Où en sommes-nous face à la directive Bolkestein ?

lundi 27 février 2006.
 

Analyses rassemblées par Alain Renaut

1) Dans la nouvelle mouture de la directive sur le marché intérieur, si l’expression « principe du pays d’origine » n’apparaît plus, il n’est pas spécifié que le « principe du pays de destination » s’applique pour autant, c’est le droit commun européen qui fera foi... C’est ce qu’explique le député européen Francis Wurtz : « La règle absolue demeure la mise en concurrence » Strasbourg, envoyé spécial.

Dès l’issue du vote, jeudi matin à Strasbourg, les partenaires PSE-PPE du compromis se sont déchirés en livrant une interprétation diamétralement opposée de ce qu’ils venaient de voter ensemble : les conservateurs, par la voix du Britannique Malcom Harbour, expliquant qu’ils avaient sauvé le « principe du pays d’origine », et les socialistes prétendant avoir consacré le « principe du pays de destination ». Qu’en est-il à vos yeux ?

Francis Wurtz. Le commissaire européen chargé du Marché intérieur, Charlie McCreevy, est un libéral pur sucre : souvenez-vous que c’est lui qui avait donné, au nom du principe du pays d’origine, raison à l’entreprise lettone qui entendait construire une école à Vaxholm, en Suède, sans respecter les conventions collectives. Eh bien, McCreevy ne trouve rien à redire à l’absence dans la directive de l’expression « principe du pays d’origine ». Il a clairement donné, mardi dernier, lors de son intervention dans le débat au Parlement européen, les références des jurisprudences de la Cour de justice des communautés européennes sur lesquelles il se fonderait pour mener sa politique. Pourquoi ? Dans ce qu’on appelle le droit communautaire, c’est-à-dire les traités plus la jurisprudence, le droit commun est devenu au fil des ans le principe du pays d’origine. Cela n’avait pas tellement provoqué de scandale jusqu’à l’élargissement à des pays à très bas salaires ; le dumping social existait mais de façon moins flagrante. Maintenant qu’il y a des pays avec des standards sociaux extrêmement bas, cette règle provoque déjà de nombreuses luttes dans toute l’Union. En toute « légalité », il y a déjà sur la base de ces jurisprudences subreptices et empoisonnées de la Cour de justice comme droit commun le principe du pays d’origine. Or l’expression n’existe pas dans les traités, même pas dans les jurisprudences. J’ai un document de la Commission européenne qui date de 1997 et que je vais rendre public sous peu expliquant mot à mot que l’évolution du droit européen conduit à ce qu’en principe, la règle qui s’applique, c’est la règle du pays d’origine. Dans ces conditions, si dans un texte de loi comme cette directive Bolkestein, on ne précise pas de façon très explicite que c’est le principe du pays de destination qui est la règle, on tombe dans ce droit commun de l’Union. Voilà pourquoi la Commission, et même des commissaires très libéraux comme McCreevy, s’accommode parfaitement de cette nouvelle mouture. La rapporteuse PSE Evelyn Gebhardt a une lecture beaucoup trop positive de son propre texte. Ce document risquerait de créer de sérieuses désillusions si on ne le clarifiait pas à l’avenir.

Au cours des débats, un amendement qui réclamait une directive-cadre définissant précisément ce que sont les services d’intérêt économique général (SIEG, services publics « marchands ») et les services d’intérêt général (SIG, services publics « non marchands ») a, de manière révélatrice, été repoussé, notamment par la majorité des socialistes européens. Malgré certaines exclusions supplémentaires des services, on conserve le sentiment qu’il s’agit de libéraliser tous les services avant même d’avoir préservé les services publics.

Qu’en pensez-vous ?

Francis Wurtz. On est en train d’adopter la même approche perverse que lorsqu’on a organisé la libre circulation des capitaux sans prévoir au préalable l’harmonisation sociale et fiscale. Là on libéralise les prestations de services transfrontalières sans avoir au préalable harmonisé les conditions sociales. Ce n’est pas une erreur, cela ressort d’une conception de la construction européenne exclusivement basée sur l’intégration par le marché, et non plus la construction d’un ensemble par harmonisation législative, c’est-à-dire par des actes politiques avec des votes sur la base de rapport de forces. On préfère nous plonger dans l’intégration par le marché, et donc dans la mise en concurrence des modèles sociaux pour tout tirer vers le bas. Tant la directive initiale que, sur ce plan, ce qui est ressorti du vote du Parlement européen s’inscrivent dans cette conception. Certes il y a des exceptions et nous les avons soutenues. Nous en avons même proposé toute une série parce que nous ne pratiquons pas la politique du pire. Nous cherchons à améliorer tout ce qui peut l’être, mais les exceptions restent des dérogations et chaque pays destinataire doit dûment justifier le recours à ces exceptions au cas par cas. La règle générale, c’est la mise en concurrence, la perversité est là.

Après un petit passage par la Commission, la directive Bolkestein repeignée doit maintenant aller devant le Conseil des ministres. Comment poursuivre la lutte ?

