MONTESQUIEU Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal

jeudi 25 décembre 2008.
 

« Une juive de dix-huit ans, brûlée à Lisbonne au dernier auto-da-fé, donna occasion à ce petit ouvrage ; et je crois que c’est le plus inutile qui ait jamais été écrit. Quand il s’agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre.

« L’auteur déclare que, quoi qu’il soit Juif, il respecte la religion chrétienne, et qu’il l’aime assez pour ôter aux princes qui ne seront pas chrétiens un prétexte plausible pour la persécuter.

« Vous vous plaignez, dit-il aux inquisiteurs, de ce que l’empereur du Japon fait brûler à petit feu tous les chrétiens qui sont dans ses états ; mais il vous répondra : Nous vous traitons, vous qui ne croyez pas comme nous, comme vous traitez vous-même ceux qui ne croient pas comme vous : vous ne pouvez vous plaindre que de votre faiblesse, qui vous empêche de nous exterminer, et qui fait que nous vous exterminons.

« Mais il faut avouer que vous êtes bien plus cruels que cet empereur. Vous nous faites mourir, nous qui ne croyons que ce que vous croyez, parce que nous ne croyons pas tout ce que vous croyez. Nous suivons une religion que vous savez vous-même avoir été autrefois chérie de Dieu : nous pensons que Dieu l’aime encore, et vous pensez qu’il ne l’aime plus ; et parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feux ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable, de croire que Dieu aime encore ce qu’il a aimé.

« Si vous êtes cruels à notre égard, vous l’êtes bien plus à l’égard de nos enfants ; vous les faires brûler, parce qu’ils suivent les inspirations que leur ont données ceux que la loi naturelle et les lois de tous les peuples leur apprennent à respecter comme des dieux.

« Vous vous privez de l’avantage que vous a donné sur les mahométans la manière dont leur religion s’est établie. Quand ils se vantent du nombre de leurs fidèles, vous leur dites que la force les leur a acquis, et qu’ils ont établi, leur religion par le fer ; pourquoi établissez-vous la vôtre par le feu ?

« Quand vous voulez nous faire venir à vous, nous vous objectons une source dont vous vous faites gloire de descendre ? Vous nous répondez que votre religion est nouvelle, mais qu’elle est divine ; et vous le prouvez parce qu’elle s’est accrue par la persécution des païens et par le sang de vos martyrs ; mais aujourd’hui vous prenez le rôle des Dioclétiens et vous nous faites prendre le vôtre.

« Nous vous conjurons, non par le Dieu puissant que nous servons, vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir pris la condition humaine pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre ; nous vous conjurons d’agir avec nous comme il agirait lui-même s’il était encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens et vous ne voulez pas l’être.

« Mais si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes : traitez-nous comme vous feriez, si, n’ayant que ces faibles lueurs de justice que la nature vous donne, vous n’aviez point une religion pour vous conduire, et une révélation pour vous éclairer.

« Si le Ciel vous a assez aimés pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une grande grâce ; mais est-ce aux enfants qui ont eu l’héritage de leur père, de haïr ceux qui ne l’ont pas eu ?

« Que si vous avez cette vérité, ne nous la cachez pas par la manière dont vous nous la proposez. Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et sur les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices.

« Si vous êtes raisonnables, vous ne devez pas nous faire mourir parce que nous ne voulons pas vous tromper. Si votre Christ est le fils de Dieu, nous espérons qu’il nous récompensera de n’avoir pas voulu profaner ses mystères ; et nous croyons que le Dieu que nous servons, vous et nous, ne nous punira pas de ce que nous avons souffert la mort pour une religion qu’il nous a autrefois donnée, parce que nous croyons qu’il nous l’a encore donnée.

« Vous vivez dans un siècle où la lumière naturelle est plus vive qu’elle n’a jamais été, où la philosophie a éclairé les esprits, où la morale de votre évangile a été plus connue, où les droits respectifs des hommes les uns sur les autres, l’empire qu’une conscience a sur une autre conscience, sont mieux établis. Si donc vous ne revenez pas de vos anciens préjugés, qui, si vous n’y prenez garde, sont vos passions, il faut avouer que vous êtes incorrigibles, incapables de toute lumière et de toute instruction ; et une nation est bien malheureuse, qui donne de l’autorité à des hommes tels que vous.

« Voulez-vous que nous vous disions naïvement notre pensée ? Vous nous regardez plutôt comme vos ennemis que comme les ennemis de votre religion ; car, si vous aimiez votre religion, vous ne la laisseriez pas corrompre par une ignorance grossière.

« Il faut que nous vous avertissions d’une chose : c’est que, si quelqu’un dans la postérité ose jamais dire que dans le siècle où nous vivons, les peuples d’Europe étaient policés, on vous citera pour prouver qu’ils étaient barbares ; et l’idée que l’on aura de vous sera telle, qu’elle flétrira votre siècle, et portera la haine sur tous vos contemporains. »


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