Pourquoi je suis un marxiste (Karl Korsch, 1934)

vendredi 2 janvier 2009.
 

Au lieu de traiter du marxisme en général, je me propose de passer tout de suite à certains des points capitaux de la théorie et de la pratique marxistes. Seule cette manière d’aborder le problème est conforme au principe de la pensée de Marx. Pour le marxiste, des choses telles que le « marxisme » en général n’existent pas, pas plus qu’il n’existe de « démocratie » en général, de « dictature » en général, ou d’« État » en général. Ce qui existe, c’est un État bourgeois, une dictature proléta­rienne ou une dictature fasciste, etc. ; et pas à n’importe quel moment, mais à des stades de développement historique déter­minés, avec des caractéristiques — d’ordre économique surtout — à l’avenant, mais conditionnées aussi, en partie, par des facteurs géographiques, traditionnels et autres. A des niveaux de déve­loppement différents, dans des cadres géographiques différents, en fonction des notoires divergences de credo et de tendances séparant les diverses écoles marxistes, il existe à l’échelon national comme à l’échelon international des systèmes théo­riques et des mouvements pratiques très opposés qui, tous, se disent marxistes. Plutôt que de discuter le corps de principes théoriques, modalités d’analyse, savoir historique et règles mé­thodologiques, que Marx et les marxistes ont tiré, pendant plus de quatre-vingts ans, de l’expérience des luttes prolétariennes, pour le fondre en une théorie et un mouvement révolutionnaire unifié, je vais donc tâcher de dégager les attitudes, propositions et tendances spécifiques qu’on pourrait utilement adopter comme un guide de pensée et d’action, ici et maintenant, dans les condi­tions qui, en cette année 1935, prédominent en Europe, aux États-Unis, en Chine, au Japon, aux Indes et dans ce monde neuf, l’URSS.

Posée dans ces termes, la question : « Pourquoi je suis un marxiste ? » s’adresse par excellence au prolétariat ou, plutôt, à sa fraction la plus mûre et la plus énergique. Elle peut en outre intéresser les catégories en déclin de la petite-bourgeoisie, le groupe désormais ascendant des employés de gestion, les paysans et assimilés, etc., qui n’appartiennent ni à la classe dirigeante capitaliste, ni à la classe prolétarienne, tout en étant susceptibles de faire cause commune avec cette dernière. On peut même la soulever à propos de certaines parties de la bourgeoisie proprement dite, menacées dans leur existence par le « capitalisme monopoliste » et le « fascisme », et elle concerne indubitablement les idéologues bourgeois que les tensions cumu­latives de la société capitaliste poussent à se diriger, à titre individuel, vers le prolétariat (savants, artistes, ingénieurs, etc.). Je vais énumérer maintenant, sous une forme condensée, ce qui me semble être les points essentiels du marxisme :

1. Toutes les propositions du marxisme, y compris les propositions apparemment générales, ont un caractère spécifique. 2. Le marxisme est critique, et non positif. 3. Il a pour objet non la société capitaliste existante, dans son état affirmatif, mais la société capitaliste déclinante, comme l’indiquent à suffisance ses tendances à la dislocation et à la décrépitude. 4. Il vise essentiellement non la jouissance contemplative du monde actuel, mais sa transformation active (praktische Umwälzung).

1. Aucun de ces éléments du marxisme n’a été repris ou mis en application comme il convenait par la majorité des marxistes. Vingt fois, cent fois, les marxistes soi-disant orthodoxes sont retombés dans le mode de pensée « abstrait » et « métaphy­sique » auquel Marx — après Hegel — avait opposé la fin de non-recevoir la plus catégorique, et qui s’est trouvé en vérité complètement réfuté par l’évolution de toute la pensée moderne pendant les cent dernières années. On a souvent cherché à « laver » le marxisme des accusations lancées contre lui par Bernstein et autres, qui soutenaient en gros que le cours de l’histoire moderne n’est nullement conforme au schéma de déve­loppement marxien. Récemment encore, un marxiste anglais usait à cette fin du faux-fuyant minable qui consiste à dire que, Marx ayant dévoilé « les lois générales du changement social sur la base de l’étude tant de la société du XIX° siècle que de celle du développement social depuis les origines de la société humaine », il est tout à fait possible que ses conclusions soient « valides pour le XXe autant qu’elles l’étaient pour la période où il y était parvenu [*] ». Tel plaidoyer porte d’évidence une aussi grave atteinte au contenu véritable du marxisme que les attaques du premier révisionniste venu. Il n’empêche que, depuis trente ans, l’« orthodoxie » marxiste traditionnelle n’a pas opposé d’autre réponse aux réquisitoires des réformistes qui disaient périmée telle ou telle partie du marxisme.

