La fin de la gauche en Israël ? (Par Pierre Puchot de MEDIAPART)

vendredi 9 janvier 2009.
 

Huit sièges sur 120. La cinquième force politique d’Israël. Un peu comme si le parti socialiste se trouvait distancé par le NPA et se traînait loin derrière l’UMP, le MoDem et le FN. Huit sièges à la Knesset, le parlement israélien. C’est le maigre butin promis au parti travailliste aux prochaines élections du 10 février 2009, selon les derniers sondages. Plus de la moitié des 19 députés travaillistes passeraient donc à la trappe : un traumatisme pour la gauche israélienne. Car c’est une véritable institution qui semble disparaître inexorablement du champ politique : le parti qui a fondé le pays et l’a guidé pendant trente ans, le parti de David Ben Gourion, premier dirigeant d’Israël...

Les sourires étaient donc peu nombreux parmi les militants travaillistes, vendredi 5 décembre, au moment de désigner leurs candidats à la députation. La liste n’a d’ailleurs rien de bien excitant : peu de nouvelles têtes, si ce n’est l’ancien journaliste d’Haaretz, Daniel Ben-Simon. À 54 ans, cet intellectuel brillant, qui compte de nombreux amis dans le milieu universitaire et notamment parmi les nouveaux historiens, a rejoint le parti travailliste à la veille des primaires, en juin 2008, pour être bombardé par les militants en 11e position. « J’ai fait ce choix d’adhérer au parti travailliste dans la période la plus compliquée et la plus dure de son histoire, confie Daniel Ben-Simon à Mediapart. C’est un parti qui a une structure et une pensée sociale et économique à laquelle je m’identifie, entre socialisme et social-démocratie. C’est le parti fondateur de l’Etat, qui a formé la base sociale, militaire et sécuritaire d’Israël. Ces dernières années, ce parti a été déboussolé. Il a perdu sa direction, il a perdu sa feuille de route. Il est très mal en point, dans une chambre chirurgicale, où il est en train de se fait opérer. Je l’ai rejoint pour participer à sa remontée dans la vie politique israélienne. Je suis là pour essayer de donner ce que j’ai appris dans la presse pendant 25 ans, afin de participer à une sorte de guérison du parti. »

Guérir le parti travailliste, est-ce encore possible ?

Aujourd’hui, « dire que le parti travailliste est en difficulté, c’est la litote du siècle ! » affirme pourtant Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France et ancien travailliste passé depuis au Meretz, l’autre parti de la gauche sioniste. « Il est en voie de disparition accélérée. Et c’est une véritable tragédie historique. C’est le parti qui a créé Israël. Mais aujourd’hui je pense qu’on peut dire "Kaddish" sur lui : c’est le temps de la prière des morts. » Selon la tradition politique israélienne, les primaires ne désignent pas la tête de liste. Vendredi, Ehoud Barak était donc déjà assuré de mener le camp travailliste aux élections. Ehoud Barak, le surdoué de l’armée, l’ancien premier ministre, l’homme de la faillite des accords de Camp David en 2000, l’actuel ministre de la défense d’Ehoud Olmert... Serait-ce lui, le nœud du problème ? « Le parti travailliste est en train de couler corps et biens, et Barak n’est pas le moins responsable de cette longue agonie, poursuit Elie Barnavi.

La perte d’âme et de substance du parti travailliste date certes d’avant son arrivée. Mais Barak a accéléré le processus après l’échec des négociations de Camp David. Ce fut une catastrophe. L’homme qui est censé se tenir à la tête du camp de la paix et offrir une alternative au Likoud et à Kadima a, au final, contourné Olmert sur sa droite. » Sur cette ligne, pour marquer la différence entre les deux partis de gauche, Haïm Oron avait fait d’Ehoud Barak sa cible privilégiée pendant la campagne pour son accession à la tête du Meretz. « Je suis contre les positions qu’adopte Barak quotidiennement en tant que ministre de la défense, déclarait ainsi l’actuel président du Meretz au début de l’année 2008 à Haaretz. Aucun check-point n’a disparu, en fait, on en a ajouté de nouveaux. Il n’y a pas de libération de prisonniers et rien n’a été fait pour faciliter la situation aux points de passage ni sur le plan commercial. Tout est bloqué, depuis l’autorisation d’ouvrir une garde dans un hôpital jusqu’à la fourniture en eau et en électricité. Rien n’a changé dans les Territoires occupés et Barak en est le premier responsable. Il n’a provoqué aucun changement au ministère de la défense. »

« Toutes les gaffes possibles »

Pointé du doigt par une frange de plus en plus importante des militants du « Labor » israélien, Ehoud Barak n’est néanmoins pas le seul responsable d’une déroute qui touche beaucoup de formations non communautaristes, jusqu’à la formation de centre droit, Kadima. Ces dernières années, beaucoup de cadres ont déserté un parti travailliste vieillissant, sans que la relève ne soit au rendez-vous. Aujourd’hui tombé à 59.000 militants encartés alors qu’il en comptait plus du double à la fin des années 90, le parti n’est plus en mesure d’afficher un soutien populaire en rapport avec son statut de guide historique de la vie politique israélienne.

