxistes du MPLA avant la proclamation de l’indépendance, fixée au 11 novembre 1975, Washington et Pretoria parrainent deux autres mouvement qui ont combattu le colonialisme portugais. Le FPLA de Holden Roberto au nord, l’Unita de Jonas Savimbi au sud. Les troupes de Mobutu entrent en scène, comme celles de Pieter Botha. Les hommes du MPLA, qui tiennent Luanda, sont pris au piège. Fidel Castro est appelé à la rescousse. Cuba dépêche en Angola ses forces spéciales, soutenues par 35000 soldats d’infanterie. Même les Soviétiques, rétifs à un engagement au grand jour, sont pris au dépourvus. La puissance de feu des « orgues de Staline » met en déroute les troupes zaïroises et sud-africaines. Planifiée par Fidel Castro, l’opération « Carlotta », du nom d’une esclave noire cubaine insurgée, est un succès. L’indépendance est proclamée, le poète Augistinho Neto devient le premier président de l’Angola indépendant. Mais la guerre n’est pas finie pour autant. Depuis la Namibie occupée, le régime raciste de Prétoria souffle sur les braises de la guerre civile, en entretenant la guérilla de Jonas Savimbi. Les Cubains, eux, maintiennent un contingent solidaire des combattants de la Swapo qui, depuis leur base arrière angolaise, entendent libérer leur pays de la tutelle sud africaine. Cet affrontement atteint son paroxysme au mois de janvier 1988, avec la bataille de Cuito Cuanavale. Les Cubains acceptent finalement de quitter l’Angola, en contrepartie d’un retrait sud-africain. Le 21 mars 1990, la Namibie proclame son indépendance. Revers fatal pour le régime d’apartheid, qui vacille. Dans une archive exhumée par Jihan el Tahri pour son excellent documentaire « Cuba, une odyssée africaine » (Arte, 2007), Fidel Castro explique en partie l’engagement cubain en Angola par une volonté tenace de se dresser contre le régime raciste de Pretoria. Nelson Mandela en gardera une reconnaissance éternelle. Le 26 juillet 1991, à l’occasion de sa première visite hors d’Afrique, à la Havane, Madiba adresse à Fidel Castro ces mots de gratitude : « Le peuple cubain occupe une place particulière dans le cœur des peuples d’Afrique. Les internationalistes cubains ont apporté une contribution à l’indépendance, la liberté et la justice en Afrique, sans précédent de par ses principes et son caractère désintéressé. (…) Votre présence et le renforcement de vos forces lors de la bataille de Cuito Cuanavale fut d’une importance véritablement historique. La défaite de l’armée raciste à Cuito Cuanavale fut une victoire pour toute l’Afrique ! La défaite décisive des agresseurs de l’apartheid brisa le mythe de l’invincibilité des oppresseurs blancs ! La défaite de l’armée de l’apartheid fut une inspiration pour tous ceux qui luttaient à l’intérieur de l’Afrique du Sud ! Sans la défaite de Cuito Cuanavale nos organisations n’auraient jamais été légalisées ! ». À ceux qui voyaient en lui un simple exécutant de l’URSS, un pion dans l’affrontement entre puissances rivales en Afrique, Fidel Castro répondait par ces mots de défi : « Certains impérialistes pensent que si un pays en aide un autre, c’est qu’il veut du pétrole ou du cuivre ou des diamants ou une ressource naturelle. Non. Nous ne recherchons aucun intérêt matériel et évidemment, cela ne rentre pas dans la logique des impérialistes. Parce qu’ils n’ont que des critères chauvins, nationalistes, égoïstes. Mais nous, nous accomplissons un devoir élémentaire et internationaliste. » Avec la mort du père de la révolution cubaine, c’est aussi cette page d’histoire qui se tourne, celle d’une généreuse solidarité envers les peuples opprimés.

(1) Ignacio Ramonet, « Fidel Castro, biographie à deux voix », Fayard/Galilée, 2006.

Rosa Moussaoui Journaliste à la rubrique Monde


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