Philo : L’obéissance est le fruit défraîchi des passions tristes

mardi 14 novembre 2017.
 

Cette citation, chacun la connaît, et Frédéric Gros, tout autant, puisqu’il l’a choisie en exergue de son livre. «  Les monstres existent, mais ils sont peu trop peu nombreux pour être vraiment dangereux  ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter  », déclare Primo Levi, qui a écrit ses lignes, et qui se donnera la mort, après avoir vécu l’enfer.

La raison de l’obéissance, de la servitude volontaire, du conformisme, de la soumission continue d’intriguer tant ces phénomènes perdurent, alors même qu’une modernité devrait les destituer. Frédéric Gros revient dans Désobéir (Albin Michel, Flammarion, 2017) sur les mécanismes qui charpentent le consentement de l’inacceptable et, à l’inverse, sur les figures archétypales de la résistance, d’Antigone à Thoreau, en passant par la folie d’Eatherly. Il est vrai que la question demeure, avec aujourd’hui la disparition de la classe moyenne, prise en étau entre le processus d’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres  ; étrangement, le scandale de la situation n’attise pas le rejet des nantis, mais la «  haine politique du peuple  » se «  diffracte en une série indéfinie de divisions internes. Parce que la condition des plus aisés suscite surtout la passion amère de leur ressembler, parce que la fierté d’être pauvre, alimentée par l’espérance de revanches futures, a laissé place à une honte agressive, parce que le message véhiculé partout est qu’il n’y a de sens à vivre que dans la consommation à outrance, en se laissant aspirer par le présent dans une jouissance facile  ». Cela pourrait être un livre sur le ressentiment, et pas seulement sur l’obéissance, et, sans doute, derrière l’obéissance, après l’illusion de sécurité qu’elle peut procurer, c’est l’aigre rancœur qui la rend si tenace. Souvent, c’est déjà simplement la coutume, la facilité, le confort, le suivisme  : on obéit pour ne pas se faire remarquer, pour rester dans le rang et faire perdurer l’illusion d’une appartenance commune, par opportunisme aussi.

Certes, il y a cette utopie heureuse, l’obéissance heureuse, celle de l’individu qui obéit naturellement parce que celle-ci témoigne de sa juste place, une forme d’harmonie absolue, ce qu’Augustin nomme «  concordia ordinata  ». C’est là l’utopie religieuse, sans doute, «  se placer à la verticale d’une harmonie qui comble  ». Étrange – ou plutôt terriblement logique – de voir d’ailleurs comment l’ordre religieux n’aime pas l’obéissance mystique, par trop radicale. Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, les différents mystiques franciscains ont fait trembler l’Église, celle-ci préférant l’obéissance statutaire, bien sociale, l’outil de pouvoir et non l’outil de la révélation.

L’obéissance est hélas bien plus triviale  ; elle est le fruit défraîchi des passions tristes  : envie, vanité, défiance. Elle est indissociable du «  on  » qui n’est personne, écrit Jankélévitch, qui, à l’inverse, nous invite à traquer le «  moi indélégable  ». S’éduquer, c’est sans nul doute prendre le risque de mettre fin à l’obéissance.

Cynthia Fleury


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