Pour d’autres raisons encore, les citoyens de l’État soviétique marxiste d’aujourd’hui présentent une tendance à oublier le caractère spécifique du marxisme et à mettre au contraire l’accent sur la validité générale et universelle de ses propositions fondamentales afin de canoniser les doctrines qui servent de bases à la constitution du nouvel État. Ainsi L. Rudas, l’un des idéologues mineurs du stalinisme actuel, s’efforce-t-il de con­tester, au nom du marxisme, le progrès historique accompli par Marx il y a quatre-vingt-dix ans, le jour où il fit la transpo­sition (Umstülpung) de la dialectique idéaliste de Hegel dans sa dialectique matérialiste. S’autorisant de propos que Lénine avait émis dans un contexte tout différent, à rencontre du matérialisme mécaniste de Boukharine, et dont le sens n’a pas grand-chose à voir avec ce que Rudas leur fait dire, ce dernier fait de la contradiction historique entre les « forces productives » et les « rapports de production » un principe « supra-historique » appelé à rester valide dans l’avenir éloigné de la société sans classes pleinement développée. Sous l’unité concrète du mouve­ment révolutionnaire pratique, et comme autant d’aspects de cette unité, la théorie de Marx distingue trois oppositions fondamentales. Il s’agit, sur le plan économique, de la contradic­tion entre « forces productives » et « rapports de production » ; sur le plan historique, de la lutte entre les classes sociales ; sur le plan de la pensée logique, de l’opposition de la thèse et de l’antithèse. Sur ces trois aspects également historiques du principe révolutionnaire que Marx décela dans la nature même de la société capitaliste, Rudas, procédant à la transfiguration supra-historique de la conception intégralement historienne de Marx, évacue le second, relègue le conflit vivant des classes en lutte au rang de simple « expression » ou conséquence d’une forme historique transitoire revêtue par la contradiction essen­tielle, « située plus profondément », et ne retient comme seul fondement de la « dialectique matérialiste », désormais érigée à la hauteur d’une loi éternelle du développement cosmique, que l’opposition entre « forces productives » et « rapports de pro­duction ». Il aboutit, ce faisant, à la conclusion absurde selon laquelle, dans l’économie soviétique d’aujourd’hui, la contra­diction fondamentale de la société capitaliste subsiste sous une forme « inversée ». En Russie, dit-il, les forces productives ne se révoltent plus contre des rapports de production figés ; au contraire, c’est à l’arriération relative des forces productives au regard des rapports de production déjà établis que l’Union soviétique doit « de progresser à une rapidité sans précédent [**] ».

J’ai souligné en préface à une édition du Capital que les propositions avancées dans cet ouvrage, et particulièrement celles relatives à l’« accumulation primitive » dont il est traité au dernier chapitre de l’ouvrage, ne concernent que les grandes lignes de la genèse et du développement du capitalisme en Europe occidentale, et qu’elles « n’ont de validité universelle que dans la mesure où toute connaissance acquise au terme d’une investigation empirique de formes naturelles ou histo­riques parvient à transcender le seul cas étudié ». Cette thèse a réuni contre elle l’unanimité des porte-parole des deux frac­tions du marxisme orthodoxe, l’allemande et la russe. Or, c’est un fait, ma thèse ne fait que réitérer et mettre en relief un principe que Marx en personne avait articulé expressément, cinquante ans auparavant, lorsqu’il réfutait les dires du socio­logue idéaliste russe Mikhaïlovsky, lequel avait mal compris la méthode du Capital. En vérité, il s’agit là d’une conséquence nécessaire du principe fondamental de la recherche empirique qui, à notre époque, n’est contesté que par quelques métaphy­siciens invétérés. Par comparaison avec la dialectique pseudo­philosophique qui fleurit dans les écrits des marxistes « mo­dernes », et dont on a vu un échantillon caractéristique chez Rudas, combien pondéré, clair et précis se révèle le jugement de marxistes révolutionnaires de la vieille école, une Rosa Luxemburg, un Franz Mehring, par exemple, lesquels savaient bien que le principe de la dialectique matérialiste, tel que la théorie économique de Marx l’incarne, désigne le rapport de tous les termes et propositions économiques à des objets historiquement déterminés, et rien d’autre !

