Montesquieu est-il un philosophe libéral ?

vendredi 26 décembre 2008.
 

Résumé : Montesquieu passe unanimement pour un des pères du libéralisme, sous couvert notamment de la théorie dite de la séparation des trois pouvoirs, et de la condamnation du despotisme. Soit. Mais s’il s’avérait que sa philosophie politique diffère sérieusement de celle de Locke, modèle dominant du libéralisme à son époque et après, nous aurions alors deux approches politiques divergentes coiffées du même sigle. N’est-ce pas dommageable à la clarté des choses ? L’article s’attache à souligner la singularité de la démarche de Montesquieu, en prenant soin d’analyser des points précis, et s’interroge sur la pertinence d’une étiquette « libérale » assez large pour désigner tout et son contraire. N’est-il pas temps de réduire son extension démesurée et de la ramener dans des conjonctures historiques et conceptuelles plus précises ?

par Jean Goldzink, Maître de conférences à Science Po ; il a notamment publié : Stendhal. L’Italie au cœur, Paris, Gallimard, coll. « Découverte », 1992 ; Montesquieu et les passions, Paris, PUF, 2001 ; Le Vice en bas de soie ou Le Roman du libertinage, Paris, José Corti, 2001 ; À la recherche du libertinage, Paris, L’Harmattan, 2005.

Question incongrue, tant la cause semble entendue ? Mais qu’on réponde oui, non ou peut-être, la difficulté est de savoir sous quelle toise mesurer le baron-vigneron juché sur son grand livre. On pourrait se mettre en quête d’une essence du libéralisme à travers quatre siècles. La plus répandue proposerait sans doute trois traits : desserrer l’emprise de l’État, et du coup ménager une place pour la société civile, au service des libertés individuelles. À l’âge classique, seraient refoulés du panthéon libéral les tenants profanes ou cléricaux de l’absolutisme, de Hobbes à Bossuet en passant par les théoriciens de la raison d’État. Soit. Il me semble pourtant préférable de choisir un repère historiquement plus précis que cette entité nuageuse. John Locke s’impose d’évidence, puisqu’il réinterprète en faveur des libertés anglaises le droit naturel moderne, fondé sur un état de nature producteur de droits individuels, renégociés par contrats raisonnables à l’entrée en société [1]

C’est par rapport à cette conception de la liberté politique et religieuse qu’il conviendrait surtout d’évaluer le propos fort différent de Montesquieu. Je ne me propose pas de comparer pas à pas les deux philosophes, ce serait long et en somme peu utile. Mieux vaut se demander, sur deux exemples cruciaux, si L’Esprit des lois fait appel aux concepts fondateurs de la doctrine dite plus tard libérale : état de nature, droits naturels possessifs, contractualisme, individualisme subjectif, vérités éternelles ou universalisables, etc. Cela suppose d’entrer dans les méandres d’un texte moins ouvert que Locke aux lectures cursives.

Approche politique de la religion

Trois types de lois (religieuses, morales, civiles), d’après le Livre I de L’Esprit des lois, se consacrent à contenir l’humaine liberté d’infraction, la plus forte du cosmos. La religion est donc source de lois, qui entrent par définition dans la combinatoire de rapports hiérarchisés articulant toute société dans le temps et l’espace. Elle engendre des lois-commandements (pénales ou morales), elles-mêmes en rapport avec des lois causales dérivant de la « nature des choses » (l’ensemble des rapports en œuvre en tel lieu et moment). Cela revient à définir un abord purement politique de la religion. Il ne s’agit plus de chercher la religion vraie selon ses dogmes (théologie), ou selon la morale (Spinoza, Voltaire…) ; mais la religion politiquement efficiente, c’est-à-dire cohérente dans ses dogmes et pratiques avec telle totalité organique socio-politique. L’universalité n’est plus interne à la foi ou à la morale, elle appartient entièrement à la méthode, qui pose la religion comme un rapport au sein d’autres rapports, à spécifier dans le temps et l’espace. Une telle démarche n’a guère de sens pour Locke, qui expédie la question des formes politiques en quelques pages distraites.

Il ne suffit alors plus d’affirmer la subordination catégorique du religieux au pouvoir civil, quel qu’il soit (Hobbes). Le critère est l’utilité politique, qui ne se confond pas, comme chez Spinoza, avec la vérité intrinsèque de la foi vraie (justice et charité), distincte des dogmes et pratiques cultuelles confinés dans les choix subjectifs du croyant. Le sacré est évalué selon son efficace sur la temporalité des formes sociales (conservation/corruption). Le concept majeur qui distingue Montesquieu des jusnaturalistes, de Hobbes, de Spinoza (premier Traité), de la politique contemporaine fille des droits de l’Homme et du Citoyen (et de l’économie capitaliste), est bien l’idée de pluralités organiques, de logiques autonomes (spécifiées par idéal-types, ou par régimes individualisés). La diversification irréductible du politique, pensée par les Grecs, modèle entièrement chez Montesquieu l’approche du religieux, réfléchi dans l’ordre de l’immanence, quand les individus le vivent sous le signe de la transcendance, de l’injonction céleste. Le divin est rationnel, car logiquement déterminé-déterminant et pragmatiquement évaluable. Il n’y a donc pas de place pour une Déclaration universelle des droits inaliénables de la conscience religieuse. Il s’agit fondamentalement d’une conception holiste, où la normativité est immanente aux diverses totalités différenciées de l’être-ensemble, d’abord réglé par les déterminismes géographiques. On ne vise en rien une quelconque religion naturelle à vocation universelle, ancrée dans un état de nature qui l’esquisse pourtant, mais comme pur besoin, humain et pré-civil, de s’interroger sur la vie et la mort (I, 2, cinquième loi naturelle), d’où ne dérive aucune espèce de droit. L’état de nature a perdu toute fonction normative matricielle.

