De l’expérience yougoslave à l’actualité d’un socialisme autogestionnaire

lundi 5 janvier 2009.
 

Auteur : Catherine Samary

PARTIE 1

1948 fut l’année de l’« excommunication » des communistes yougoslaves par Staline. Pourquoi quelque soixante-dix ans plus tard s’intéresser encore (ou à nouveau) à l’expérience socialiste autogestionnaire yougoslave[1] ? Que pourrait-on y trouver pour répondre aux problèmes du capitalisme du 21e siècle alors que l’ancienne fédération et système yougoslaves ont disparu dans la tourmente de dramatiques voire sanglants conflits ?

L’alternative exprimée en 1918 par Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie » est plus que jamais actuelle. Mais les mots – socialisme, communisme – associés aux projets émancipateurs, ont été affaiblis ou dénaturés par des échecs voire par des politiques criminelles mais aussi par des idéologies mensongères couvrant d’autres politiques criminelles. Il faut se réapproprier les « utopies concrètes » en réaffirmant la légitimité des aspirations progressistes et la possibilité de choix. Cela implique notamment de rendre intelligibles les premières tentatives de rupture avec la logique capitaliste : il ne s’agit ni de peindre en rose ce passé de façon apologétique en gommant ses échecs, ni à l’opposé, de le diaboliser en ignorant ses apports. Ceux de l’autogestion yougoslave ont été sans précédents dans l’histoire et porteurs de leçons précieuses pour les luttes actuelles. Il ne faut pas accepter les interprétations de sa destruction qui visent à en enterrer la portée subversive.

Une crise de l’autogestion – ou du système politique ?

En 1993 après l’éclatement de la Fédération et la désintégration du système yougoslave, l’économiste croate Branko Horvat évoquait les multiples « explications » courantes de cet échec[2] : échec économique ? Echec de l’autogestion ? Ou encore échec de la propriété sociale ? À cette énumération, il ajoutait le point de vue de certains économistes reconnaissant tout de même qu’il y avait eu un réel développement de l’économie, mais l’attribuant exclusivement à l’aide étrangère. « Aucune de ces explications » de l’échec « n’est correcte », écrivait-il, en soulignant l’ampleur des succès économiques jusqu’au début des années 1970[3]. Les causes de l’échec final « sont politiques » estimait-il. Il faut s’appuyer sur ce jugement, légitime et essentiel, quelles que soient les désaccords possibles quant aux solutions proposées par Branko Horvat, qui doivent être débattues comme les autres : l’important est qu’il affirme avec force la pertinence d’un projet socialiste autogestionnaire et qu’il a manqué en Yougoslavie un « système » permettant à l’autogestion et à la propriété sociale de surmonter la crise.

Je partage ce diagnostic mais je le préciserai ou le reformulerai en disant que l’échec est politique, non pas au sens où il aurait fallu évacuer « la politique » des procédures économiques et de la gestion de la crise ; ni même au sens où il aurait fallu écarter la Ligue des communistes de Yougoslavie et notamment ses dirigeants historiques du processus de gestion de la crise. Dans le système capitaliste comme dans ceux qui se réclamaient du socialisme, les crises révèlent des « économies politiques[4] » conflictuelles. Celle du capital, appuyée sur la domination de la propriété privée des moyens de production et sur de redoutables mécanismes et institutions mondialisée, ne dominait plus en Yougoslavie, même si ses pressions s’exerçaient. La révolution yougoslave avait permis que d’autres droits et critères soient dominants contre le capital, appuyés sur une propriété sociale dont la gestion réelle a évolué et oscillé entre étatisme bureaucratique et autogestion au plan des entreprises, entre plan et marché, mais avec quels pouvoirs de décision cohérents des autogestionnaires et des peuples concernés ? Mettre cette question – celle de la démocratie socialiste – au cœur de l’interprétation de la crise, ne veut pas dire qu’il existe des réponses simples, sans conflits. Mais les réponses que l’on cherche et qu’il est possible d’inventer sur la base de l’expérience et de la réflexion, dépendent de qui décide ?

La grande crise du capitalisme financier mondialisé de 2007-2009 a démontré l’échec de ses prétendues recettes « d’efficacité ». Mais elle n’en a pas été la fin. Plus que jamais, toutes les aspirations et droits remettant en cause le règne de l’argent-roi et de la concurrence marchande sont taxées de « rigidités » rétrogrades. Ce capitalisme mondialisé de plus en plus barbare nous ramène au 19e siècle en voulant criminaliser les révolutions et résistances anticapitalistes du 20e siècle et en les réduisant à leurs échecs. Ce système, de plus en plus porteur d’une violence destructrice à la fois de la planète et de droits sociaux fondamentaux, fait naître en son sein des monstres fascisants faisant de l’ « étranger » la cause de tous les maux. Faute d’alternatives progressistes, les populations sont piégées dans de faux choix binaires : mondialisation destructrice ou libéral-nationalisme xénophobe ? L’Union européenne (UE) ne protège ni de l’un ni de l’autre de ces pôles réactionnaires qui se nourrissent l’un l’autre et produisent l’un et l’autre un racisme structurel dont la composante islamophobe est de plus en plus universalisée : elle « légitime » de nouvelles guerres, de nouveaux murs, des politiques liberticides couvrant une guerre sociale planétaire. Contre ces utopies réactionnaires, mieux vaut s’atteler à tout ce qui est porteur d’utopies progressistes – c’est –à-dire non pas la destruction des droits, mais leur extension. C’est pourquoi l’expérience yougoslave, ses avancées et ses échecs, peut aider à penser un autre projet européen, combinant doits sociaux et nationaux égalitaires, à la fois contre une UE au service des marchés financiers et contre les pseudos alternatives nationalistes xénophobes.

Le système yougoslave reconnaissait des droits sociaux et nationaux sans équivalent. Mais sans « système » démocratique permettant de leur donner une « cohérence » et « efficacité » – selon quels critères en juger ? Les points de vue des populations concernées, elles-mêmes. En absence de mode de décision démocratique, ce sont dans les conflits, interprétés par le parti dominant, que des « économies politiques » contradictoires révélaient leur existence. C’est pourquoi, loin de proposer un « modèle économique » (contrairement à Branko Horvat), je me suis intéressée aux conflits et logiques contradictoires à l’œuvre derrière les différentes réformes du système yougoslave comme révélateurs de ces problèmes à résoudre, du point de vue d’une cohérence qui se cherchait : celle de la propriété sociale et des droits, autogestionnaires et nationaux reconnus. Avec des critères possibles de jugement : les moyens (institutionnels, socio-économiques, politiques) mis en œuvre dans les diverses réformes permettaient-ils de satisfaire les besoins et droits reconnus comme légitimes par les valeurs dominantes, socialistes et égalitaires, du système ?