Comment en est-il arrivé là ? Pour Uri Ram, professeur de sociologie politique à l’université Ben Gourion, « le parti travailliste n’est parvenu à se "connecter" à aucun des différents "segments" de la société israélienne : juifs orientaux, Russes, Arabes, orthodoxes, jeunes libéraux... En fait, tous ces groupes se sont mobilisés tour à tour contre le parti travailliste, qui n’est pourtant plus hégémonique depuis 1977. Autre point, le parti n’a pas réussi à apparaître porteur d’une politique propre, cohérente, tant au plan national qu’en politique étrangère. Enfin, le parti travailliste s’est accroché à sa veille garde de dirigeants, constituée d’anciens généraux. Et quand il a fait émerger un nouveau « type » de leader – Amir Peretz, un mizrachi (juif oriental) chef du syndicat Histadrut – il a vraiment gagné une popularité exceptionnelle tant dans le centre que la périphérie. Mais ce leadership a été réduit à néant quand Peretz a cherché à "jouer à la guerre" pour gagner en légitimité auprès des vieux généraux du parti, qui lui mettaient une grande pression en interne selon leurs propres critères, déconnectés de la société. »

Tout candidat à la députation qu’il est, Daniel Ben-Simon l’avoue franchement : « Le parti travailliste a fait toutes les gaffes possibles. Depuis 1977, lorsqu’il est "tombé", et pendant la montée du Likoud, le parti n’a pas su se réorganiser et, surtout, bâtir une nouvelle identité. Au lieu d’accepter d’aller à l’opposition et de rentrer dans une période de réflexion, ce parti a joint presque toutes les coalitions possibles, et surtout les coalitions de droite. Il a participé à toutes les bourdes possibles, dans les domaines économique, militaire, et même à la deuxième guerre du Liban, pour laquelle le parti travailliste s’est prononcé favorablement. Le parti a aussi grandement contribué au passage de la social-démocratie à cette espèce d’hyper-capitalisme israélien que nous avons aujourd’hui.

Après toutes ces gaffes, les gens se sont dit : si on veut un parti de gauche, on préfère aller directement au Meretz. Si on veut un parti de droite, on préfère aller au Likoud. Et le parti travailliste a commencé à perdre ses chefs un par un, ses électeurs et son idéologie. La base de la crise du parti aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas su se pencher sur lui-même pour se renouveler, et trouver le temps de présenter un nouveau visage aux électeurs israéliens. »

Spectateur de la décadence de la formation de Barak, l’autre parti de gauche sioniste, le Meretz, a accueilli plusieurs de ses cadres, comme Yossi Beilin, ancien négociateur du pacte de Genève qui a présidé le parti jusqu’au début de l’année 2008. Dimanche 14 décembre, ses militants désigneront les vingt candidats du parti qui tenteront d’entrer à la Knesset le 10 février. Parmi les candidats figurent Shaoul Eisenberg, l’ancien porte-parole de l’Association israélienne de football et ancien président de l’équipe de basket-ball d’Hapoel Tel-Aviv ; Abed el-Salaam Hassan, homme d’affaires et membre de la direction du Meretz ; et Mossy Raz, ancien député et ancien secrétaire général de La paix maintenant (entre 1994 et 2000), actuel président de la direction du Meretz. Une diversité qu’envient les travaillistes aujourd’hui. Tous ces candidats espèrent profiter de la dynamique intellectuelle qui entoure actuellement le Meretz, grâce notamment au soutien d’un collectif constitué autour de l’écrivain Amos Oz, un allié de longue date. Le Meretz porte-t-il en son sein « un nouvel élan pour la gauche et la social-démocratie », comme le souhaite Elie Barnavi ? Au contraire, c’est un renouveau en trompe-l’œil, explique le politologue Uri Ram. « Cette prétendue nouvelle gauche, portée par des auteurs et des intellectuels, ne propose rien de nouveau et ne changera rien, juge-t-il. C’est une nouvelle bulle, déconnectée de la réalité de la société israélienne. Ce sont même d’ailleurs les mêmes personnes qui ont fondé le Meretz il y a 30 ans. » Dans les dernières enquêtes d’opinion, le Meretz n’est d’ailleurs crédité que de dix députés, selon les projections les plus optimistes... Pas de quoi bouleverser les équilibres politiques. À eux deux, le Meretz et le parti travailliste récolteraient à peine la moitié des sièges promis au Likoud, le parti de la droite historique !