Les religions en deux Livres

Montesquieu aborde la question religieuse dans les Livres XXIV-XXV. Les chap. 1-2 et 6 du Livre XXIV entendent traiter de la religion en soi, en affichant une approche exclusivement politique (qui n’hésite pourtant pas à poser… la vérité du christianisme, seul propre au salut éternel, 1) ; en affirmant contre Bayle, par le biais de l’obéissance et du lien social, la positivité politique des religions, et du christianisme en particulier (2-3). Autrement dit, toute religion a rapport avec la conservation, il n’y a pas de religion anti-sociale, de religion en soi politiquement destructrice (paradoxe de Bayle sur le christianisme). Les chap. 3 à 7 étudient les rapports entre religions et types politiques, qui mettent en relation gouvernements modérés et christianisme, despotisme et Mahomet. Une deuxième concordance plus fine lie catholicisme et monarchie (Midi), protestantisme et république (Nord), et tente même de distinguer entre Calvin et Luther (5). Les chap. 8 à 13 s’occupent des rapports entre morale et religion. Toute religion garantit la confiance entre les individus (Locke en concluait à l’exclusion des athées, incapables de serment, tandis que Montesquieu n’en souffle mot, mais fait un vif éloge du stoïcisme, magnifique équivalent philosophique d’une religion… et réciproquement sans doute, cf. I, 1, dernier § : les philosophes produisent des lois morales). Les chap. 11 à 13 passent de l’éloge au blâme, quand il y a excès néfaste de vie contemplative (11), de pénitences non tournées vers le travail, le bien, la frugalité (12), crimes inexpiables (13) : cette fois, Montesquieu critique ouvertement une certaine interprétation du christianisme.

La religion peut donc être tentée par un rigorisme exagéré, une tendance dangereuse à légiférer selon sa pente, qui consiste à viser la perfection non selon l’ordre du conseil, de l’incitation, mais de la prescription propre à la loi. Or celle-ci n’a pas pour objet la perfection spirituelle, inaccessible à la totalité humaine dont s’occupe le code pénal (7). Le pouvoir politique ne doit pas laisser l’esprit religieux empiéter abusivement sur l’ordre légal, qui vise le bon et non le meilleur (« nature des choses »). La valorisation chrétienne du célibat pose ainsi problème à une réflexion politique. Qu’aucune religion ne soit par nature anti-sociale ne signifie pas leur totale innocuité, comme le prouve la destruction de l’empire perse par l’introduction de la religion musulmane aux dépens des Guèbres (11, dernier §). Rapport nécessaire, la religion n’est pas forcément toujours utile, en tout cas intégralement positive, pas plus que les autres rapports qui tissent toute société.

Les chapitres 14 à 26 se tournent vers les rapports du religieux avec les lois civiles et politiques. Que faut-il faire quand une religion a des effets nocifs ? On pourrait certes la réformer, mais Montesquieu ne le propose pas, ni même ne l’expose. Il saute à la deuxième solution, sans doute plus sage : contrebalancer la croyance par la loi profane, sans la contredire de front. Reste qu’il y a des dogmes hélas contre-productifs (14). À l’inverse, c’est le propre d’un rapport, la religion peut aider à corriger des lois civiles défectueuses (16-17). Technique des suppléments, médecine douce du politique, qui suggère la maladresse de brutaliser dogmes et rites, quand le concept de rapports autorise de jouer du clavier entier. Tel en effet tuera son père pour plaire au prince, qui refuserait de boire du vin (III, 10). Il faut traiter le fanatisme, mais en le contournant. Cependant, il revient aux lois civiles, par leur rigueur implacable, de suppléer à l’absence dommageable d’un dogme de l’au-delà, comme au Japon (14). La notion cruciale de rapports articulés autorise cette maxime très peu chrétienne : « il y a très souvent beaucoup d’inconvénients à transporter une religion d’un pays dans un autre » (25), et débouche sur une proposition théologiquement scandaleuse : « Il semble, humainement parlant, que ce soit le climat qui a prescrit des bornes à la religion chrétienne et à la religion mahométane. » (26). Ce que les théologiens lisent sur un plan providentiel obéit à des déterminismes profanes, à un rapport qui lie d’abord les croyances à la structure du globe (les dogmes chrétiens sur les régimes alimentaire et matrimonial choquent les effets du climat oriental).

Il est évident que ce type d’analyses, qui tissent page à page L’Esprit des lois, ne peut reposer sur un socle jusnaturaliste, ni nourrir, comme chez Locke, un droit de résistance aux empiétements de l’État en matière religieuse, ni même engendrer le moindre droit positivement formulable. L’originalité de Montesquieu, c’est qu’il cherche à faire de la philosophie politique sans transcendance : ni celle des théologiens, ni celle, rationaliste et abstraite, des théoriciens du droit naturel, Hobbes et Locke en tête. Qu’on ait aussitôt taxé cette démarche rigoureusement immanente de « spinozisme » et mis le livre à l’Index n’a guère de quoi étonner.

Traitement de la tolérance

Soit maintenant le Livre XXV, où je me contenterai de pointer quelques aspects.

1/ Montesquieu estime que le sentiment religieux varie en intensité selon les dogmes, les rites, la morale (1-2). Principe de pluralité.

2/ Il étudie ensuite quelques aspects du culte religieux entraînant des codifications : temples (3) ; clergés (4-5-6) ; dépenses cultuelles (7) ; hiérarchie cléricale (8), qui pose le problème politique considérable de la séparation ou pas des pouvoirs civil et religieux. Il y a séparation en monarchie, réunion dans le despotisme, mais dans ce cas avec un livre des commandements sacrés. Le despote gouverne sans lois fixes (c’est sa définition, qui le distingue du monarque, Livre II), sauf donc dans la sphère religieuse. Il n’est pas totalement maître des croyances comme des corps et des biens ; la peur lui obtient la servilité, mais à condition de ne pas heurter de front les convictions religieuses. Le fatalisme musulman a beau soutenir l’obéissance résignée, nul despote ne saurait sans risque grave s’en prendre aux livres saints. Ainsi se trouve nuancée, en bout de livre, la célèbre caractérisation initiale du despotisme comme règne absolu du caprice ; la religion résiste à l’arbitraire tumultueux des passions qui fait le despote. Les religions orientales sont à la fois adaptées au despotisme (loi des rapports) et le bornent, comme une aire du social qui se dérobe à un pouvoir pourtant doté des attributs théologiques. En somme, la croyance résiste à l’omnipotence, le Livre des commandements à la saccade des caprices sanglants et sans freins. Montesquieu l’explique par le ritualisme judéo-musulman, et par le vif sentiment de la préférence divine propre à ces deux religions (2). Mais est-ce une explication suffisante du paradoxe religieux en système despotique ?