Ma démarche sur ce plan, antérieure aux analyses de Michael Lebowitz[5], converge en grande partie avec elles, mettant en évidence des conflits spécifiques aux pays se réclamant du socialisme et dirigés par un parti unique régnant au nom des travailleurs. Au-delà des formes et périodes les plus répressives (qui ne peuvent durer), il s’agit d’analyser comment le règne du parti/Etat cherchait à se stabiliser au travers de ce que Lebowitz appelle un « contrat social » entre le « conducteur » (le parti dit « d’avant-garde ») et ceux au nom duquel il régnait sous pression d’une logique socio-économique alternative, celle du capital. Celle-ci, outre son existence extérieure internationale, pouvait s’engouffrer dans le système économique[6]. Je ne peux ici discuter[7] (au-delà de quelques remarques sur le cas yougoslave) le contenu historique concret du « parti d’avant-garde » et du « contrat social » ; mais il faut le faire de façon concrète, donc contextualisée, sous l’angle des orientations socio-politiques des divers partis concernés en y incluant la façon dont ils sont arrivés au pouvoir et leurs orientations nationales et internationales évolutives (pas les mêmes derrière le parti unique, du temps de Lénine ou de Staline ; ou encore derrière Ceaucescu, Tito, Mao ou Fidel Castro).

Les spécificités du régime titiste peuvent s’analyser en remontant au premier acte fondateur du nouveau système : la mise en place de l’AVNOJ, cette assemblée populaire des comités de libération nationale de tout le territoire : sa forme-même plurinationale constituait une critique de la première Yougoslavie ; et sa convocation en pleine guerre a répondu, par une puissante démonstration de force sur le terrain, au « partage du monde » qui se négociait dans les coulisses diplomatiques entre grandes puissances incluant Staline. En effet, les accords de Yalta prévoyaient un retour de la monarchie serbe réfugiée à Londres et soutenue par la résistance des tchetniks, dont l’antifascisme était tempéré par l’anticommunisme. L’AVNOJ refusa le retour du roi et proclama une république fédérative. La force politique du PCY (alors qu’il ne comptait guère plus de quelques 5000 membres avant la guerre) fut dans sa capacité de mobilisation populaire et multinationale à la fois contre ses adversaires internes (des tchetniks aux oustachis) et internationaux (des Alliés aux envahisseurs, avec leurs relais intérieurs respectifs) : ce sont les succès de la résistance organisée par les partisans qui forcèrent sa reconnaissance internationale par les Alliés. Et ces succès furent organiquement liés à la levée en masse des paysans dans l’Armée populaire yougoslave et aux comités de libération nationale. Leur base de masse populaire reposait d’une part sur leur structure fédérative préfigurant concrètement les droits nationaux reconnus dans la nouvelle Yougoslavie ; mais aussi, dans les territoires libérés, sur la distribution de la terre aux paysans pauvres et l’annulation des dettes des populations paupérisées.

La guerre favorisa les dimensions centralistes du rôle dirigeant du PCY, devenant monopole de pouvoir après la fin de la guerre. Mais elles se légitimaient par une victoire et des promesses crédibles associées à une puissante mobilisation révolutionnaire organisée sur le terrain, au plus proche des populations concernées. Même si l’introduction d’un modèle centraliste de type soviétique après la victoire a créé une discontinuité entre les Comités de libération nationale et l’autogestion, l’audace de la résistance des dirigeants communistes yougoslaves à Staline et leur choix de l’introduction de l’autogestion sont incompréhensibles si on analyse le PCY comme un « parti stalinien » en ignorant ce que furent son orientation et rôle dirigeant dans l’impulsion des formes organisées et populaires d’une révolution, dont la faucille et le marteau provoquait les messages furieux de Staline.

Dès lors, le « contrat social » entre la population mobilisée et le PCY (pour reprendre les termes de M. Lebowitz) porta sur des enjeux socio-économiques et nationaux, promesses de dignité et de mieux-être sur ces deux plans par rapport au passé et à l’environnement capitaliste, non sans impact populaire de la révolution d’Octobre en Yougoslavie. Les non-dits (sur les projets communistes et les conflits avec Staline) recouvraient l’histoire organiquement conflictuelle de Tito avec le kremlin stalinisé, mais aussi l’espoir légitime des dirigeants yougoslaves d’avoir le soutien du « grand frère » incarnant toujours la « forteresse du socialisme » : toute critique publique envers l’URSS fut réprimée comme « trotskiste » jusqu’à la rupture de 1948. L’auto-proclamation de Tito comme « premier stalinien » du monde et la reproduction du « modèle » soviétique jusqu’en 1948 témoignaient de ces ambivalences.

On les retrouvera dans l’introduction de l’autogestion en 1950, se revendiquant de la Commune de Paris contre Staline tout en réprimant les « kominformiens » prosoviétiques sur un mode stalinien (comme le raconte avec humour le film de Kosturic, Papa est en voyage d’affaire)… De même, furent enterrées les promesses d’auto-détermination faites aux combattants antifascistes albanais soudain prisonniers d’un cadre « yougoslave » après l’arrêt de tout projet balkanique. Pourtant, quand le conflit avec l’URSS s’éloigna, des droits réels autogestionnaires furent étendus au Kosovo où les Albanais connaitront un statut de quasi-république et des droits linguistiques majeurs. Ces ambivalences se manifestèrent dans toutes les réformes introduites du vivant de Tito et Kardelj : elles furent toutes des avancées de droits sociaux (désormais associés de façon spécifique à l’autogestion sur le lieu de travail) et nationaux – ce qui ne dit pas comment ces droits allaient se concrétiser et s’articuler[8]. Et chaque réforme fut introduite et interrompue « par en haut » sans remettre en cause le système de parti unique, malgré son assouplissement, donc en réprimant tout mouvement autonome.

Il est important d’illustrer cela sur la réforme dite du « socialisme de marché » auquel l’autogestion yougoslave est souvent, à tort, réduite[9] mais qui représente un tournant important du système. Elle fut introduite « par en haut » au milieu des années 1960 en supprimant toute planification, après quinze ans de forte croissance. Ses mesures s’inscrivaient dans le « contrat social » à double volets évoqué : augmentation des droits de gestion d’une part (par rapport à ce qu’ils contrôlaient dans la phase antérieure[10]) – mais dans l’horizon borné de l’entreprise : c’est le marché où opérait le nouveau système bancaire qui en devenait le coordinateur. Parallèlement, les droits nationaux étaient également augmentés – par des pouvoirs accrus des républiques et des congrès des Ligues des communistes républicains : les instances fédérales de l’Etat et de la LCY réduisaient leurs pouvoirs dans un système confédératif.

