Immédiatement après la Révolution de février 1848 Convoquer des élections ou prendre d’abord l’initiative de vastes réformes (Louis Blanc)

vendredi 28 décembre 2012.
 

« A peine sorti de l’acclamation populaire, le gouvernement provisoire avait eu à se demander comment il se définirait lui-même.

Se considérerait-il comme une autorité dictatoriale, consacrée par une Révolution devenue nécessaire, et n’ayant à rendre ses comptes au suffrage universel qu’après avoir fait tout le bien qui était à faire ? Bornerait-il, au contraire, sa mission à convoquer immédiatement l’Assemblée nationale, en se renfermant dans les mesures d’urgence, dans des actes d’administration d’une portée secondaire ?

De ces deux partis, le dernier avait sans contredit quelque chose de plus régulier, de moins hasardeux ; il mettait à l’abri de tout soupçon le désintéressement du gouvernement provisoire ; il nous sauvait à demi du reproche d’usurpation. Ce fut celui auquel se rangea le conseil.

Pour moi, j’avais une opinion entièrement opposée à celle qui prévalut, et je regardais l’adoption de l’autre parti comme devant exercer la plus heureuse influence sur les destinées de la République nouvelle.

Ce n’est pas que je m’en fusse dissimulé les inconvénients et les périls. Une société, je le savais, ne se laisse point aisément conduire beaucoup au-delà de ce qu’elle connaît et de ce qu’elle pense. L’histoire a une marche qui ne se règle ni sur les battements d’un cœur généreux ni même sur le développement logique d’une idée juste, et il n’est donné à personne de lui faire, selon son caprice, hâter le pas. Toutefois, cette observation, pour être juste, demande à n’être pas prise en un sens trop absolu. Car les circonstances ne sont, après tout, que le produit d’une certaine combinaison d’efforts individuels ; et l’action de quelques hommes de bien, lorsqu’ils sont en mesure de faire servir un grand pouvoir au triomphe d’une grande idée, a certainement son poids dans la balance des affaires humaines.

Ainsi donc, considérant l’état d’ignorance profonde et d’asservissement moral où les campagnes en France vivent plongées, l’immensité des ressources que ménage aux ennemis du progrès la possession exclusive de tous les moyens d’influence et de toutes les avenues de la richesse, tant de germes impurs déposés au fond de la société par un demi-siècle de corruption impériale ou monarchique, enfin la supériorité numérique du peuple ignorant des campagnes sur le peuple éclairé des villes, je pensais :

Que nous aurions dû reculer le plus loin possible le moment des élections ; Qu’il nous était commandé de prendre, dans l’intervalle, et cela hautement, hardiment, sauf à en répondre sur nos têtes, l’initiative des vastes réformes à accomplir, réserve faite, pour l’Assemblée nationale, du droit de raffermir ensuite ou de renverser notre œuvre, d’une main souveraine.

Nous aurions, de la sorte, mis le temps de notre parti. Nous aurions pu agir, avec toute la force que donne l’exercice du pouvoir, sur cette nation française, si vive, si intelligente, si prompte à suivre les impulsions venues d’en haut. Nous aurions comme allumé au sommet de la société un phare lumineux qui en aurait éclairé toute l’étendue. En un mot, quand la souveraineté du peuple, dès l’abord reconnue et proclamée, aurait été appelée autour des urnes, elle se serait trouvée avoir fait son éducation.

Telle était aussi l’opinion d’Albert, et rien n’était plus propre à me confirmer dans la mienne. Car, à une rare droiture, Albert joignait un sens exquis, une intelligence élevée. Quand il prenait la parole au sein du conseil, c’était toujours pour exprimer des idées justes ou généreuses, et il le faisait en termes pleins de précision et de force.

A quels autres et déplorables résultats ne conduisait point la route contraire ! Le gouvernement provisoire obligé de précipiter son action et, en la précipitant, de la compromettre ; le pouvoir poussé par le mouvement naturel de la Révolution à des réformes éclatantes et s’arrêtant à de grossières ébauches ; des indications, quand il fallait des actes ; des essais informes, quand il fallait des applications suivies ; les élections abandonnées à l’empire des préjugés anciens et des vieilles influences de localité ; le suffrage universel amenant sur la scène, grâce à la coalition des divers partis vaincus, une assemblée hostile à son propre principe ; l’esprit de réaction encouragé par la défiance du gouvernement envers lui-même, par son peu de durée, et devant cet esprit de réaction, les élus de la place publique se désarmant d’avance.... Voilà ce que je pressentais, voilà ce qui ne s’est que trop réalisé !

Oui, je le dis sans hésitation, j’aurais voulu que, dès le premier jour, le gouvernement provisoire mît ses devoirs très haut et qu’il élevât sa puissance au niveau de ses devoirs. »

1848, les erreurs du Gouvernement provisoire

Louis Blanc, « un chapitre inédit de l’histoire de la révolution de 1848 : le 17 mars », Le Nouveau Monde, journal historique et politique, n° 1, 15 juillet 1849


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