Toutes les questions qui, dans le domaine du matérialisme historique, ont donné lieu à de si vives controverses — questions aussi insolubles et vides de sens, quand elles sont exprimées sous une forme générale, que les fameuses disputes scolastiques sur la priorité de la poule ou de l’œuf — cessent d’être obscures et vaines dès lors qu’on les pose d’une manière concrète, histo­rique et spécifique. On ne saurait douter, par exemple, que Friedrich Engels ait modifié effectivement la doctrine marxienne dans les célèbres lettres sur le matérialisme historique, qu’il rédigea après la mort de son ami, où il accordait une importance injustifiée au reproche de partialité que des critiques bourgeois ou superficiellement marxistes adressaient à la thèse de Marx : « La structure économique de la société constitue la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique, à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déter­minées. » Engels y concédait imprudemment que des « réactions » ( Rückwirkungen) sont dans une large mesure susceptibles de se produire entre la base et la superstructure, entre le déve­loppement idéologique et le développement économique et poli­tique. C’était introduire du même coup une confusion parfai­tement superflue dans les fondations du nouveau principe révolutionnaire. Car, sans une détermination quantitative exacte de la « grandeur » de l’action et de la réaction en question, à défaut d’une indication exacte des conditions dans lesquelles l’une et l’autre ont lieu, la théorie marxienne du développement histo­rique de la société, dans l’interprétation qu’en donnait ainsi Engels, devient inutile, même en qualité d’hypothèse de travail. Dans ce cas, en effet, elle ne permet plus, si peu que ce soit, de décider s’il faut chercher la cause d’un changement quelconque de vie sociale dans l’action (Wirkung) de la base sur la super­structure ou dans la réaction (Rückwirkung) de la superstruc­ture sur la base. Et, à cet égard, il ne sert de rien d’user des échappatoires verbales qui consistent à distinguer entre fac­teurs « primaires » et facteurs « secondaires », ou à classer les causes en causes « immédiates », « médiates » et « ultimes », celles, autrement dit, qui se révèlent décisives « en dernier ressort ». Tout le problème disparaît en revanche dès qu’on substitue à la question générale des effets de « l’économie en tant que telle » lur « la politique en tant que telle », ou sur « l’art, la culture et le droit en tant que tels », et vice versa, une description détaillée des rapports déterminés qui existent entre des phéno­mènes économiques déterminés inhérents à un niveau de déve­loppement historique donné et les phénomènes déterminés qui simultanément ou subséquemment se font jour dans les diverses sphères du développement politique, juridique ou intellectuel. Telle est, selon Marx, la manière dont il convient de résoudre la question. Bien que Marx l’ait laissée inachevée, on trouvera dans l’introduction générale à la Critique de l’économie politique, publiée après sa mort, un énoncé clair, et d’un intérêt capital, de tout le problème. La plupart des objections élevées par la suite contre son principe matérialiste y sont anticipées et réfutées. Cela concerne en particulier la très difficile question du « rapport inégal entre le développement de la production matérielle et la création artistique », telle qu’elle ressort du fait notoire que « certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport direct avec le développement général de la société, ni avec la base matérielle de son organisation ». Marx met en lumière le double rapport selon lequel ce déve­loppement inégal revêt une forme historique déterminée : « la relation des diverses sortes d’art à l’intérieur du domaine de l’art lui-même » autant que « la relation entre la sphère artis­tique dans son ensemble et le développement social dans son ensemble ». « La difficulté tient uniquement à la manière géné­rale dont ces contradictions sont formulées. Il suffit, pour les élucider, de les spécifier et concrétiser. »