La radicalité de la suppression de la planification et de la réforme marchande est incompréhensible si on la sépare des pressions autogestionnaires contre tout plan perçu comme étatiste[11], et de celles émanant des républiques riches en faveur de plus de confédéralisation du système. Cependant il faut y intégrer un troisième « point de vue » qui va s’incorporer aux deux autres en accentuant leurs ambigüités et tensions. Il se rapporte aux grands débats économiques en cours dans l’ensemble des pays se revendiquant du socialisme dans la phase post-stalinienne, en quête d’une plus grande « productivité », sans mise en évidence de « l’économie politique » (donc des droits sociaux) dans laquelle s’insérait une telle quête.

Dans la première moitié des années 1960 de l’URSS à la Tchécoslovaquie en passant par Cuba, on vit au sein des partis communistes au pouvoir, une montée du poids d’économistes se revendiquant de Marx, comme Charles Bettelheim, ou encore, de façon plus éclectique s’insérant dans la continuité des débats entre Oscar Lange et l’école libérale autrichienne de Hayek. Sans détailler les diverses approches, soulignons ce qui importe ici : ces économistes proposaient des réformes de la planification (sans restauration de la propriété privée capitaliste) élargissant le rôle du marché pour augmenter la productivité et réduire les coûts. Ils estimaient que la recherche d’un « homme nouveau » dévoué à la cause du socialisme ou sensible aux stimulants moraux était une illusion inefficace. Il fallait selon eux introduire des stimulants monétaires marchands en s’appuyant sur les directeurs d’entreprises. Pour tout une partie d’entre eux, se revendiquant de Marx, comme Charles Bettelheim à l’époque du « grand débat cubain » de 1962-63, ces propositions correspondaient à « l’état de développement des forces productives[12] ». Ces intellectuels proches de Louis Althusser, marquant un renouveau de débats contre l’orthodoxie des partis communistes, se rapprochaient d’un maoïsme critique du « khrouchtchevisme[13] » contre les critiques trotskistes du stalinisme[14]. Ils se réclamaient de textes d’Engels ou d’un Marx de la « maturité » qui aurait rompu avec un humanisme naïf de jeunesse. Il en émergerait selon eux l’idée que la conscience des travailleurs, soumise aux contraintes du niveau de développement des forces productives, ne pouvait obéir à des comportements de « socialisation » non marchande de la production[15]. Ces économistes estimant que des rapports marchands dominaient en fait ce qu’on prétendait planifier, ils en concluaient au début des années 1960 que mieux valait de vrais stimulants marchands monétaires.

L’autogestion était absente de ces expériences et débats. Or, elle permettait une avancée majeure de l’expérience et de la réflexion, contre tout « déterminisme » économiciste[16] – l’autogestion avait été introduite dans un pays largement « sous-développé » de la semi-périphérie capitaliste ; et elle avait aidé à un remarquable développement. L’expérience et les différentes phases avaient permis de repenser et enrichir l’opposition du plan et du marché à partir d’un ancrage sur les droits reconnus aux travailleurs par un socialisme autogestionnaire.

Si le rejet de l’étatisme avait marqué le point de départ et l’essentiel des critiques de la première phase du système autogestionnaire, les effets produits par le « socialisme de marché » sous l’angle des droits autogestionnaires mettaient en évidence de nouvelles causes d’affaiblissement de l’autogestion dénoncées dans les luttes : multiplication des grèves contre le non-respect de ces droits par les directions d’entreprise alliées à celles des banques ; protestation contre des logiques inégalitaires non issues du travail fourni ; mouvement étudiant de juin 1968 à Belgrade en défense de principes autogestionnaires égalitaires et non marchands, dans les universités comme dans l’économie, contre les privilèges et les formes de « propriété de groupe », pour une « autogestion de bas en haut »…

2e partie

Quelle « communauté d’intérêt autogestionnaire » pour gérer le « bien commun », yougoslave ?

Plusieurs scénarios restaient encore possibles à la fin des années 1960 – tributaires de choix politiques face aux logiques socio-économiques et nationales à la fois combinées et en conflit.

Les pressions et courants centripètes en faveur d’une transformation capitaliste hostile à l’autogestion et à la propriété sociale s’étaient manifestés dans les alliances de forces technocrates et bancaires, d’une part ; mais aussi au sein d’une partie du mouvement croate de 1971, par la revendication d’une décentralisation de l’appropriation des devises issues du commerce extérieur.

La direction titiste (avec un rôle essentiel de Tito en « arbitre » politique et d’E. Kardelj en théoricien et rédacteur des amendements constitutionnels) affronta cette crise majeure avec tous les traits marquant le « contrat social » issu de la révolution, évoqué plus haut. Il est impressionnant pour s’en convaincre, de lire les rapports de Tito et Kardelj ainsi que les textes de compte rendus des travaux du 2e congrès des autogestionnaires convoqué en 1971 à Sarajevo[1]. Je voudrais y revenir ici en considérant que je l’ai (à tort) largement ignoré à l’époque. Car j’étais alors d’abord sensible à la répression exercée (sous les formes « titistes ») contre tous les courants de la gauche marxiste et libertaire ou syndicaliste qui avaient dénoncé la montée des inégalités et d’une « bourgeoisie rouge » technocratique et bancaire. Tito était certes venu féliciter les jeunes étudiants du juin 1968 de Belgrade pour leurs convictions socialistes autogestionnaires, mais leurs dirigeants et leur mouvement furent réprimés. Les enseignants du courant Praxis, tenus pour responsables des « dérives » des jeunes, étaient également sous pression répressive, bien que l’autonomie autogestionnaire des universités rende la mise au pas difficile. Sans perdre leur droit à la recherche et être emprisonnés, ils furent néanmoins bientôt interdits d’enseignement. Comme eux, sans doute, j’ai perçu à l’époque ce congrès des autogestionnaires comme une opération « ficelée » – ce qu’elle était, puisqu’ayant réprimé toute expression autonome critique.

En quoi s’agissait-il pourtant d’une expression exceptionnelle au sein du monde communiste, de ce « contrat social » à la fois progressiste et aliénant, d’une direction communiste se revendiquant à nouveau de la Commune de Paris (discours de Tito), d’une émancipation des travailleurs qui « doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et d’une unité plurinationale qui doit dénoncer les nationalismes étroits mais accorder plus de droits à chaque nation (discours de Kardelj). On trouve dans les deux cas une dénonciation de l’étatisme, du bureaucratisme et (désormais aussi) des courants technocratiques et bancaires s’appropriant de façon illicite une partie du produit social, avec une orientation dénonçant l’affaiblissement de l’autogestion. Discours et poudre aux yeux idéologique seulement ? Loin de là : le congrès visait à légitimer dans la classe ouvrière les mesures concrètes et amendements constitutionnels.