3/ Les chap. 9-10 abordent enfin la question, brûlante depuis deux siècles, de la tolérance. Mais en… 24 lignes ! (éd. Derathé). Tour de force et quasi-provocation du parti pris général de laconisme. Comme en XXIV, 1, l’auteur commence par une précaution liminaire (9, § 1 : tolérer n’est pas approuver). Il en ajoute une deuxième, rhétorique : certains princes « ont cru devoir souffrir plusieurs religions » (§ 2). On marche sur des œufs depuis la révocation de l’édit de Nantes. Sans se prononcer donc sur le bien-fondé d’une telle décision de tolérance civile, Montesquieu en tire une conséquence nécessaire, relevant de l’autorité de l’État tolérant : l’obligation légale, dès lors, de la tolérance théologique (inter-confessionnelle). Ainsi, la décision étatique de tolérance civile (entre deux ou plusieurs religions) entraîne celle d’une discipline réciproque des confessions rivales par voie autoritaire. Ce qui implique que Montesquieu, contrairement à Voltaire (Lettres philosophiques, 1734), ne croit pas à un adoucissement mécanique, à une auto-régulation, à une main invisible du marché religieux (une religion est tyrannique, deux se font la guerre, trente se tolèrent et se modèrent, écrivait Voltaire, qui y voyait le plus sûr moyen de conforter la… religion dominante). Pour lui, la loi doit obliger les confessions à se souffrir en paix, dès lors que l’État décide de les tolérer. Pourquoi ? Parce que toute religion opprimée devient opprimante dès qu’elle peut (9, § 2. Montesquieu songe sans doute au christianisme). Loi mécanique fondée sur un principe de symétrie, qui pourrait remettre en cause la validité d’une décision de tolérance civile : est-il avisé de permettre cette cohabitation dangereuse entre religion triomphante, et religion réprimée poussée à se venger ? Mais cette question n’est pas posée.

On remarque aussitôt que l’ouvrage se garde de justifier la tolérance civile par un principe moral, à la manière de Bayle invoquant les droits de la conscience errante. La seule justification serait strictement politique : réprimer peut mener à une contre-répression, comme dans l’empire romain ou l’Europe protestante. Mais Montesquieu, là encore, écarte tout exemple. Il s’abstient d’autant plus de toute légitimation morale que le chap. 10 le ramène à un état de fait, pas du tout à un droit. Et cela de manière explicite et soulignée : « Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer. » On a le droit, purement politique, de refuser toute nouvelle religion, dès lors qu’on en a la puissance, au nom, implicitement, de la paix civile et de l’unité de croyance, supposée consolider l’État. C’est que, peut-on imaginer, toute nouvelle religion est par définition intolérante et intrusive. Et au fond politiquement inutile ! Mais la prudence, vertu aristotélicienne, conseille de faire de nécessité vertu, en coupant court aux troubles par la tolérance civile et théologique sitôt qu’on ne peut plus faire autrement. La tolérance, cet emblème des Lumières, relève en entier du calcul politique, de la prise en compte de la nature des choses sociales. En rien d’un droit moral ou naturel inhérent à l’individu bien compris, antérieur et supérieur à toute législation positive. La rationalité de Montesquieu n’a rien à voir avec celle de Hobbes et Locke, puisqu’elle ne connaît pas de Sujet humain universel soumis à une raison universelle. L’universel et le rationnel, c’est le besoin de lois, soumis par la nature à une inflexible hétérogénéité.

Il apparaît évident que la perspective politique, selon L’Esprit des lois, se refuse à voir dans la tolérance un principe éthique, une vérité éternelle, un droit naturel attaché à chaque individu, constitutif de son inaliénable humanité, une exigence imprescriptible de la conscience, une face cruciale de la liberté (Locke). Tolérer ou pas est un pur calcul circonstanciel des rapports de force, de la puissance raisonnée de faire ou ne pas faire la guerre à une croyance. C’est, comme la guerre et la paix, une exclusive affaire d’État, aucunement un principe par soi positif et extensible, émané de la nature humaine : tel État concède ou pas ce droit à telle religion, à tel moment, sous telles conditions, pour ses raisons propres, par essence collectives. La tolérance n’est jamais rapportée à la liberté ni à la subjectivité individuelles, pas plus qu’aux « rapports d’équité » antérieurs à toute loi positive (I, 1). Elle n’a nulle vocation à définir le seuil entre gouvernements légitime et tyrannique. En soi, elle entre même sourdement en tension, chez Montesquieu, avec l’organicité unitaire du politique, fondée sur la cohérence des rapports, d’où dépend la conservation, fin première de l’État. L’appartenance spontanée de Montesquieu aux philosophies dites libérales mérite donc au moins d’être questionnée.

Mais alors, qu’en est-il du célèbre chapitre 13, qu’on enseignait dans les lycées comme modèle d’ironie au service de la tolérance ? (Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal). Eh bien, je ne crois pas que tel soit son véritable sens. On ne doit pas le détacher du chap. 12, qui propose cette loi : « Il faut éviter les lois pénales en fait de religion », car la crainte cumulée des peines profanes et des sanctions divines façonne des âmes « atroces ». En fait, le texte propose une solution originale, qui n’est ni la tolérance ni encore moins la liberté de conscience (réservée par Locke aux chrétiens). C’est une solution juridique, et en quelque sorte oblique ou transversale : la dépénalisation maximale des délits religieux. La religion incite, la loi ordonne. L’approche politique fait l’économie des principes transcendants, de la fiction de l’état de nature avec son bagage de droits naturels et d’individus isolés, au profit d’un raisonnement strictement politique fondé comme on voit ici sur la « nature des choses », d’où dérivent les lois, ces « rapports nécessaires » (I, 1, § 1). Je me demande si tous ceux qui réinjectent du droit naturel subjectif et des normes morales transcendantes dans L’Esprit des lois, en croyant pieusement servir l’auteur avec une échelle de pompier sous le bras, ne manquent pas du même coup la grandeur du philosophe politique, et sa cohérence inflexible.