2. Ma seconde thèse, qui dit que le marxisme est essentielle­ment critique, et non positif, a été aussi vivement contestée que ma thèse concernant le caractère spécifique, historique et concret de toutes les propositions, lois et principes de la théorie marxienne, sans excepter ceux qui ont une apparence univer­selle. La théorie de Marx ne constitue ni une philosophie maté­rialiste positive, ni une science positive. Il s’agit à tous égards d’une critique théorique non moins que d’une critique pratique de la société existante. Naturellement, le mot « critique » doit être entendu au sens très large et poin­tant précis où tous les hégéliens de gauche, dont Marx et Engels, l’employaient pendant la période qui précéda les révolutions de 1848. On ne saurait lui donner la connotation inhérente au terme contemporain de « critique » : il s’agit de critique non pas dans un sens purement idéaliste, mais de critique matérialiste. Celle-ci comprend, du point de vue de l’objet, une investigation empirique « menée avec la précision des sciences de la nature », et, du point de vue du sujet, une analyse de la manière dont les vains désirs, intuitions et reven­dications des sujets individuels évoluent vers la constitution d’une force de classe, historiquement efficace et débouchant sur une « pratique (Praxis) révolutionnaire ».

Ni Marx ni Engels n’abandonnèrent jamais vraiment cette tendance critique qui, jusqu’en 1848, joua un rôle si prédo­minant dans leurs écrits. Il existe, entre l’œuvre économique qu’ils rédigèrent ensuite et leurs textes philosophiques et socio­logiques antérieurs, un lien beaucoup plus étroit que les écono­mistes marxistes orthodoxes ne sont disposés à l’admettre. C’est ce qui ressort des titres mêmes de leurs livres, avant 1848 comme après. Le premier ouvrage important que les deux amis entreprirent d’écrire en commun, dès 1846, pour montrer à quel point leurs conceptions politiques et philosophiques s’oppo­saient à celles des idéalistes hégéliens de gauche, portait le titre de Critique de l’idéologie allemande. Et, quand Marx fit paraître en 1859 la première partie du vaste ouvrage économique qu’il avait conçu, il l’intitula Critique de l’économie politique, comme pour en souligner le caractère critique. Tel fut du reste le sous-titre qu’il donna à son œuvre principale : Le Capital. Critique de l’économie politique. Par la suite, les marxistes « orthodoxes » devaient soit oublier soit nier la primauté de cette tendance critique. Lui accordant au mieux une valeur purement extrin­sèque, ils considéraient qu’elle n’avait rien à voir avec le carac­tère « scientifique » des propositions marxiennes, notamment dans la sphère à leurs yeux fondamentale de la science du marxisme, à savoir : l’économie politique. L’expression la plus grossière de cette révision, on’ la trouvera dans le Capital finan­cier, le célèbre ouvrage du marxiste autrichien Rudolf Hilferding, lequel présente la théorie économique du marxisme comme une phase, sans plus, d’une doctrine économique n’offrant aucune solution de continuité, une théorie complètement coupée de ses fins socialistes, et, en vérité, sans la moindre portée pour la pratique. Après avoir affirmé sans ambages que la théorie écono­mique du marxisme, de même que sa théorie politique, est « exempte de jugements de valeur », Hilferding proclame qu’

« on a donc tort d’identifier le marxisme et le socialisme en tant que tels, comme on le fait si souvent, intra et extra muros. En bonne logique, le marxisme, pris comme un système scientifique et abstraction faite de ses incidences pratiques, n’est en effet qu’une théorie des lois du mouvement social, formulées en termes généraux par la conception matérialiste de l’histoire, l’économie marxienne concernant en particulier la période de la société productrice de marchandises. (…) Mais discerner la validité du marxisme et, par suite, la nécessité du socialisme ne revient pas du tout à énoncer un jugement de valeur, et ne donne pas plus d’indications quant à l’attitude à adopter. Car admettre une nécessité est une chose ; contribuer à la faire triompher en est une autre. On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme, tout en se battant contre lui. »

II est vrai que cette interprétation superficielle et pseudo­scientifique, propre au marxisme orthodoxe, a été combattue avec plus ou moins de bonheur par certains courants marxistes contemporains. Alors qu’en Allemagne le principe critique, c’est-à-dire révolutionnaire, était attaqué publiquement par des révi­sionnistes à la Bernstein et défendu sans grande conviction par des orthodoxes comme Kautsky et Hilferding, en France, l’éphémère mouvement « syndicaliste révolutionnaire », tel que Sorel s’en institua le théoricien, s’efforça avec acharnement de faire revivre précisément cet aspect de la pensée marxienne, qu’il jugeait l’un des éléments fondamentaux d’une nouvelle théorie de la guerre de classe prolétarienne. Et Lénine allait dans le même sens, mais avec une efficacité tout autre, quand il faisait entrer le principe révolutionnaire du marxisme dans la pratique de la révolution russe, en même temps qu’il obtenait un résultat à peine moins important dans le domaine théorique en restaurant certains des plus notables préceptes révolution­naires de Marx.