Les deux composantes du « contrat social » de la révolution y sont explicitement évoquées, notamment dans le discours introductif de Tito : « Pour la Yougoslavie socialiste il n’y a pas de dilemme quant à la primauté du fait national sur le fait classe ou inversement. Négliger l’un ou l’autre serait tout aussi nocif qu’inadmissible pour la communauté multinationale yougoslave » (2e congrès…, art. cité, p.21). Il ajoute que l’unité des intérêts des travailleurs est « le ciment » du système, qui doit pouvoir résister à l’accroissement des droits qui va être reconnu aux Républiques. Pourtant, l’inquiétude transparait à cet égard dans le discours de clôture (p.186). Tito y souligne « les frictions entre Républiques » et le choix des amendements constitutionnels d’accroître leurs pouvoirs, en ajoutant : « Nous verrons comment leurs responsables se comporteront lorsque des compétences plus étendues auront été transférées aux Républiques. On s’en prenait jusqu’ici aux inconvénients de l’étatisme dans la Fédération, au gouvernement fédéral, à l’Assemblée fédérale, etc. Nous verrons ce qu’il en sera maintenant dans les républiques. » Et s’adressant aux délégués des travailleurs autogestionnaires : « Vous devez veiller à ce qu’un étatisme républicain ne se manifeste dans aucune de nos Républiques. Cela risque en effet de se produire. Si, dans les Républiques certains dirigeants venaient à oublier ce qu’ils disent aujourd’hui […] s’ils se laissaient aller à croire qu’en étant seule leur République pourrait mieux prospérer, ils se heurteraient à l’unité des autogestionnaires et des producteurs de toute la Yougoslavie » (p. 186).

Sauf que, dans les amendements constitutionnels, les chambres de l’autogestion ne seront introduites qu’au plan communal et républicain – pas au plan fédéral, ne donnant aucun poids institutionnel aux travailleurs autogestionnaires à cette échelle, sans doute parce que les pouvoirs républicains s’y opposaient. C’est donc, explicitement constitutionnalisé, le rôle de l’armée yougoslave et de la LCY qui sera plutôt renforcé. L’introduction de la « défense populaire généralisée » fut soulignée au congrès des autogestionnaires, p. 178-179) comme consolidation du système dans une optique d’« autodéfense ». Contre quels ennemis externes ou internes ? La mesure fut introduite après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie – ce qui désignait la menace externe (en pratique inexistante contre la Yougoslavie). Mais ce sont les activistes des divers mouvements autonomes et leurs « inspirateurs » supposés membres de la LCY qui furent de fait mis en quarantaine dans les exercices de mise en place de cette « Défense populaire », donc désignés comme menace. Le discours final de Tito évoque en conclusion la LCY : « Nous devons la réorganiser », dit-il. Dans quel sens ? « Nous devons en écarter tout ce qui n’y a pas de place. En effet il n’y a qu’une seule et même idée du communisme, du socialisme, du marxisme. Cette idée doit imprégner, dans une mesure égale, les organisations de la Ligue des communistes dans toutes nos Républiques. Elles doivent se fondre en une seule. L’orientation idéologique du développement social doit être unique dans toute la Yougoslavie » (p.186).

On ne peut plus clairement exclure tout débat légitime – après avoir pourtant souligné les inévitables erreurs et tâtonnements du passé…

En critique de ce point de vue, je reprendrai un extrait de ce que Rosa Luxemburg écrivit (de sa prison) en 1918 en défense de la révolution d’Octobre mais contre toutes théorisations exprimées par Lénine et Trotsky pour limiter les libertés démocratiques (à l’extérieur du Parti bolchevik ou en son sein). Tout en distinguant les actes d’autodéfense concrets contre une agression spécifiée, et ceux qui prétendaient être adéquats à la construction du socialisme, elle affirmait avec lucidité : « La condition que suppose tacitement la théorie de la dictature de Lénine et Trotsky c’est que la transformation socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a en poche une recette toute prête, qu’il ne s’agit plus que d’appliquer avec énergie. Par malheur – ou, si l’on veut, par bonheur –, il n’en est pas ainsi. Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. »

La présentation faite au congrès des autogestionnaires de 1971 de ce qu’avaient été les différentes étapes du système, la place du plan et du marché, est tout sauf d’une lumineuse clarté. Je n’en citerai qu’un exemple, concernant le « développement des rapports socio-économiques » (p. 59) : « L’aboutissement » des transformations recherchées, « doit être une économie de marché à la fois planifiée et autogestionnaire »… Pour cela, « il est indispensable que le marché et le mécanisme de marché soient relativement autonomes dans toutes les sphères ». Mais, « selon les délégués du congrès, il faut également renforcer les éléments de planification qui sont conformes à la logique d’une économie de marché planifié ». Comprenne qui pourra ! Mais c’est dire que sur les deux éléments clés du système (comment exprimer le point de vue social des autogestionnaires de façon transnationale face aux pouvoirs républicains, d’une part ; et d’autre part quel impact précis d’une logique autogestionnaire sur le fonctionnement du marché et du plan ?) rien n’était clair ni simple. Et pourtant Tito annonçait que le débat devait être exclu, de la LCY, donc a fortiori au sein même de ce congrès des autogestionnaires, pour ne pas parler plus largement de la société.

Après un coup d’arrêt répressif contre le « printemps croate », sa revendication d’une décentralisation au plan républicain du contrôle du commerce extérieur, donc des devises fut satisfaite puisqu’elle était perçue et présentée comme un droit « national ». Pourtant, un vaste débat aurait pu mettre en évidence la « chaîne du travail social » permettant de produire contre les devises des touristes des services de restauration d’un hôtel de la côte adriatique ou d’exporter également contre devises un produit incorporant des matières premières venant de l’intérieur du pays. Contre les défiances envers « Belgrade » qui centralisait les devises, on aurait pu établir un fonds plurinational de devises en le plaçant sous contrôle pluraliste et publique. De même les nouveaux liens établis avec l’Albanie voisine après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie et l’élargissement des droits des Albanais du Kosovo notamment l’enseignement dans leur langue jusqu’à l’université, aurait pu s’accompagner d’une orientation visant à l’établissement de liens confédéraux balkaniques avec l’objectif de consolider sur des bases égalitaires et démocratiques l’attachement des Albanais du Kosovo au cadre yougoslave qui avait augmenté leurs droits, sans en faire des citoyens de second ordre.

Mais la répression des manifestations et l’étouffement des débats ne produiront qu’ambiguïtés et logiques contradictoires de la Constitution, sans rien régler.