Moins donc l’État sera théologique, au service d’une vérité dogmatique hors de son ressort, et plus il sera dans la vérité politique. Ce qui rejoint un des grands principes du livre : la frénésie législative aide à la despotisation et l’annonce. Mais quelle serait la différence entre tolérance et dépénalisation ? Celle entre ordonner et permettre. L’État n’a pas à viser la pluralité religieuse, sauf quand elle s’impose à lui. Et pour éviter cette contrainte par la nécessité, en soi nullement positive, il doit jouer sur d’autres ressorts que la crainte du bras séculier. L’État, de soi-même, ne garantit aucun droit à la liberté de conscience, mais doit s’abstenir de punir l’infraction, par prudence. Sa douceur calculatrice devrait alors désarmer les passions, tandis que ses faveurs temporelles aideraient à rallier les rangs de la religion traditionnelle. Une politique sensée pourrait prévenir la multiplication des sectes en séparant à temps loi et religion, dogme et obligation, deux domaines aux fins distinctes. La question est évidemment de savoir si ce double retrait de l’État (il ne défend ni le dogme ni la liberté religieuse) n’appelle pas la diversité des sectes. À quoi l’auteur pourrait répondre qu’il faut alors appliquer les tolérances civile et théologique, chose d’autant plus aisée qu’on n’aura pas tyrannisé les consciences dissidentes.

Resterait alors à spécifier le contenu concret du droit de l’État à circonscrire une religion naissante ou importée, étant donné qu’on s’abstient de pénaliser l’hétérodoxie. Il est tentant de penser que cela revient à accorder à l’État un droit de regard déthéologisé sur le religieux, qui passe par trois possibilités d’action successives : dépénaliser le délit de croyance ; freiner la nouvelle croyance ; ordonner les deux tolérances. En n’accordant ni droit d’intrusion étatique dans le théologique, ni devoir de tolérance, Montesquieu se situerait exactement entre Hobbes et Locke – sauf que tous deux enracinent le théologico-politique dans l’état de nature, conçu via le contrat par l’un comme garant des droits de l’État, par l’autre des droits individuels. Ce que Montesquieu ne fait en rien, confirmant par là qu’il ne se situe pas dans le sillage du droit naturel moderne [2]

Cette analyse du religieux donne à penser, mais ne suffit pas. Il faut maintenant se tourner vers l’examen de la liberté, aux Livres XI et XII.

Qu’est-ce que la liberté politique ?

Rappelons d’abord que cette question ne concerne, par définition, que les formes républicaine et monarchique, autrement dit les cités antiques et les États modernes européens. Physique du globe oblige. Mais la liberté, absente par nature des continents asiatique et africain [3] est menacée structurellement dans les formes non despotiques par un conatus politique (en fait socio-politique), appelé « corruption ». Il s’agit donc d’un bien précieux mais fragile, d’un bonheur collectif toujours menacé par la « nature des choses », entendons par les divers rapports fluctuants qui tissent et défont la trame des organisations humaines sous l’emprise de la temporalité. Sauf évidemment dans le despotisme achevé, voué à l’éternité d’une corruption sans retour, dont seule l’Europe a pu sortir grâce aux invasions barbares et sa géographie tempérée.

Montesquieu se propose d’examiner la liberté sous deux angles : dans son rapport avec la « constitution » (XI), puis avec le « citoyen » (XII), en vue d’établir les lois qui règlent les liens entre « liberté politique », structure des pouvoirs et citoyens, dans la pluralité des formes politico-sociales aptes à la construire. Mais que faut-il entendre par ce mot galvaudé ? C’est l’objet des chap. 2-3-4 du Livre XI (soit 2 pages !). L’auteur note d’abord sa polysémie inégalée. On a identifié la liberté politique avec le droit de résister ; ou d’élire ; ou de posséder des armes ; ou d’être gouverné selon des traditions nationales exclusives ; ou de vivre dans une forme politique donnée, généralement républicaine, voire même démocratique – en identifiant alors liberté et pouvoir du peuple. Il s’agit selon lui de préjugés partisans. Car la seule vraie liberté consiste à « pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir » (XI, 3).

Ainsi, la liberté n’est pas « l’indépendance », et elle a un rapport consubstantiel avec la loi. C’est un mode de l’action réglée par le droit, autrement dit un mode de l’action régulée par la réciprocité, une réciprocité explicitement codée et connue. Il n’y a liberté que là où il y a permission/interdiction sous forme de lois positives (et non pas naturelles). L’état de nature ne connaît donc pas la liberté, mode du vivre-ensemble sous le signe des droits et devoirs partagés. Toute liberté rencontre dès lors celle d’autrui qui, loin de la brimer, l’autorise et la constitue. Toute liberté est par définition sociale, collective, réciproque. Elle n’est pas un bien individuel préexistant, inaliénable, importé de l’état de nature et garanti par contrat tacite ou explicite. Dans l’état de nature, pour Montesquieu, les hommes naissent sans doute égaux, mais pas libres : ils n’y seraient qu’indépendants. Il n’y a pas de Déclaration des droits de l’Homme possible ; éventuellement, celle des Citoyens, inséparable de leurs devoirs. Nul sanctuaire individualisé et naturalisé, par conséquent, pour la liberté, nul droit de propriété attaché à tout individu humain adulte et raisonnable.

De même qu’on ne doit pas confondre liberté (politique) et indépendance (naturelle), il faut distinguer liberté et république, c’est-à-dire liberté et pouvoir politique collectif. La participation du peuple ou d’une partie du peuple au pouvoir de décision n’est pas constitutive de la liberté politique, contrairement à notre opinion, à celle des révolutionnaires anglais, américains et français de jadis. Qu’il s’agisse à nouveau de contourner Locke paraît indéniable.