Francis Wurtz. D’abord il faut informer les citoyens, faire savoir que, contrairement à ce que certains laissent entendre, l’affaire n’est pas du tout close. Cela peut durer encore plus d’un an, avec des rapports de forces qui vont s’exercer au sein de la Commission, au sein du Conseil. Et surtout entre les opinions, et la Commission comme le Conseil. Il ne faut absolument pas baisser les bras. Le débat sur les enjeux, sur les dangers, sur les zones grises et, évidemment, sur les alternatives doit se poursuivre à une grande échelle. Les mobilisations sociales doivent encore s’intensifier. Nous comptons prendre appui, après l’analyse détaillée des votes, sur les acquis et les soutiens importants, même minoritaires, pour aller de l’avant. Nous allons continuer de travailler avec les acteurs sociaux, comme nous le faisons depuis plus d’un an. À nos yeux, l’objectif ultime doit demeurer le rejet. Il est toujours possible, rappelons-le : lors de la législature précédente, il y a trois ans, la directive sur les services portuaires avait été adoptée en première lecture, adoptée en deuxième lecture, mais rejetée au bout de la conciliation finale, après un très long processus. Car entre-temps le rapport de forces s’était amélioré. Ce premier vote n’est en aucun cas un point d’arrivée, c’est un point de départ.

2) point de vue du Collectif national du 29 mai

Après le débat et le vote intervenus au Parlement Européen, une vaste offensive est en cours. Il ne faut pas se laisser abuser par le discours dominant :

1 - La directive Bolkestein n’est pas adoptée.

Le vote par le Parlement d’amendements et d’un texte amendé n’est qu’un moment dans le processus. Son adoption relève de la co-décision Parlement - Conseil Européen qui doivent adopter un texte dans les mêmes termes ; ce qui est loin d’être fait (voir notes ci-jointe). En effet, le "compromis" PPE-PSE au Parlement a entraîné une déclaration des gouvernements de 6 pays (Grande Bretagne, Espagne, Pays Bas, Pologne, Hongrie, Tchéquie) appelant à ne pas "dénaturer" la directive initiale. Le Président polonais a condamné l’abandon du pays d’origine alors que d’autres gouvernements s’en félicitaient...

2 - Ils ont dû reculer ...

Les négociations PPE-PSE et les réécritures sont un signe : ils n’ont pas pu adopter la directive dans sa rédaction initiale, car elle apparaissait trop crûment ultra-libérale. Et s’ils ont dû reculer ainsi, c’est bien parce que ce n’était pas assumable devant les opinions publiques après le Non français au référendum du 29 mai et avec la remobilisation opérée ces derniers mois. De ce point de vue, le collectif national (organisateur du meeting du 10 octobre 2005 à la Mutualité à Paris et initiateur d’une campagne unitaire)et les collectifs locaux (ayant multiplié les initiatives) ont joué un rôle important en ce sens. Cette remobilisation a donc placé les libéraux sur la défensive. C’est un encouragement à poursuivre l’action.

3 - ... mais en cherchant à préserver l’essentiel.

Les textes ci-joints essaient de cerner de plus près l’ampleur des reculs et concessions, ce qui n’est pas toujours simple vu la complexité des textes et des renvois à la jurisprudence. Mais il est clair que la directive ne s’est jamais réduite au "principe du pays d’origine". Son objectif principal était la libéralisation du secteur des services par la suppression des obstacles à une concurrence libre et non faussée afin de faciliter la liberté d’établissement des entreprises et la liberté des prestations de services au sein de l’Union européenne. Cet objectif est toujours là même si des modalités ont pu évoluer.

4 - La bataille continue.

Le texte va maintenant être discuté par le Conseil Européen (du 24-25 mars vraisemblablement). Ensuite la Commission européenne proposera une nouvelle mouture tenant plus ou moins compte des votes du Parlement et des débats et cherchant à satisfaire tout le monde ! A l’évidence, ce n’est pas fait.

Par la mobilisation, nous pouvons aiguiser des contradictions telles qu’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le même texte. C’est ainsi qu’avait été rejetée il y 3 ans la première directive de libéralisation portuaire. En troisième lecture, le Parlement avait rejeté un texte de compromis avec le Conseil entraînant l’abandon de la directive. Entre-temps, la mobilisation des dockers s’était amplifiée...

Le même scénario peut se reproduire sur cette directive. Six gouvernement ont fait une déclaration appelant à maintenir le cap libéral. D’autres, ne suivront pas. La pression populaire peut modifier des attitudes de gouvernements ou de parlementaires. Le calendrier peut aussi nous aider : l’adoption de cette directive peut traîner jusqu’en 2007. Le télescopage avec le calendrier électoral français aiguiserait alors d’autres contradictions...

D’où l’enjeu de se tourner maintenant vers le Président de la République et le Gouvernement, dans la perspective du Conseil européen de mars, pour leur demander d’exiger, au nom de la France, le retrait de cette directive, en conformité avec le vote du 29 mai.

De nouvelles initiatives unitaires sont en discussion.

Bref, la lutte continue et, comme pour le référendum, nous pouvons gagner.

Claude Debons


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