Globalement : comme cela fut dit à l’ouverture du congrès des autogestionnaires, il était crucial de mobiliser la base populaire de ce système, tous ceux et celles qui voulaient maîtriser la crise dans le sens d’un approfondissement des droits sociaux et nationaux, de façon égalitaire et solidaire : la jeunesse étudiante, manifestant contre la « bourgeoisie rouge » et pour l’autogestion de base en haut en juin 1968, les syndicalistes et autogestionnaires mobilisés contre les inégalités et le contournement des droits autogestionnaires, les intellectuels du courant Praxis analysant de façon critique l’aliénation de l’autogestion par l’étatisme et par le marché, les citoyens et citoyennes que Branko Horvat chercha à mobiliser dans une « Initiative démocratique yougoslave » face à la crise du Kosovo…

La direction de la LCY a de fait reconnu la légitimité et la pertinence de leurs revendications lors de ce congrès des autogestionnaires – tout en les traitant comme des menaces. Les propositions émanant notamment de ces courants furent – et sont – des atouts majeurs non pas pour supprimer les conflits et difficultés d’un système autogestionnaire, mais pour établir des procédures démocratiques et populaires permettant à une « cohérence » de droits et d’aspirations à la dignité et à l’égalité de servir à la fois de finalités (critères) et de moyens démocratiques de gestion des problèmes. Résumons-les en y intégrant quelques remarques ;

Les droits autogestionnaires ne doivent pas être conçus seulement sur le lieu de travail et tributaires d’emplois qui peuvent et doivent être évolutifs (à la fois du point de vue des choix libres individuels et sous l’angle des besoins à satisfaire). Ils doivent donc être un droit des « citoyens » à la fois comme producteurs et comme usagers, concernés par les grands choix de la planification autogestionnaire et non pas seulement par ceux de leur poste de travail.

Cela est permis par la « socialisation » des grands moyens de production et les processus coopératifs d’association des petits propriétaires privés à des projets communs.

Outre les chambres de l’autogestion à tous les niveaux territoriaux, les « Communautés d’intérêts autogestionnaires » également fonctionnelles à différents niveaux territoriaux sont un moyen de concrétiser une autogestion de biens ou services par leurs producteurs et usagers associés aux représentants des pouvoirs publics au niveau territorial considéré.

Contre l’étatisation de la propriété sociale et du plan, et contre la dynamique marchande atomisant l’entreprise en « propriété de groupe », une « planification autogestionnaire » ne peut ni ne doit (heureusement) « encadrer » et déterminer tous les choix ! Dire qu’il revient aux autogestionnaires de décider des objectifs planifiés n’indique pas à quel niveau ces choix devraient se réaliser pour être efficaces. Il faut en débattre en fonction des finalités et de l’expérience. Des objectifs planifiés peuvent être nécessaires et efficaces à différents niveaux (au sein des lieux de production, entre eux, à différentes échelles territoriales. Les procédures peuvent se combiner. L’une « par en bas », peut être locale et « remonter » vers l’association coopérative de diverses unités autogestionnaires, pour des projets particuliers : des « Communautés d’intérêts autogestionnaires » spontanées peuvent ainsi se former, incluant les producteurs, usagers et pouvoirs publics concernées par le projet. L’autre procédure doit être organisée au plan national ; elle vise à déterminer les grandes finalités, droits et priorités de la société toute entière (compte tenu de ressources données) – assortis de financements via des fonds d’investissements publics ad hoc. Elle concerne l’ensemble de la société et des procédures de choix des autogestionnaires comme citoyens, producteurs et usagers.

Les Chambres de l’autogestion peuvent avoir pour fonction de coordonner les différentes initiatives et besoins et d’en débattre à différents niveaux ; et l’on peut imaginer une publicité de ces débats, un rôle des experts et des contre-experts, des points de vue politiques et associatifs s’exprimant de façon organisée avant que de grandes options ne soient tranchées démocratiquement. Mais le rôle de ces chambres est aussi de contrôler l’application des choix. Des Observatoires de l’emploi, des inégalités et des enjeux environnementaux aux différents niveaux territoriaux pourraient éclairer l’analyse des résultats et rectificatifs à opérer : les droits, finalités environnementales et de justice sociale et objectifs de plein emploi (associés au droit au travail) devraient ainsi faire partie intégrante des critères de la planification autogestionnaire territorialisée. Celle-ci doit aider à la reconversion des emplois inadéquats sans perte de droits et sans « chômage », en intégrant les moyens d’une formation permanente aidant aux reconversions. Les outils de l’informatique peuvent considérablement aider à combiner souplesse décentralisée des pratiques et prise en compte de contraintes globales de ressources et de critères établis en commun.

Comme l’expriment sous divers angles les chambres de l’autogestion, la planification autogestionnaire, et les Communautés d’intérêts autogestionnaires, le « système » autogestionnaire doit donc aussi « irriguer » l’Etat en le « socialisant » à divers niveaux territoriaux : c’est une façon concrète de le faire « dépérir » en tant qu’instance « séparée » de la société – mais non pas avec l’idée que le socialisme serait la fin de « la politique » et des choix conflictuels (même après le dépérissement des classes), Il faut aussi céder d’identifier « coordination » à l’échelle de la société tout entière et « étatisme ». Les différentes formes de « représentation » d’intérêts conflictuels (nationaux, sociaux, de genre) doivent pouvoir être pensés de façon à permettre à la fois l’expression et la défense d’objectifs et intérêts spécifiques contre les discriminations, et l’élargissement des horizons dans la résolution concertée des conflits, sans être enfermé dans un « essentialisme » fermé à la pluralité des choix politiques au sein de chaque communauté.

Si l’autogestion yougoslave n’avait pas (encore) réussi à trouver son « système » démocratique efficace, le démantèlement de la propriété sociale et la marchandisation radicale des moyens de production fut la fin de toute autogestion socialiste et donc de la possibilité de choix démocratiques sur les grands enjeux socio-économiques, donc politiques de société. Mais la réduction du « politique » au pluralisme des partis et à la démocratie représentative va camoufler la dépossession à l’œuvre.

« Marché + privatisation = efficacité économique et liberté » ?

Telle fut l’équation des discours « libéraux ». Derrière un vernis initialement perçu comme démocratique contre l’étatisme bureaucratique, la réalité est tout autre. Mais chaque population est enfermée dans sa misère, sans percevoir tout ce qui a été commun dans son sort à celui infligé à tant d’autres, ailleurs, non seulement dans les nouvelles périphéries du système, mais en son cœur.

Le discours idéologique initial dominant les écoles de pensée néo-libérales à l’œuvre dans cette « globalisation » présentait le marché comme « naturel » et démocratique, favorisant la libre-entreprise individuelle contre l’Etat et les totalitarismes étatistes… Pourtant, contre ces « thèses » pseudo-scientifiques – et sans doute attractives pour certaines courants libertaires – nulle part dans le passé ou le présent, les « lois » transformant la nature, les êtres humains et la monnaie en marchandises ne se sont imposées « naturellement », sans Etats forts.