Mais ni Sorel, le syndicaliste révolutionnaire, ni Lénine, le communiste, ne mirent en œuvre, dans toute sa force, la « cri­tique » marxienne originelle. L’irrationalisme, auquel Sorel recourut pour transformer en « mythes » certaines thèses capitales de Marx, l’amenèrent, bien qu’il en eût, à « démantibuler » en quelque sorte ces thèses, dans la mesure où il s’agissait de leur portée pratique pour la lutte de classe révolutionnaire du pro­létariat, et fraya sur le plan idéologique la voie au fascisme de Mussolini. Lénine, quant à lui, devait diviser d’une manière passablement fruste les propositions philosophiques, économi­ques, etc., en propositions « utiles » et en propositions « nui­sibles » au prolétariat (par suite d’un souci par trop exclusif des effets que leur adoption ou leur rejet entraînerait dans l’immédiat, et de l’intérêt par trop restreint qu’il portait à leurs effets possibles dans l’avenir). Voilà qui eut pour conséquence cette sclérose de la théorie marxiste, ce déclin et, en partie, cette distorsion du marxisme révolutionnaire qui rend si difficile au marxisme soviétique d’aujourd’hui de progresser au-delà du domaine qu’il s’est vu assigner de la sorte. C’est un fait que le prolétariat ne peut se dispenser, dans sa lutte active, de distin­guer les propositions scientifiques vraies d’avec les fausses. De même que le capitaliste, en tant qu’homme pratique, « bien qu’il ne réfléchisse pas toujours à ce qu’il dit en dehors de ses affaires, sait en revanche de quoi il retourne dans ses affaires » (Marx), et que le technicien qui construit une machine doit connaître au moins quelques lois de la physique, de même il faut que le prolétariat possède une connaissance suffisamment exacte des questions d’économie, de politique et autres questions objec­tives pour mener la lutte de classe révolutionnaire jusqu’à son terme victorieux. En ce sens et dans ces limites, le principe critique du marxisme matérialiste, révolutionnaire, inclut une connaissance rigoureuse, empiriquement vérifîable, témoignant de « toute la précision des sciences de la nature », des lois écono­miques du mouvement et du développement de la société capi­taliste et de la lutte de classe prolétarienne.

3. La « théorie » marxiste ne s’efforce pas d’acquérir une connaissance objective de la réalité par simple intérêt pour la théorie en soi. Ce sont les nécessités pratiques de la lutte qui la pousse à cela ; si elle les négligeait, elle risquerait fortement de ne pas remplir son but, au prix de la défaite et de l’éclipsé du mouvement prolétarien qu’elle représente. Et c’est justement parce qu’elle ne perd jamais de vue sa fin pratique qu’elle ne se hasarde jamais à faire cadrer de force toute l’expérience avec une conception moniste de l’univers, en vue de construire un système unifié de connaissance. La théorie marxiste ne s’intéresse pas à tout, pas plus qu’elle ne s’intéresse au même degré à tous ses objets de recherche. Elle ne s’attache qu’à ce qui présente un rapport avec ses objectifs et, dès lors, à tout et à tous ses aspects, cela d’autant plus que cette chose particulière ou cet aspect particulier d’une chose se rattache à ses fins pratiques.

