Le fascisme du 21e siècle s’avance-t-il masqué ?

lundi 17 novembre 2008.
 

« Il n’est pas infondé de parler d’une nouvelle menace proto-fasciste pour l’Europe dont les formes pourraient être différentes du passé »

L’élection du Parlement européen du 25 mai dernier a été marquée par une forte poussée de la droite europhobe et raciste, travaillée par des courants d’extrême-droite. Ses meilleurs scores ont été réalisés par le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) (27,5%), par le Parti du peuple au Danemark (26,7%), par le Front National en France (24,9%) et par le Parti de la liberté en Autriche (19,7%), sans oublier les récentes percées des Démocrates suédois (9.7%) et de l’Alternative pour l’Allemagne (7%). Le dirigeant du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo (21,1%) montre aussi quelques affinités avec certaines de ces formations.

Quant aux partis ouvertement fascistes de la périphérie européenne, comme Jobbik en Hongrie (14,7%) ou Aube Dorée en Grèce (9,4%), ils présentent des cas un peu différents. On notera enfin, qu’en dépit des exagérations diffusées par la propagande russe et reprises par la presse occidentale, les deux candidats d’extrême droite aux présidentielles ukrainiennes n’ont obtenu ensemble que 2,3% des voix…

Des partis anti-immigrés

Quels sont les dénominateurs communs de ces forces ? Tout d’abord, elles dénoncent l‘immigration comme principale cause de l’explosion du chômage, des dépenses sociales et de « l’insécurité ». Elles mettent aussi en cause la libre-circulation au sein de l’UE : c’est pourquoi, elles ont salué avec une belle unanimité le succès de l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC, droite dure nationaliste) « contre l’immigration de masse » en Suisse, le 9 février dernier. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles soient toutes frontalement contre l’UE. En même temps, elles se revendiquent d’un impérialisme décomplexé, qui met au goût du jour un discours raciste et joue sur l’islamophobie pour viser l’immigration extra-européenne. Les secteurs fascistes qui y ont fait leur nid n’hésitent pas non plus à développer une phraséologie antisémite par des canaux plus discrets ou sous des formes dissimulées. Ces derniers constituent ainsi dès aujourd’hui une menace physique pour l’immigration, les minorités sexuelles, mais aussi pour des militants solidaires, comme l’a montré récemment l’assassinat de Clément Méric en France.

Ces partis sont favorables à l’économie privée et à la libre entreprise. Ils plaident pour la libéralisation du marché du travail et l’allègement des charges des sociétés, en particulier des PME. Ils assurent qu’une sortie de l’euro et l’introduction de barrières douanières relanceraient l’économie domestique. Ils proposent des mesures démagogiques pour les bas revenus, mais excluent le relèvement du salaire minimum légal qu’ils combattent, et assurent défendre la protection sociale des ressortissants du pays. Ils soutiennent un productivisme national qui exclut toute préoccupation environnementale. Le FN met d’ailleurs en doute le réchauffement climatique, et UKIP veut bannir ce sujet des écoles britanniques. Ils multiplient les déclarations en faveur de la famille, de la femme au foyer et de l’éducation traditionnelle. Partisans de « l’ordre moral », ils n’hésitent pas à flatter l’homophobie. Défenseurs de l’Etat pénal, ils plaident pour la peine de mort « pour les crimes les plus odieux ».

Conjuguer les cultures historiques de la droite

Ils se disent contre le système, soit les partis gouvernementaux, conservateurs et sociaux-démocrates réunis. « Ce qui cimente les éléments disparates de UKIP, note Richard Seymour en Angleterre, c’est l’idéologie socialement paranoïde de la droite dure [pour qui] (…) l’UE est un complot socialiste conçu par des eurocrates vivant aux dépens de la petite entreprise, encourageant l’immigration, et donc l’Etat providence » (Red Pepper, sept. 2013). Après la chute du Mur de Berlin, ils sont partis en croisade contre l’U(E)RSS et doivent leur succès à la capacité de conjuguer les cultures historiques de la droite – nationaliste, militariste, colonialiste, raciste, sexiste, homophobe, autoritaire, cléricale, conservatrice, libertarienne, antisocialiste, etc.

Ils séduisent aujourd’hui un électorat de masse, issu de larges secteurs du salariat et des classes moyennes qui, pour part, désertent les partis sociaux-démocrates et de droite traditionnelle. Ils contribuent en effet à radicaliser à droite la colère suscitée par le démantèlement social en cours, dont les partis au pouvoir sont les accompagnateurs zélés. Ils individualisent le monde du travail en le réduisant à un corps électoral de « petits blancs » fâchés, mais surtout ils le divisent entre étrangers et nationaux, gens de couleur et blancs, chômeurs et employés, retraités et actifs, femmes et hommes, etc. Ils le détournent ainsi de toute réponse collective. Ceci peut s’avérer un atout non négligeable pour la bourgeoisie, notamment dans un pays comme la France, où la cure d’austérité programmée au nom des critères de Maastricht, s’annonce extrêmement sévère.