Ce fut d’ailleurs la dictature de Pinochet au Chili qui ouvrit l’ère du « libéralisme » (marchand). Partout dans le monde, les obstacles au libre marché furent levés par des États-gendarmes et militarisés, répressifs et sous pression des puissantes institutions d’une mondialisation financière et guerrière qui a étendu l’OTAN au lieu de la dissoudre. Contrairement à ce que prétendait le discours idéologique, il ne s’agissait nullement de « moins d’État » et de plus de démocratie mais d’une privatisation des Etats par les lobbies industriels et financiers protégeant par tous les moyens leur pouvoir prédateur. Les nouveaux pouvoirs d’États ce sont appuyés sur des rapports de forces défavorables aux populations subalternes pour démanteler tout État-social qu’il s’agisse de l’État-providence keynésien ou d’États se réclamant du socialisme – en voulant éradiquer tout choix politique en matière économique.

Tel était le sens radicalement anti-démocratique du fameux TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher au tournant des années 1980 – avant même les « Politiques d’ajustement structurel » du FMI, le démantèlement de l’ancienne Yougoslavie, la chute du Mur de Berlin et la mise en place de l’Union européenne (UE) et de ses critères néo-libéraux. C’est la même orientation qui est sous-jacente à tous les traités internationaux de prétendu « libre »-échange qui veulent imposer leurs propres règles et organes juridiques.

Mais dans les anciens pays se réclamant du socialisme, l’équation libérale « marché + privatisation… » a pris un contenu particulièrement opaque. Marché de quoi ? Privatisation de quoi ? Pourquoi ? Pour qui ? Derrière l’anonymat et le vague des formules, des droits et enjeux fondamentaux de société ont été camouflés par des stratégies de pouvoir sans aucune procédure démocratique en raison du basculement vers des « privatisations de masse » sans capital d’une majeure partie de la nomenklatura communiste. Elle put ainsi transformer l’État sans que la discontinuité soit perçue clairement par les populations : alors que les anciens pouvoirs d’Etat régnaient au nom des travailleurs et n’avaient pas le droit légal de privatiser le bien commun (qu’il soit géré de façon étatiste ou autogestionnaire), les nouveaux États vont pouvoir récupérer des parts majeures des entreprises pour les privatiser ensuite de façon clientéliste. Dans une fédération multinationale comme l’était la Yougoslavie le démantèlement de l’ancien système autogestionnaire est ainsi passé à la fois par une étatisation de la propriété sur des bases nationalistes et par l’actionnariat des « privatisations de masse » : aucun processus constituant démocratique n’a accompagné ce processus alors que la dernière Constitution yougoslave (de 1974) s’opposait à la fois à l’étatisme et aux formes de « propriété de groupe ». Les droits autogestionnaires qui ne dépendaient pas de rapports d’argent, vont être démantelés en les monétisant et en transformant les moyens de production en marchandises privatisées.

Mais n’allait-on pas au moins bénéficier des vertus d’un pluralisme politique ? Mais de quelle démocratie s’agit-il quand se succédèrent les alternances électorales sans alternatives réelles – ou de nouvelles formes de concentration d’un pouvoir hyper-présidentiel ? Quand les partis, sous toutes étiquettes, pratiquent finalement les mêmes politiques ? S’agit-il là seulement d’une réalité « balkanique » ou des pays d’Europe de l’Est ? Ceux-ci sont plutôt à « l’avant-garde » qu’à la traîne dans la concrétisation de bien des traits fondamentaux et critères d’efficacité que cherche à généraliser le capitalisme « réellement existant » et ses « experts ». Les discours de défense de l’état de droit sont de plus en plus à géométrie variable et contredits par la légitimation des « états d »exception » comme en France qui couvrent une terrible guerre sociale : le démantèlement du code du travail en France, après l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, montre combien l’enjeu ne concerne pas seulement les « périphéries » du sud et de l’est de l’UE. Partout, les questions sociales et économiques fondamentales sont exclues du débat démocratique puisqu’elles doivent relever de la « main invisible » du marché et des « experts », ou de traités de libre-échange qui ne protègent que la libre-circulation du capital.

La défiance du néolibéralisme envers la démocratie – qui donne trop de poids aux populations hostiles à « l’efficacité » marchande – fut explicitée sans fard par la variante « ordo-libérale » (souvent présentée comme allemande) de ces écoles de pensée[2]. En effet, contrairement aux thèses (mensongères) affirmant que la concurrence marchande est une « loi naturelle », l’ordo-libéralisme reconnaît qu’il s’agit d’une construction historique et socio-économique dont les « règles » se heurtent à de fortes résistances. Ceux qui pensent aujourd’hui encore qu’il s’agit d’un mécanisme « efficace » doivent donc l’imposer par des institutions fortes, et (mieux) les inscrire dans le marbre des constitutions. Mais l’idée que « trop de démocratie » empêche le fonctionnement de la concurrence marchande est partagée par tous les courants qui ont appliqué ces politiques, comme l’a souligné David Harvey[3].

Comme le dit philosophe hongrois Gaspár M. Tamás le règne du marché est encore plus violent dans les anciens pays socialiste qu’en Occident ; mais la destruction des droits sociaux et de la « démocratie libérale » qui étaient associés au capitalisme occidental de l’après Seconde guerre mondial relève d’un passé où s’exerçait la pression interne/externe du communisme[4] : « Western European labour legislation has followed Soviet and socialist legal patterns from the 1920s, so have legal measures concerning gender equality and family law. This is proven by recent legal-historical scholarship. Paradoxically what is lacking from liberal democracy today, is socialism. This is the reason why there is no countervailing force that keeps liberal democracy democratic. Today´s ruling classes are not threatened from within. Thus, they can do what even fascists wouldn’t dare to do. They are smashing real wages, pensions, welfare systems, public schools, free healthcare, cheap public transport, cheap social housing and so on. Who will stop the ruling class ? »

La majeure partie des pauvres est désormais au cœur de la population « active » y compris dans les pays capitalistes développés ; la montée du chômage de longue durée est camouflée par la sortie « statistique » de la « population active » de même que la flexibilité imposée n’apparaît pas dans les chiffres officiels de l’emploi. Les « travailleurs pauvres » incluent de plus en plus de pseudo-entrepreneurs individuels théoriquement « libres » de tout patron et de fait sans droits, soumis aux commandes des firmes qui externalisent leurs emplois pour ne pas avoir à en payer les « charges sociales », trop « couteuses ». Les femmes, les personnes âgées, les jeunes, les populations racialisées sont au cœur de cette précarisation « efficace ». Quels critères d’efficacité – déterminés par qui ?