Mais alors, où est-elle ? On répond : « dans les gouvernements modérés » (chap. 4). Ce qui signifie que la « nature » aristocratique ou démocratique d’un gouvernement (Livre II) n’assure pas la liberté, si manque la « modération ». Il faut donc un paramètre supplémentaire et transversal, qui ne va pas de soi en république, encore moins en démocratie. La liberté passe par un exercice assagi, discipliné, mesuré du pouvoir. Or le conatus de tout pouvoir pousse à l’abus, et ne se réfrène qu’à la rencontre d’un obstacle. D’où peut venir cette résistance appelée modération ou liberté ? D’une disposition des choses telle que « le pouvoir arrête le pouvoir ». Pourquoi cette réponse ? Parce qu’on s’occupe ici du premier rapport – avec les organes du pouvoir étatique (XI). Mais ce n’est nullement la seule. Car un rapport n’agit jamais seul. L’oublier, c’est manquer Montesquieu.

L’Angleterre, cas-limite

À partir de là, comment procéder ? Montesquieu décide de quitter aussitôt le terrain théorique pour se tourner vers une analyse concrète, en passant du concept à la pratique effective, de l’hypothèse à la vérification expérimentale. Il existe en effet un pays dont la « constitution » (l’organisation concrète des pouvoirs) a pour objet « particulier » (chap. 5) la « liberté politique », comme celle de Rome la conquête, ou les monarchies la gloire du roi. D’où la fameuse analyse de la « constitution » anglaise, source du mythe libéral increvable de la « séparation des pouvoirs » (XI, 6, soit 11 pages). Avant de commencer, comprenons bien le propos de Montesquieu. Il ne dit pas que seule l’Angleterre assure la liberté ; il affirme que seule sa constitution se donne comme fin spécifique le maximum de liberté politique raisonnablement possible, c’est-à-dire modérée. De là l’inutilité de raisonner dans l’abstrait (comme Hobbes et Locke ou Rousseau), quand l’Histoire nous ouvre son livre autrement démonstratif. Mais rien ne dit que ce maximum de liberté réglée soit ipso facto un idéal à imiter, ni que cette imitation ait le moindre sens. En effet, comment la liberté pourrait-elle se trouver « dans les gouvernements modérés » et se cantonner en Angleterre ?

Si le pouvoir doit arrêter le pouvoir, il faut le définir. Tout État en a trois : faire les lois ; faire la paix et la guerre ; faire respecter les lois. Il y aura liberté quand l’État garantit la sécurité, quand la peur ne règne pas. Elle est donc le fruit d’un dispositif institutionnel qui produit une passion collective. Je me sens libre quand je ne me sens pas menacé en permanence (voir I, 3 : c’est la peur qui fonde le droit). La liberté s’identifie à une passion, la tranquillité civile sous l’aile de l’État. Mais si la finalité est la même que chez Hobbes, sa condition est quasiment inverse. Pour l’un, la toute-puissance étatique, composée des volontés particulières soudées par contrat, peut seule pacifier les citoyens ; pour l’autre, il faut d’abord réfréner l’État, par une distribution modératrice des trois fonctions. Cette distribution, en Angleterre, veut éviter deux dangers mortels : lier puissance de juger et d’exécuter ; puissance de juger et de légiférer. Dans le premier cas, on a raison de « craindre » (§ 4) ; dans l’autre, la liberté s’évanouit si la capacité de juger « n’est pas séparée » des deux autres. Donc, c’est bien Montesquieu qui emploie le terme fameux et semble prôner la « séparation » trinitaire !

Mais ce serait oublier que l’auteur ne parle pas en son nom et en général ; il met au jour la logique des principes anglais à l’œuvre selon lui dans l’organisation des pouvoirs outre-Manche. Oublier aussi qu’après le § 6 vient le § 7 : « Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. » On peut donc obtenir la liberté politique (le sentiment de sécurité) sans la division totale à l’anglaise (1+1+1), qui n’est pas du tout la règle commune, mais l’exception. Il ne s’agit pas d’énoncer une vérité métaphysique ou mathématique, le vrai et le faux. La seule chose vraiment vraie, c’est que la concentration des trois pouvoirs fait le despote, individuel ou collectif. Pour ce qui est de la liberté-modération, la distribution des trois fonctions s’organise selon deux schémas empiriquement inégaux : 1+1+1 ; ou 2+1, de loin le plus répandu.

Mais même cette formulation est encore trop catégorique, trop loin des choses réelles et du tour d’esprit régnant à La Brède ! Soit en effet le § 8 : « Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis (je souligne), la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. » (qui en ont moins qu’en Angleterre). Montesquieu ne se veut pas déclamateur, il ne donne pas dans le pathos des impératifs politiques catégoriques : enfer ou salut. La liberté se distribue sur une échelle du plus ou moins, y compris sous le seul aspect ici envisagé, celui de ses rapports avec la « constitution ». Car il y en a d’autres, et nombreux, et efficaces. L’erreur fâcheuse, mais historiquement triomphante, serait d’interpréter le chap. 6 et le Livre XI de façon purement juridico-institutionnelle, en oubliant qu’une société est une totalité de rapports articulés, où jouent par conséquent des lois de compensation. Il paraît impossible d’interpréter métaphysiquement le principe de distribution des pouvoirs (voir le § 12).

Il ne faut pas même considérer ces pouvoirs comme équivalents. Car la puissance de juger entretient un rapport particulier avec la liberté entendue comme sentiment de tranquillité à l’égard de l’État. En effet, juger concerne les particuliers, menace les biens et les personnes. C’est pourquoi les Anglais ont institué des jurys populaires par définition évanescents (13 [4]), pourquoi la distribution monarchique est efficace ; pourquoi les deux autres pouvoirs, tournés vers le général, n’excitent pas autant de crainte et supportent, même en Angleterre, des corps permanents, par nature plus menaçants – chambres et monarque [5] (16).