Nouveaux visages de la barbarie

Le fascisme des années 20-30 avait bâti des organisations de masse qui avaient servi de bélier aux secteurs les plus combatifs du capital pour conjurer les menaces révolutionnaires d’alors, détruire les organisations ouvrières, supprimer les droits démocratiques et réduire durablement les coûts du travail. Nous n’en sommes de toute évidence pas là aujourd’hui, sauf peut-être en Grèce, où Aube Doré fait explicitement référence à un tel modèle. Mais dans le reste de l’Europe, à quoi pourrait donc servir la droite nationale-populiste actuelle pour les dominants, alors même que la gauche politique et syndicale est en déroute ? En réalité, compte tenu de la portée des régressions sociales qu’ils envisagent, dont le sud du Vieux Continent donne un avant-goût, elle leur est probablement plus utile qu’on ne pourrait le croire. Il s’agit en effet de rien de moins que de priver un salariat numériquement plus fort que jamais – les fameux 99% – de ses principales conquêtes sociales et démocratiques du 20e siècle, qu’il considère à juste titre comme des éléments de civilisation, ceci parce que le fameux 1% les jugent encore beaucoup trop coûteuses, en dépit des sacrifices imposés durant ces 30 dernières années.

En quoi consistent ces acquis ? D’abord, dans la perception qu’un salaire devrait permette de vivre « décemment », c’est-à-dire de couvrir une palette de besoins qui va bien au-delà du minimum physiologique : alimentation diversifiée, fantaisie vestimentaire, biens de consommation durables, loisirs, culture, etc. Par ailleurs, dans la conviction que le salaire indirect, soit les assurances sociales (maladie, invalidité, chômage, retraite, etc.), constitue un enjeu vital pour une très grande partie de la population qui ne dispose d’aucun moyen de production ou de subsistance propre, et ne peut donc envisager, même partiellement, de vivre d’une activité indépendante ou de l’autoconsommation. Ensuite, dans la certitude que le subventionnement massif des services publics (éducation, santé, logement social, transports, etc.) par un impôt progressif répond à une exigence élémentaire. Et enfin, lorsque tout cela est mis en cause par « la dictature des marchés », relayée par des institutions de plus en plus opaques et autoritaires, dans l’idée qu’il faut lutter pour une « démocratie réelle, ici et maintenant ».

Comment faire front ?

Même si aujourd’hui la plupart des organisations traditionnelles du vieux mouvement ouvrier acceptent de facto des plans d’austérité extrêmement brutaux au nom des « impératifs » de compétitivité des entreprises nationales, leur faiblesse relative ne leur permet pas nécessairement de convaincre les travailleurs-euses de se laisser ainsi conduire à l’abattoir sans résister. Ces derniers restent en effet profondément attachés à la valeur acquise par leur force de travail, qui résulte d’une longue évolution historique, marquée par de nombreuses luttes, que le capital ne peut donc faire baisser aussi radicalement et rapidement qu’il le souhaiterait. Et c’est précisément parce la droite nationale-populiste justifie l’imposition de conditions de vie fortement dégradées à de larges secteurs des couches populaires – sans papiers, gens de couleur, jeunes précaires, retraités, femmes –, réduisant par là la valeur de leurs salaires, qu’elle contribue à ce travail de sape.

De la même façon, en faisant l’apologie de la femme au foyer, alors que pour la grande majorité des salarié-e-s, deux salaires sont devenus indispensables à l’entretien d’une famille, elle justifie l’accroissement du travail domestique gratuit (care), qui permet de réduire les coûts de reconstitution de la force de travail. Enfin, en commençant à organiser des secteurs populaires avec lesquels les partis traditionnels n’ont pratiquement plus de liens organiques, elle se prépare à contester la rue aux luttes syndicales, aux mouvements sociaux et à la gauche combative.

Un processus d’acculturation de cette ampleur est inconcevable sans un degré élevé de violence physique et morale, en particulier envers les femmes, qui serait le prix à payer pour un tel recul de la civilisation. Pour le conduire à terme, outre l’Etat, le capital peut avoir besoin de forces supplétives au sein de la société civile. Dans ce sens, il n’est pas infondé de parler d’une nouvelle menace proto-fasciste pour l’Europe du 21e siècle, à condition de souligner que ses formes pourraient être assez différentes de celles du passé. Pour la conjurer, rien ne serait cependant pire que de rejouer les partitions qui ont échoué dans les années 30. Il nous faut donc éviter deux écueils : d’abord, celui du « front républicain » avec les partisans du démantèlement social, qu’ils se disent « sociaux-démocrates » ou « de centre-droite » ; ensuite celui de la division des mouvements populaires de terrain, mais aussi des listes électorales antilibérales qui s’opposent à ces politiques.

Un tel front unique pour la satisfaction des besoins sociaux, contre l’austérité capitaliste et pour s’opposer à la droite nationale-populiste, doit donner une place de choix à la lutte antiraciste, intégrant pleinement les immigré-e-s à ses mobilisations, dans une perspective internationaliste. Pour cela, nous devons dénoncer les mesures prises par Frontex, au service de l’Europe forteresse, de même que les lois de plus en plus restrictives adoptées par les Etats européens, à l’initiative ou avec la caution des partis sociaux-démocrates. Le combat des migrant-e-s contre leur internement arbitraire et leur expulsion, mais aussi contre les humiliations et le travail esclavagiste auquel ils-elles sont souvent astreints est aussi le nôtre. Une telle convergence dans l’action ne pourra se renforcer sans affirmer clairement sa dimension transeuropéenne : en dépit de ses limites et de sa portée avant tout électorale, c’est une qualité qu’il faut reconnaître à la liste « L’Altra Europa con Tsipras », qui a recueilli 4% des suffrages au scrutin européen en Italie. Pour autant, l’engagement de telles forces à résister ensemble sur un socle commun n’implique en aucune mesure la négation de l’autonomie de chacune d’elles dans la définition démocratique de ses objectifs de lutte, de ses répertoires d’action et de ses orientations politiques.

Jean Batou

* Article écrit pour la revue Viento Sur : http://www.vientosur.info/spip.php?...


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