La réalité qu’il faut faire apparaître est que « l’économie politique » du capital ne peut être la même que celle des travailleurs, des populations subalternes, ou de ceux et celles qui mettent la défense des droits sociaux et de l’environnement au-dessus des « valeurs » de la Bourse et du marché.

Une nouvelle « architecture » des droits mondiaux du capital cherche à s’imposer au travers de tous les traités de pseudo « libre » échange : elle s’exprime avec son vernis scientifique au nom de l’efficacité (donc de la primauté) des « droits » de la concurrence contre la protection de la planète et contre les droits sociaux. Le capitalisme du 21e siècle démantèle ainsi de fait la Déclaration universelle des droits humains ou les droits reconnus dans les constitutions démocratiques élaborées sous pression des rapports de force du 20e siècle.

Mais les résistances s’expriment de multiples bords, en défense d’une architecture alternative de droits fondée sur une justice sociale et environnementale.

L’appropriation des villes par leur population – de Barcelone[5] à Valparaiso[6] en passant par Zagreb ou Belgrade – gagne à la mise en réseau des « villes rebelles » (Harvey, 2015)[7] pour mieux résister aux pièges d’un capital financier qui fait feu de tout bois en brisant les logiques solidaires. Le « municipalisme » peut ainsi résister au localisme qui favoriserait les villes riches se désintéressant des plus pauvres ou ignorant au sein d’ilots protégés, les entreprises qui licencient et la privatisation des services. La logique de résistance à la concurrence marchande et aux privatisations est efficace quand elle se renforce par l’extension et la mutualisation des droits acquis contre les critères dominant de gestion, de financement pour les délégitimer. Les avancées locales, popularisées par les réseaux, servent alors d’exemples et de points d’appui pour s’étendre ailleurs en défense de droits fondamentaux et concrets. Ainsi, les mobilisations contre les expulsions de familles victimes de crédits toxiques des banques sont reliées au « droit à un toit » et au contrôle des banques ; l’analyse des politiques fiscales des Etats et de leurs dettes[8] est reliée à la défense de droits fondamentaux bafoués par des dettes « illégitimes » qui servent à démanteler ces droits. D’autres choix sont donc possible, en matière de fiscalité comme de dépenses publiques. De même, l’exigence d’ouverture des livres de comptes doit s’exprimer contre les entreprises qui licencient ou « délocalisent » alors que flambent les dividendes. Il s’agit partout de mettre en évidence les critères occultes, les modes de financements qui favorisent les rentiers, l’« économie des travailleurs » qui serait possible et efficace, y compris dans la récupération d’entreprises contre la logique du capital[9].

Cette question des critères d’efficacité – mode de financement, organisation et conditions de travail, finalités de la production, critère de distribution des biens et services produits – est au cœur des questions soulevées par l’autogestion socialiste – et aujourd’hui par les luttes en défense des « communs » : ce sont des « communautés d’intérêt autogestionnaires » (pour reprendre les termes utilisés dans la Constitution yougoslave de 1974) qui sont au cœur de ces enjeux. A quelle échelle ? Avec quels pouvoirs ?

Toutes les expériences partielles de résistance dans/contre le système dominant sont limitées par un environnement hostile et des rapports de force souvent défavorables ; et elles peuvent être « récupérées » de diverses côtés, comme l’analyse fort bien Silvia Federici[10], et piégées en l’absence d’un « système autogestionnaire » qui les légitime, aide à les étendre ou à en corriger les défauts. Mais ces expériences partielles peuvent aider à penser d’autres rapports humains et à modifier les rapports de force en s’insérant dans des réseaux de résistance partageant les mêmes objectifs. Les communautés concernées, auto-organisées, peuvent réfléchir ensemble aux moyens et échelles territoriales permettant des choix solidaires « efficaces ». C’est ce qui a manqué à la Yougoslavie pour que les peuples et autogestionnaires dont la révolution était le « bien commun » puissent en maîtrisent les conflits et dysfonctionnements selon leurs propres critères d’efficacité et leurs priorités.

[1] Ce texte a été écrit comme introduction à un livre publié en octobre 2017 en Slovénie, regroupant plusieurs de mes articles sur l’expérience autogestionnaire yougoslave, notamment le texte produit en 2010 « pour une appropriation plurielle » de cette expérience, en contribution au congrès de la CNT http://www.europe-solidaire.org/spi...

[2] Branko Horvat (1993), « Requiem For the Yugoslav Economy », https://www.dissentmagazine.org/art...

[3] « Before World War II, Yugoslavia was extremely underdeveloped. However, because of rapid development, by 1968 Yugoslavia had surpassed the prewar level of production and consumption of the most advanced European countries. From 1953 to 1965, the annual rate of productivity growth was 4,7 %, as compared with that of European capitalist economies (3.3 percent) and statist economies (3 %). Productivity growth was probably the highest in the world during that period. At the same time the relative indices of the basic welfare of the population (life expectancy at birth, education, and health services) were much higher than those of capitalist countries, but also substantially higher than those of welfare states. In fact, around 1971 they were the highest in the world », ibid.

[4] C’est à juste titre ce que met en évidence Michael Lebowitz (2003), Beyond Capital : Marx’s Political Economy of Workers, Londres, Palgrave Macmillan.

[5] Lebowitz A. M. (2012), The Contradictions of « Real Socialism » : The Conductor and the Conducted, New York, Monthly Review Press.

[6] Il faut évidemment discuter dans chaque cas et contexte comment se manifestent les logiques en tensions. Je l’ai fait quant à moi dans mon travail de doctorat portant sur « les logiques contradictoires de l’accumulation yougoslave », publié sous le titre Le marché contre l’autogestion. L’expérience yougoslave (Publisud/La Brèche (1988) ; et j’ai appliqué une approche similaire dans la comparaison des contradictions de la planification de type soviétique, ses réformes (sans autogestion) et les différentes réformes yougoslaves dans Plan, marché et démocratie, l’expérience des pays dits socialistes (1988).

[7] J’ai présenté une discussion de l’approche de Michael Lebowitz dans un exposé en anglais sur ce sujet fait en Slovénie en 2014 à l’Institut d’études sociales, voir https://www.youtube.com/watch?v=s0A....

[8] Autrement dit, parler d’avancée de droits n’implique pas qu’ils soient sans contradictions et fragilités.

[9] De 1950 à 1965, l’autogestion était combinée à un plan portant sur les grandes proportions des branches (appuyé sur des fonds d’investissements) ; le « socialisme de marché, sans plan, fut appliqué bien moins longtemps, de 1965 au début des années 1970, des amendements constitutionnels (présentés dès 1971 et finalisés en 1974) remettant en cause cette réforme au profit de la « planification autogestionnaire », dans un contexte de crise.