Le § 22 fournit une autre preuve qu’il ne convient pas d’interpréter les formules en apparence prescriptives du texte comme des vérités générales transportables hors d’Angleterre : « Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. » Car cela condamnerait absolument les monarchies. Non pas au profit de la démocratie, mais d’un système représentatif, invention moderne née des conquêtes barbares : « Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie. » (§ 24). Mais ce même peuple est apte à choisir ses représentants, étant entendu que sa lie n’est pas habilitée à voter, puisque réputée « n’avoir point de volonté propre » (§ 27). De même, les représentants n’ont pas à prendre « quelque résolution active » (§ 29), c’est-à-dire à exécuter. Ils leur revient de voter des lois générales et de contrôler leur application, parce que c’est tout ce qu’ils savent faire. Tout cela découle évidemment de la « nature des choses ».

Se pose alors la question du peuple et des élites dans un tel régime. On a amputé le peuple de ses basses couches, en leur ôtant le droit d’élire, mais cela ne règle pas le sort de la haute société dans son rapport spécifique à la liberté. Que faire des « gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs » (§ 30) ? « … s’ils étaient confondus parmi le peuple, et s’ils n’avaient qu’une seule voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des révolutions [changements politiques] seraient contre eux. » Il faut leur accorder dans la législation « un pouvoir proportionné aux autres avantages qu’ils ont dans l’État ; ce qui arrivera s’ils forment un corps qui ait droit d’arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d’arrêter les leurs », par un partage de la puissance législative (lois et surtout impôts, § 31). Ces « nobles » seront héréditaires (§ 33), afin de défendre efficacement leurs prérogatives, « odieuses par elles-mêmes » et toujours menacées dans un État aussi libre.

La maximale liberté anglaise n’est pas l’égalité, on s’en doutait. Et surtout, on constate ici comme dans tout l’ouvrage, que par « pouvoirs » il ne faut pas seulement entendre des organes étatiques, des fonctions gouvernementales, mais aussi des forces sociales, des puissances réelles différenciées qui les soutiennent et y inscrivent leurs pressants intérêts. Toujours Aristote… La liberté populaire menace celle des élites, tel est le fait. Or, si celles-ci ont peur, elles ne sont plus libres ! Une autre solution, qui travaille toute la pensée politique moderne, serait de diminuer les écarts dus à la naissance, les honneurs, la richesse, en articulant liberté et mouvement vers plus d’égalité (Rawls, etc.). Ce n’est pas l’option de Montesquieu, ni surtout celle, selon lui, des Anglais. Le fascinant, c’est que nous nous posons la même question que lui, mais symétriquement inverse. Non pas comment sauvegarder la liberté des riches, le suffrage universel nous interdit cette franchise. Comment rassurer celle des pauvres. Ou du moins, nous tenons à le prétendre.

La logique politico-sociale tendue en Anglettere vers la liberté appelle donc deux chambres, et aussi un monarque, mieux à même, par nature, d’exécuter. Si la puissance d’exécution était confiée à certains membres du corps législatif, c’en serait fini de la liberté (§ 37), et de même si les chambres n’étaient plus convoquées, ou si l’exécutif n’avait plus le droit d’arrêter le législatif (§ 42), la réciproque étant fausse (§ 43). Cette absence de réciprocité tient à la nature des choses politiques, qui veut que l’exécutif porte sur des actions momentanées, tandis que le législatif doit pouvoir examiner, après coup, la réalisation des lois. L’exécutif ne sera pas arrêté, mais contrôlé. Ce contrôle porte sur les actes, pas sur la personne du monarque, sauf à transformer l’Angleterre en « république non libre » (§ 44-46). En revanche, les ministres restent punissables. Mais les grands, exposés à l’envie, ne sauraient être jugés par le peuple, cette fonction revient aux Lords. Exception nécessaire à la division du judiciaire et du législatif, sur fond de passions et d’intérêts contraires à une bonne justice (§ 48). Les Communes ont le droit d’accuser les nobles devant les Lords, le roi de se défendre devant les législateurs appelés à le contrôler, ce qui lui accorde le droit d’empêcher la chambre (§ 49-54).

Résumons.

1/ Le seul pouvoir qui gagne en Angleterre à être séparé au sens propre, c’est le judiciaire (non permanent), avec d’importantes exceptions, dues à la gravité de l’acte de juger pour les libertés.

2/ Il est patent que pour parvenir à se modérer réciproquement, les pouvoirs législatif et exécutif ne sauraient se séparer. Prévaut tout au contraire une logique de la liaison. Pour les deux chambres législatives, par exemple, « l’une enchaînera l’autre par la faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative » (§ 55, je souligne). N’oublions pas que le législatif dispose du « point le plus important », les impôts (§ 59).

3/ Cette liaison pourrait déboucher sur une paralysie (vieux topos toujours vivant dans certains commentaires, ne citons personne). Montesquieu répond que la nature des choses politiques l’interdisant, le système anglais oblige à « aller de concert » (§ 56). Le mouvement se prouve en marchant, et les affaires anglaises dans le monde n’ont de fait pas trop mal marché.

4/ Il y a deux chambres parce qu’il y a en Angleterre deux forces sociales rivales, et même trois, qui doivent cohabiter dans la liberté visée par la « constitution », c’est-à-dire la modération incarnée dans la sécurité ressentie par tous, roi compris. Ce mécanisme ne réussit qu’à proportion du balancement des passions et des intérêts (peuple, nobles, Cour). Le judiciaire lui-même doit les prendre en compte, sauf à se bander les yeux.

5/ Bien que beaucoup plus sage que les modèles antiques, bien qu’adaptée à un grand État, cette construction exceptionnelle n’en est pas moins vouée elle aussi à la mort : cet État « perdra sa liberté, il périra. […] Il périra lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice » (§ 68). Lorsque donc le roi et la cour achèteront les votes, comme les représentants le peuple ? Seul le despotisme oriental ne meurt jamais.