Nonobstant le fait qu’il ne met pas un instant en doute la priorité (Priorität) génétique de la nature extérieure en ce qui concerne tous les événements historiques et humains, le marxisme ne s’intéresse essentiellement qu’aux phénomènes et actions réciproques de la vie historique et sociale. Autrement dit, il ne s’intéresse essentiellement qu’aux événements surve­nant dans une période de temps relativement brève, par rapport aux dimensions du développement cosmique, et sur le cours desquels il est à même de peser activement. Faute de voir cela, certains marxistes orthodoxes, communistes de parti, s’obsti­nent contre vents et marées à attribuer aux vues passablement rudimentaires et arriérées, qu’ils continuent à ce jour de nourrir en matière de sciences de la nature, une supériorité égale à celle dont la théorie marxienne jouit incontestablement dans le domaine sociologique. C’est en raison de ces empiétements superflus que la théorie marxienne se trouve en butte au mépris notoire dans lequel les physiciens et autres savants contem­porains, qui dans l’ensemble ne sont pas mal disposés envers le socialisme, tiennent son caractère « scientifique ». Toutefois, une interprétation moins « philosophique », et plus conforme au progrès scientifique, du concept marxien de « synthèse des sciences » commence maintenant à se manifester parmi les repré­sentants les plus intelligents et capables de la théorie marxiste-léniniste de la science. Ce qu’ils disent à ce sujet est à peu près aussi différent des propos des Rudas et consorts que les décla­rations du gouvernement soviétique russe le sont des déclarations des sections non russes de l’Internationale communiste. Ainsi voit-on le professeur V. Asmus souligner, dans un article de fond, qu’en dehors de « la communauté objective et méthodo­logique » de l’histoire et des sciences de la nature, il y a aussi « la particularité des sciences socio-historiques, laquelle interdit par définition d’assimiler leurs méthodes et problèmes à ceux des sciences de la nature [***] ».

Même à l’intérieur de la sphère d’activité historico-sociale, la recherche marxiste ne s’intéresse en général qu’au mode particulier de production sous-jacent à l’époque actuelle de lu « formation socio-économique » (ökonomische Gesellschaftsformation) c’est-à-dire le système de la production marchande capitaliste, en tant qu’il sert de base à la « société bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft), considéré sous l’angle de son déve­loppement historique [1]. Elle procède à cette investigation d’une façon plus rigoureuse que toute autre théorie sociologique, du fait qu’elle s’attache par excellence aux fondations économiques, sans s’attacher d’ailleurs au même degré à tous les aspects économiques et sociologiques de la société bourgeoise. C’est aux antinomies, tares, insuffisances et dérèglements structurels de celle-ci qu’elle s’arrête électivement. En effet, le marxisme s’inté­resse non pas au fonctionnement dit normal de la société capi­taliste, mais à ce qu’il juge être la situation réellement normale de ce système social particulier, à savoir : la crise. La critique marxienne de l’économie bourgeoise et du système social qui repose sur elle débouche sur l’analyse critique de la Krisenhaftigkeit, de la propension toujours plus accusée du mode de production capitaliste à revêtir les caractéristiques d’une crise effective même en phase d’expansion ou de rémission, de fait à travers toutes les phases du cycle périodique que connaît l’in­dustrie moderne, et dont le point culminant est la crise univer­selle. C’est faute de discerner cette orientation de base, si claire­ment formulée dans tous les textes de Marx, que certains marxistes anglais ont pu découvrir récemment, dans ces derniers, « une lacune de quelque importance » : l’incapacité de voir la nécessité d’une rémission des crises, après avoir démontré la nécessité de leur apparition [****].

En ce qui concerne les sphères non économiques de la super­structure politique et de l’idéologie générale de la société mo­derne elles-mêmes, la théorie marxiste s’attache essentiellement aux fissures et failles observables, lieux d’éclatement forcé qui font voir au prolétariat révolutionnaire les points faibles de la structure sociale, ceux où il peut le plus efficacement employer son activité pratique :

« De nos jours, toute chose paraît grosse de son contraire. La machine possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif : nous la voyons qui affame et surmène les travailleurs. Par l’effet de quelque étrange maléfice du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de détresse, Les victoires de la technique semblent être obtenues au prix de la déchéance totale. A mesure que l’humanité se rend maître de la nature, l’homme semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres de l’ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler la vie humaine à une force matérielle. Ce contraste de l’industrie et de la science modernes d’une part, de la misère et de la dissolution modernes d’autre part — cet anta­gonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque, c’est un fait d’une évidence écrasante que personne n’oserait nier. Tels partis peuvent le déplorer ; d’autres peuvent souhaiter d’être délivrés de la technique moderne, et donc des conflits modernes. Ou encore, ils peuvent croire qu’un progrès aussi remarquable dans le domaine industriel a besoin, pour être parfait, d’un recul non moins marqué dans l’ordre poli­tique . » [Extrait d’une allocution prononcée par Karl Marx, le 14 avril 1856, à l’occasion du quatrième anniversaire de l’organe chartiste People’s Paper]