[10] Le surplus social qui allait aux fonds d’investissement fut distribué entre les fonds des entreprises autogérées et le nouveau système bancaire supposé orienter de façon plus efficace les investissements sur la base de critères marchands ;

[11] On peut trouver sur un site d’archives libertaires, la reproduction (en 2013) d’un article de libertaires yougoslaves datant de 1969 qui incitaient leurs camarades à revoir leur appréciation négative de la LCY et de l’autogestion yougoslave. Voir http://www.la-presse-anarchiste.net.... Leur enthousiasme pour ces réformes marchandes reflète largement l’hypothèse attractive mais fausse, que le marché serait favorable à l’autogestion. D’où une approche positive du « socialisme de marché, voire de l’actionnariat marchand des années post-communistes, sans voir que l’un et (surtout) l’autre ont été des pièges destructeurs d’une cohérence autogestionnaire progressiste. Voir ma contribution « pour des bilans pluriels » pour le centenaire de la CNT.

[12] Bettelheim, C. (1971), « On socialist planning and the level of the development of the productive forces », dans Bertram Silverman (éd.), Man and Socialism in Cuba : The Great Debate, New York, Atheneum.

[13] En 1956, Khrouchtchev avait dans son rapport au congrès du PCUS dénoncé bien des crimes de Staline après être venu s’excuser à Belgrade des calomnies de Staline. La Chine de Mao, que Staline avait soutenue, avait adhéré à toutes ses calomnies – donc à la dénonciation de la Yougoslavie titiste comme « pro-impérialiste ». Le rapprochement de Khouchtchev avec un tel pays ne pouvait, selon cette grille de lecture, qu’illustrer le basculement « capitaliste d’État » de l’URSS. Les critères pour « prouver » ce caractère « capitaliste d’Etat » sont éclectiques (politiques ou économiques) et peu cohérents – sauf à réduire tout rapport de domination des travailleurs à du capitalisme ou encore toute utilisation de la monnaie ou de prix et l’absence de « socialisation » réelle et efficace de la production à la « preuve » que domine la « loi de la valeur ». Dans tous ces cas, c’est ne pas affronter ce qui est l’imprévu (marxiste) des rapports (non capitalistes) bureaucratiques, et les possibilités réelles d’utilisation durable (post-capitaliste) de la monnaie et d’un certain marché sans que dominent les rapports marchands.

[14] Elles-mêmes furent éclectiques dans leurs évolutions et analyses de l’URSS stalinisée et des révolutions surgies après Octobre 1917. Pour certains il ne pouvait y avoir de révolution dirigée par des PC après la stalinisation de l’Internationale communiste. Donc il n’y eut pas de « révolution sociale » en Yougoslavie et l’autogestion ne pouvait être qu’un instrument « pro-capitaliste » d’oppression des travailleurs. Pour d’autres, comme l’Internationale dirigée par Ernest Mandel, l’analyse concrète permettait de découvrir les différenciations des PC selon qu’ils refusaient (ou non) de se plier à la « construction du socialisme dans un seul pays » imposée par Staline : tel était le cas yougoslave, et avec un scénario différent de conflit à l’URSS, de la Chine et du Vietnam. L’introduction de l’autogestion fut soutenue (participation aux brigades pour aider le pays à se reconstruire) et étudiée avec beaucoup d’intérêt par les courants proches du « pablisme » et d’Ernest Mandel auxquels je me rattache. Ernest Mandel participa aux réunions internationales organisées par le courant Praxis et partageait sa critique de la double aliénation de l’autogestion par l’étatisme et par le marché, donc en faveur d’une planification autogestionnaire.

[15] Michael Löwy, comme Ernest Mandel, critiqua ces interprétations. Voir notamment Löwy M. (1970), « L’humanisme historiciste de Marx, ou relire le Capital », L’Homme et la société, vol. 17, n°1, 1970, p.111-125, http://www.persee.fr/doc/homso_0018.... J’évoque ce débat tel qu’il eut lieu à Cuba entre E. Mandel, C. Bettelheim et Che Guevara dans mon article : « Le communisme en mouvement » (2017). Lire aussi Ernest Germain (Mandel) : « The Law of value in relation to self-management and investment in the economy of the workers’ states » (1963), https://www.marxists.org/archive/ma... ; et E. Mandel, « Le grand débat économique à Cuba, 1963-1964 » (1987), http://www.ernestmandel.org/new/ecr...

[16] Signalons que C. Bettelheim a évolué radicalement dans divers sens au cours de cette décennie : il va rompre avec ses positions dans le débat cubain en soutenant la « révolution culturelle chinoise » : celle-ci adoptait avec une grande violence intolérante un « volontarisme » aux antipodes de l’ « économiscisme » en tendant à réduire les conflits et divergences à des conflits de classe capital/travail ; puis C. Bettelheim formulera ses Questions sur la Chine : après la révolution culturelle (Paris, François Maspero 1978), http://chinepop.chez-alice.fr/chine...

[17] Voir le 2e congrès des autogestionnaires de Yougoslavie, Međjunarodna Politika, Belgrade, 1972, avec les rapports de Tito et Kardelj et la présentation des différents rapports associés aux amendements constitutionnels.

[18] Cf. P. Dardot et C. Laval (2017), The New Way of the World : on Neo-liberal Society, Londres, Verso, p. 75. On peut noter l’évolution « ordo-libérale » des institutions de l’UE lorsqu’elles renforcent l’inscription de « règles d’or » de la concurrence dans les traités et constitutions – et le rôle d’institutions non élues comme la Commission européenne (CE) pour faire appliquer ces règles érigées en « valeurs » et « intérêt commun » européens. Naomi Klein a souligné la logique brutale antidémocratique des politiques financièrement répressives de « choc » imposées par le FMI. Voir The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism, Penguin, 2007, p.270.

[19] D. Harvey A Brief History of Neo-Liberalism, Oxford University Press, 2005, p. 184.

[20] https://mronline.org/2017/08/29/the...

[21] Voir le Manifeste, « La ville que nous voulons » élaboré à Barcelone, http://www.somosmuitas.com.br/index.html

[22] https://www.mediapart.fr/journal/in...

[23] http://www.jssj.org/article/villes-... non sans confrontation avec less projets de la finance et l’exploitation marchande de l’urbanité : Cities in the Hands of Global Finance, by Raquel Rolnik

[24] Le CADTM est le Comité pour l’abolition des dettes du tiers monde, devenu Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, www.cadtm.org. Étendant son réseau à l’échelle internationale – composante du mouvement altermondialiste.

[25] http://www.autogestion.asso.fr/?p=6491

[26] Federici S., (2011), « Feminism and the politics of the Commons ». En pdf sur le site : http://www.thecommoner.org/


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