6/ La plupart des lecteurs immédiats de Montesquieu, ceux en tout cas qui ont fait l’Histoire, n’ont pas cru au fond à sa mise en garde finale, écho de la préface : « Je ne prétends point par là ravaler les autres gouvernements, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée. » (§ 70). Ils ont aussitôt transformé l’analyse en éloge et modèle normatif. La pointe extrême de la liberté est devenue sa règle.

D’un livre l’autre

Qu’apporte le Livre XII, bien moins célèbre ? Il se centre sur le sentiment de la liberté, vécu comme « opinion que l’on a de sa sûreté » (1, § 2), et sur les moyens de le produire autrement que par la « constitution ». Car Montesquieu marque deux paradoxes. 1/ Une constitution peut être libre du point de vue de la distribution des organes, et pas le citoyen. 2/ Le citoyen peut être libre, et pas la constitution.

Il y aura alors, comme le dit l’auteur, contradiction entre le « fait » et le « droit ». Comment est-ce possible ? Le § 4 du chap. 1 l’explique : c’est que, « dans le rapport avec le citoyen », la liberté sentie peut naître également « des mœurs, des manières, des exemples reçus, […] de certaines lois civiles », c’est-à-dire d’autres rapports que celui liant liberté et pouvoirs (ajoutons aussi la religion, le commerce, le climat, le relief, etc.). La liberté comme sentiment n’obéit donc pas au modèle initial de L’Esprit des lois, qui engendre directement le « principe » (passion typologique) à partir de la « nature » (« constitution ») des trois types de gouvernement (II-III). La liberté n’a pas de source unique, nécessaire et suffisante, la loi des trois pouvoirs et de ses deux modes fondamentaux de distribution modérée n’assure pas sa garantie mécanique.

La liberté comme affect politique n’obéit pas non plus à la définition philosophique habituelle, qui la lie à la volonté en exercice (2, § 1). Ainsi, elle n’a rien à voir avec l’effort autonome, intérieur, individuel, définitoire de la nature humaine, dont parlent les philosophes. Considérée sous l’angle politique, qui définit à nouveau son champ spécifique, ni théologique ni philosophique, elle se présente comme l’effet collectif subjectivé de divers rapports à l’œuvre dans l’aire de la modération. Je ne possède pas la liberté, c’est elle qui me possède et m’investit à partir de l’extérieur, en me tranquillisant comme citoyen parmi d’autres, par tel ou tel biais (rapport). Thèse assez hardie en plein triomphe du droit naturel subjectif : la liberté politique est une passion intégralement sociale, l’effet passif de rapports diversifiés dans le temps et l’espace, qui me déterminent en échappant à ma volonté. Le droit naturel moderne ou subjectif est laconiquement mais clairement refusé, au nom d’une division des tâches entre approche politique et philosophie. Or, sans lui, pas de Hobbes, pas de Locke, pas de Rousseau. Montesquieu les abandonne aux spéculations métaphysiques dont sa science politique cherche à s’extraire. Rousseau lui renverra sèchement la balle dans Le Contrat social : le vrai du politique appartient à la raison spéculative. Pas à la science des gouvernements établis.

La liberté politique peut donc se calculer, se construire ou se défaire. Et l’on posera alors que, comme sentiment de confiance et « principe » modéré qui s’ajoute aux trois autres, comme l’opposé même de la peur despotique, elle tient d’abord aux « lois criminelles », aux délits et aux peines. On retrouve le judiciaire, mais sous l’angle de son exercice à travers les codes. Et toujours pour la même raison, liée à la nature des choses : c’est le pouvoir qui rencontre directement chaque particulier, et peut engendrer la crainte liberticide. Or les lois criminelles sont plus faciles à modifier que les « constitutions », produits intransportables d’une histoire spécifique ; leur amélioration est liée au progrès des connaissances (2, § 3-4). Perfectionner les procédures, la définition des délits et des peines, on le doit au « genre humain », parce qu’on le peut, et que c’est la chose du monde la plus cruciale. L’analyse de la liberté rejoint exactement la démarche déjà rencontrée à propos de la religion. Dépénaliser les délits de croyance, voire imposer la tolérance, revient à accroître la liberté ainsi entendue, en préférant toujours la douceur des voies obliques, permises par la combinatoire des rapports, quand la nature physique l’autorise [6]

Conclusions

La liberté politique comme affect collectif reçu du dehors, déconnecté des droits naturels modernes et de la volonté libre subjective propre à l’essence individuelle (son inaliénable « propriété », dit Locke), n’implique pas le droit de participer au pouvoir. Elle n’a rien en soi de républicain, contrairement au sens actuel, anglais et post-révolutionnaire. Et pour cause, puisqu’il faudrait alors exclure les monarchies et détruire le concept de modération construit pour les englober. On peut la fonder, dit Montesquieu, sur la distribution des pouvoirs (XI), mais aussi sur la connaissance améliorée des procédures criminelles et de la véritable nature des délits et des peines (XII). Elle se mesure à ses effets : il y a liberté dès qu’on fait refluer la peur généralisée, ce principe despotique, au profit d’une autre passion, la sécurité. Il ne faut pas confondre la libre volonté du Sujet moderne, philosophiquement ou théologiquement déduit, et la subjectivation collective et sociale que lui substitue fermement Montesquieu pour fonder l’autonomie du champ politique, autrement complexe à ses yeux. Je ne suis pas libre parce que je possède par nature la propriété sacrée de droits dignes d’être défendus les armes à la main, mais parce que je me sens tranquille en société. Sentiment nullement fantasmatique, né de l’imagination : effet nécessaire de rapports mesurables, et modifiables quand la nature des choses le permet.