4. Les traits spécifiques du marxisme qui viennent d’être énumérés, unis au principe pratique qui leur est inhérent à tous, et qui commande aux marxistes de subordonner tout le savoir théorique à la finalité de l’action révolutionnaire, tels sont les caractères fondamentaux de la dialectique matérialiste de Marx, laquelle se distingue de la dialectique idéaliste de Hegel par ces caractères mêmes. La dialectique de Hegel, le philosophe bour­geois de la restauration, élaborée par lui jusque dans ses plus subtils détails comme un instrument pour justifier l’ordre établi tout en laissant un minimum de place à un progrès « raisonna­ble », Marx, après une minutieuse analyse critique, la transforma, dans une optique matérialiste, en une théorie révolutionnaire non seulement par le contenu, mais aussi par la méthode. Une fois que Marx l’eut transformée et mise en application, la dialec­tique prouva que le « caractère raisonnable » de la réalité exis­tante, proclamé par Hegel sur des bases idéalistes, n’avait qu’une rationalité provisoire, nécessairement appelée à prendre un « caractère déraisonnable » dans le cours de son développement. Cet état social déraisonnable sera détruit de fond en comble, quand l’heure en aura sonné, par la nouvelle classe proléta­rienne qui, en s’appropriant la théorie et en l’utilisant comme une arme dans sa « pratique révolutionnaire », frappe à la racine la « déraison capitaliste ».

Comme Marx le notait avec justesse, la dialectique, sous sa forme hégélienne « mystifiée », était à la mode chez les philo­sophes bourgeois, mais, après ce changement de caractère et d’utilisation, elle devint « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses professeurs doctrinaires », parce que, « dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que, saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ».

De même que la plupart des marxistes ont négligé les aspects critique, activiste et révolutionnaire particuliers au marxisme, de même ont-ils négligé tout le caractère de la dialectique maté­rialiste de Marx. Même les meilleurs d’entre eux n’ont pas été au-delà d’une restauration partielle de son principe critique et révolutionnaire. Devant l’universalité et la profondeur de la crise mondiale actuelle, comme devant l’accentuation toujours plus poussée des luttes de classe prolétarienne qui surpassent en intensité et en ampleur tous les conflits que les phases anté­rieures du développement capitaliste ont connus, notre tâche est aujourd’hui de donner à la théorie révolutionnaire de Marx une forme et une expression correspondantes, et, par ce moyen, d’étendre et d’actualiser le combat révolutionnaire du prolétariat.

Londres, le 10 octobre 1934

[*] A. L. Williams, What is Marxism ?, Londres, 1933, p. 27.

[**] Cf. L. Rudas, Dialectical Materialism and Communism, Londres, 1934, p. 28-29 : « Ni Marx, ni Engels, ni Lénine n’ont jamais dit que le processus dialectique opère dans la société par le moyen de l’antago­nisme des classes. (…) Les antagonismes de classes (…) constituent la force motrice de la société de classes parce qu’elles sont l’expression, la conséquence de la contradiction décisive de la société de classes, et pour cette raison-là seulement. (…) Une fois cette contradiction éli­minée, (…) la contradiction subsiste, mais en prenant une autre forme. Ainsi, en Union soviétique, par exemple, (…) les rapports socialistes île production exigent un niveau élevé des forces productives, supé­rieur à celui dont le pays a hérité du capitalisme. C’est là une contradiction totalement différente, et même inverse, de la contradiction existant au sein du capitalisme, mais c’est une contradiction. (…) Autrefois, les forces productives hautement développées engendraient des révolutions sociales ; à l’avenir, les rapports de production supé­rieurs laisseront le champ libre au développement continu des forces productives. »

[***] V. Asmus, « Marxism and the Synthesis of Sciences », in Socialist Construction in the USSR, éditions Voks, t. 5,1933, p. 11.

[****] Cf. R. W. Postgate, Karl Marx, Londres, 1933, p. 79, et les citations que cet auteur donne du Guide through World Chaos (Londres, 1932) de G. D. H. Cole.

[1] Au cours de ses dernières phases, elle s’est aussi penchée sur divers phénomènes sociaux, propres à la société primitive, afin de mettre en relief certaines analogies existant entre le communisme primitif (Urkommunismus) et la société communiste sans classes de l’avenir éloigné.


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