La lutte des classes de Mitterrand à Royal et Hollande. Aujourd’hui, reconstruire cette colonne vertébrale de la gauche : le conflit Capital Travail

jeudi 8 décembre 2011.
 

La guerre de classe existe (par François Ruffin)

Diplômé du Centre de formation des journalistes (CFJ), François Ruffin est l’auteur des « Petits soldats du journalisme », où il décrit ces années d’études au CFJ. Reporter pour l’émission de France Inter « Là-bas si j’y suis », il collabore au « Monde diplomatique ». Son dernier livre, « La Guerre des classes » (Fayard, 19 euros), a été publié en octobre 2008.

Faut tout reprendre à zéro. Partir des consciences en miettes. Des boussoles politiques qui ont perdu leur gauche. Ça paraissait évident, jusque dans les années 1970, qu’il y avait le capital et le travail, les « maîtres de l’argent » (comme disait Mitterrand) et les « OS dominés, opprimés, poussés à la révolte » (du Mitterrand encore), et que « c’est une lutte de classes entre ce petit groupe de privilégiés et la masse des salariés » (du Mitterrand toujours). Ça paraissait évident, et pas qu’à une avant-garde, pas qu’aux militants aux convictions trempées dans l’acier : non, c’était une idée qui se respirait avec l’air du temps, répandue dans les usines, dans les bureaux, dans les commerces. Monsieur Dupont, Madame Durand faisaient du marxisme sans le savoir, le matin à la boulangerie en achetant leurs croissants : « Ah ça, avec ce que les patrons se mettent dans la poche… » C’était simple, clair, net, rudimentaire. Mais efficace.

Ensuite, aux Monsieur Dupont et Madame Durand, on leur a répété pendant vingt ans que « les choses sont plus complexes », que « le profit, c’est une bonne nouvelle pour la France », qu’« il ne faut plus redistribuer les richesses, mais attendre le retour de la croissance ». Monsieur Dupont, Madame Durand se sont un peu perdus dans tout ça. Ils pataugent dans les idées. Ils se paument dans les partis.

Prenez 2007. Ça semblait pas compliqué. Jusqu’aux Échos, on s’inquiétait : « Cent milliards d’euros : c’est le chiffre, rond jusqu’à l’insolence, qu’atteindront les bénéfices des sociétés du CAC 40 en 2006. Nul doute que ces “superprofits” vont s’inviter dans la campagne électorale et relancer la question du partage des fruits de la croissance. » Le Monde redoutait, à son tour, une controverse anti-finance : « Ces “mégadividendes” ont de quoi choquer, comparés à la progression des salaires du secteur privé (autour de 3 %). Ils risquent d’alimenter la polémique sur une économie privilégiant les “rentiers”. »

Mais c’était se faire beaucoup de souci pour rien. En 42 harangues de Ségolène Royal, 321 pages, 168 802 mots, à aucun endroit, le « rentier » n’est apparu. La « finance », triomphante, n’est nommée que deux fois. Aucun terme, ni « spéculateur », ni « patronat », ni « 200 familles », ni « CAC 40 », n’a pointé aux électeurs la force sociale à combattre. Au contraire, la dame en blanc proclamait : « Je ne désignerai aucun ennemi ».Et s’en allait « réconcilier la France avec les vrais entrepreneurs ». À quoi bon les vieilles lunes et les vaines luttes ? Ce sera tous « gagnants-gagnants ». Ou gnangnan-gnangnan.

C’est gentil, comme philosophie. Quand ça va bien, on applaudit – et Ségolène Royal récoltait, de fait, le 6 mai 2007, 54 % parmi les Français qui s’en sortaient « très facilement ». Mais la même plafonnait à 49 % chez les ouvriers et les employés, et à 42 % parmi les non-diplômés. C’est que, quand on rame au Smic ou au RMI, le « Aimez-vous les uns les autres » ne suffit plus. Quand le présent s’embourbe et l’avenir encore plus, on se demande : « C’est la faute à qui ? »

Tenez, Romain, par exemple. Il habite à Abbeville (Somme), dans le quartier de l’Espérance : « Le boulot, quand y en a, il est toujours donné aux autres. Alors que nous, on est prêt à travailler. » Lui, ne bosse que le samedi, comme agent de nettoyage aux Verreries de la Somme : « Je ne crois plus en rien. Y a de la honte. Parfois, faut aller au CCAS demander une petite aide. Y en a qui passent devant nous avec leur grosse voiture : “Tu peux pas t’en acheter une comme ça, toi, avec ton RMI”. » Non, il ne peut pas : on lui a même chouré son scooter. Il circule à pied, totale humiliation. « C’était mon rêve, de faire agent de sécurité, avec un chien. Mais ce sont toujours les mêmes. Toujours les mêmes aussi pour les travaux publics : des gars d’Amiens ou de Paris, même pas des gars d’Abbeville. Alors que mettre des cailloux à terre, nous aussi on peut le faire. »

Les « mêmes », les « autres », contre « nous » : on comprend à demi-mot. Il se censure : pas envie qu’on lui serve une leçon de morale, de République, une récitation des droits de l’Homme. Il se dévoile un peu, quand même : « On est en France, on est tous égaux, qu’on soit noirs, qu’on soit blancs. Pourquoi qu’y en a qui auraient plus de droits que nous ? C’est toujours les mêmes qu’on prend. On devrait nous appeler aussi. On est à l’ANPE comme tout le monde, on est au chômage comme tout le monde. »

Les Arabes à l’amende, donc, ici. Plus loin, dans la cité, les « jeunes ». À un autre étage, les « assistés ». « Chacun voit la justice à sa porte. Et ça fonctionne toujours avec des couples antinomiques, assez simples. » C’est Patrick Lehingue, professeur de sciences politiques à Amiens, qui raisonne comme ça, de façon « assez simple » : « Il n’y a pas 40 façons, pour les gens, de classer en juste/injuste. Soit c’est le “riche” contre le “pauvre”, les “petits” contre les “gros” comme on dit. Soit c’est le “dedans” contre le “dehors”, les “jeunes” contre les “vieux”. » À l’unanimité, socialistes, éditorialistes, économistes l’ont déclaré obsolète, le temps des « petits contre les gros ». Mais les autres, les vaincus, les laborieux, les insatisfaits, les frustrés, les « pauvres », s’ils ne devaient plus reprendre aux « riches », où allaient-ils les chercher, leurs adversaires ? Les profiteurs du système ? Les causes de leur malheur ? Parmi les malheureux, souvent. Parmi leurs égaux en débine. À moins qu’ils ne s’abandonnent à la fatalité. Et pourtant, même à Abbeville, même au quartier de l’Espérance, survit autre chose : « Nos contrats cache-misère, à qui ça profite ? Aux patrons, qui savent qu’on a besoin de boulot. »

C’est de là qu’il faut repartir, de cette graine dans le néant. Reconstruire cette colonne vertébrale de la gauche : le conflit capital/travail. Le rebâtir dans la tête de Monsieur Dupont et de Madame Durand. Dans la tête des jeunes qui, pour beaucoup, n’ont guère entendu ces mots-là. Dans la tête des vieux, à qui on a donné honte de cette idée, trop simple, trop claire, trop efficace. Cette idée qu’énonce Warren Buffett, la première fortune mondiale : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, celle des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la remporter. » De quoi, à notre tour, nous « décomplexer »… ■

François Ruffin


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