Ce que le baron de La Brède, quelques décennies avant les révolutions du siècle, ne pouvait concevoir, c’est le triomphe universel, illogique pour son regard empirico-historique, du modèle anglais sur le modèle monarchique continental. Lecteur assidu d’Aristote, il reproduit à sa façon le paradoxe de son inspirateur, traitant magnifiquement de la cité au seuil déjà franchi de son fatal déclin. Mais sa grandeur est d’avoir tout à fait compris l’ampleur du problème anglais : pour être libre, doit-on agir politiquement ? Il s’imposait à lui de le refuser, et d’imaginer une réponse qui sauvegarde à la fois la liberté et la monarchie. Ce superbe effort intellectuel ne le conduit pas à opposer sphères publique et privée, société civile et État. Il ne distingue pas un agir privé, tourné vers les « intérêts », et un agir public à visée politique. Pensant la liberté comme une passion sociale unificatrice, transversale aux formes non despotiques, produite par des rapports non transcendants, empiriquement vérifiables, il n’a nul besoin d’imaginer des compensations « privées » à la fuite supposée frustrante des investissements directement politiques, que ce soit dans le cadre monarchique ou représentatif. C’est bien pourquoi l’Angleterre lui paraît le comble de la liberté politique concevable dans un État moderne, une exception fascinante à la manière de Rome. De là le jugement sans appel de Destutt de Tracy dans son Commentaire post-révolutionnaire de L’Esprit des lois à l’usage des Américains (1806) : Montesquieu a perdu, dit-il, toute actualité, faute de connaître la république représentative et l’économie politique, sans compter sa méprise incompréhensible sur la loi. L’Histoire n’a plus le même sens, quand la dernière génération des Lumières la pense sous la loi de perfectibilité, et le baron sous le signe de la pluralité irréductible.

Nous vivons quant à nous dans une vision tout aussi obsédante, car monomaniaque ou monovalente, de la liberté républicaine, même quand nous faisons mine de ne pas vouloir l’exporter à la pointe des baïonnettes. Nous ne supportons plus la mesure graduable et malléable d’un Montesquieu, son art de jouer des rapports et doux suppléments sans danger. Nous rêvons, en dépit des discours et des faits, d’un monde uniformisé par l’économie, les droits de l’homme et du citoyen, l’avion et l’électron. Le sentiment de sécurité ne nous suffit plus. Nous voulons voter et faire voter. Mais pourquoi, au fait ? Je répondrais volontiers, en lecteur besogneux de Montesquieu : dans l’espoir, c’est une passion, de plonger nos dirigeants dans l’insécurité…

Mais on attend une autre réponse. Montesquieu est-il un libéral ? Force est d’admettre, me semble-t-il, qu’il n’appartient guère, en son temps, à cette noble lignée. Sinon, pourquoi aurait-il consacré toutes ses forces à contourner le victorieux John Locke, notre irrémédiable maître à penser ? En écartant toute individualisation possessive des droits et toute républicanisation de la liberté, donc tout accès à une universalité prescriptive épinglée à la nature humaine, il récuse la philosophie politique moderne et manque le mouvement de l’Histoire, si près de s’emballer. Mais le train ne veut pas partir sans lui, on l’embarque de force en première classe, direction l’avenir, en lui collant dans la main le bon ticket – la séparation des pouvoirs et la constitution anglaise. A. Dumas avait bien raison, on a le droit de violer l’Histoire, notre marâtre, à condition de lui faire un enfant. Même dans le dos.

On pourrait peut-être de nos jours lui réimprimer le précieux label. En passant du terrain de la religion et de la liberté, où nous voulons des droits, à celui de l’égalité (concrète), où nous nous contentons mieux des mots et de l’état des choses. Si libéralisme veut dire aussi temps et mesure sur ce champ explosif, retrait prudent de la volonté libre au profit des suppléments et voies indirectes, on devrait parvenir à lui sauver la mise. Pour quel bénéfice ? Celui de construire des généalogies ? Mais la sienne est claire. Père vénérable : Aristote. Fils un peu malingre : Burke. Héritier grandiose : Hegel [7]. ?

NOTES

[1] « S’il nous est permis d’appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l’homme par opposition à ses devoirs, et pour laquelle la mission de l’État consiste à protéger ou à sauvegarder ces mêmes droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme est Hobbes. C’est avec Hobbes que le fait moral essentiel n’est pas un devoir mais un droit. Tous les devoirs dérivent du droit fondamental et inaliénable à la vie. », Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, p. 196. On peut exclure Hobbes du libéralisme au nom des libertés, ou le poser en fondateur au nom de la méthode. Et procéder à l’inverse pour Montesquieu ?

[2] Jean Goldzink, « Au seuil de L’Esprit des lois », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 4, 2003. Je tente notamment d’y montrer que le chapitre sur l’état de nature (I, 2) ne peut égaler en importance les deux autres.

[3] Montesquieu réserve le cas de l’Amérique, déclaré encore indécidable.

[4] C’est pourquoi Montesquieu définit le pouvoir judiciaire anglais comme invisible.

[5] Cette seule considération marque l’emprise aristotélicienne, au rebours des approches constitutionnalistes postérieures.

[6] Proposition fondamentale, mais absurde dans le cadre jusnaturaliste où s’enracine le « libéralisme ».

[7] On m’objectera qu’il n’y a nulle raison d’instituer Locke comme référence, que le libéralisme ne se ramène pas aux critères lockéens ni même au droit naturel moderne. J’entends bien. Mais peut-on faire abstraction des grandes conjonctures de l’histoire des idées, se fabriquer au coup par coup des critères ad hoc prélevés sur quatre siècles, hors de tout contexte ? La posture lockéenne domine l’âge classique des révolutions de la liberté, en Angleterre, aux USA, en France. Si l’on appelle libérales les doctrines divergentes de Locke et Montesquieu, quelle serait la valeur heuristique d’un tel concept ? Il me semble nécessaire de différencier des conjonctures idéologiques, d’en marquer les traits dominants, pour caractériser historiquement telle ou telle philosophie. Le libéralisme ne peut pas être un billet de confession indulgent et inflationniste, sauf à perdre pied. On avancera peut-être alors qu’il embrasse à larges bras le champ du droit naturel moderne et celui du réalisme politique, Locke, Machiavel, Bodin, etc. On retombe sur le même écueil, battu par la brume et le vague. Cette note me permet de remercier Astrid von Busekist, Daniel Saadoun et Jean-Marie Donegani pour leur remarques incrédules.


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