« Faire de la politique autrement »

À côté des deux partis de la gauche sioniste, émergent désormais des coalitions d’organisations ultra-minoritaires mais très dynamiques, à l’image du « Green movement ». D’inspiration altermondialiste, ce mouvement, qui organise sa première primaire vendredi 12 décembre, entend renouveler la manière de faire de la politique en se basant sur une approche participative et globale des enjeux qui traversent la société israélienne. « La principale différence entre le Meretz et le "Green Movement", explique Gershon Baskin, candidat à la députation, est que nous plaçons les enjeux environnementaux, que je préfère nommer les enjeux liés à la "qualité de vie", au centre de notre démarche et de ce que nous sommes, ce qui a pour effet d’étendre notre vision des choses et d’appréhender de manière globale les problèmes que rencontre la société israélienne. Nous ne sommes donc pas seulement, ou même principalement, focalisés sur le processus de paix israélo-palestinien, comme l’est le Meretz.

Notre champ de problématiques est beaucoup plus large et notre approche est beaucoup plus holistique. Notre approche de base de la politique et de la prise de décision est davantage basée sur la participation publique réelle et l’engagement de tous les militants, y compris sur les questions liées à la paix et la sécurité d’Israël, qui ne font pas l’objet d’une sacralisation particulière. Le fait qu’au sein du "Green Movement", tous viennent du monde des ONG ou du social, influence également notre vision de l’activisme politique et environnemental. » Après avoir annoncé 900 militants encartés au printemps, le « Green movement » revendique désormais « plusieurs milliers d’activistes », prêts à aller « taper à la porte du million d’électeurs israéliens qui ne votent plus, et qui ne croient pas encore qu’on peut faire de la politique autrement », affirme son porte-parole, Rami Livni. Mais, même portés par une dynamique militante jeune et enthousiaste, les partis de ce type ont peu de chance de faire une percée significative à la Knesset.

Dans ce contexte d’éclatement de la gauche, la droite triomphe. Le Likoud a réussi, par un tour de force de Benjamin Nétanyahou, déjà premier ministre en 1996 et véritable survivant de la politique, à rassembler son camp au-delà des dissensions et des contentieux personnels. Le Likoud est parvenu également à tenir à distance dans les sondages le regroupement des forces de l’extrême droite expansionniste qui, dans la foulée des actions violentes des colons en Cisjordanie, lesquelles entendent bouleverser cette campagne et marcher sur les plates-bandes de la droite traditionnelle. Sensibles à cette influence, les militants du Likoud ont d’ailleurs choisi, lundi 8 décembre, de donner une bonne place à leurs candidats issus de la droite extrême.

Un « cas d’école » pour la social-démocratie européenne

Pour contrer ce scénario catastrophe, la stratégie de Barak est de faire front commun avec Tzipi Livni, chef du parti de centre droit Kadima, contre le Likoud. Mais l’influence de Barak décline et tout dépendra du résultat des législatives du 10 février. « Il y a des membres du parti travailliste qui détestent l’idée d’être dans l’opposition, estime Daniel Ben-Simon. Ce sont des gens qui sont là pour "faire". Ils ont bâti l’Etat et ils pensent que, sans eux, il n’y a pas d’Etat. Si le parti travailliste reçoit moins de vingt sièges aux prochaines élections, je crois que la tendance générale sera toutefois d’aller dans l’opposition et d’y pousser Ehoud Barak.

Ce qui est en train de naître au sein du parti, c’est l’idée que, cette fois, l’option de l’opposition est valable, parce qu’il n’y a pas assez de soutien populaire. Mais au cas où le parti ferait plus de vingt sièges, il essaiera bien sûr de rejoindre une coalition ou de former un gouvernement. Dans ce cas-là, une alliance avec Kadima serait d’actualité. Le but étant de ne surtout pas joindre le Likoud. » Une perspective qui consterne le politologue Uri Ram. « C’est une stratégie qui a aussi fait sa perte, explique-t-il. Le "tous sauf le Likoud" a permis à Kadima d’exister en empiétant sur le terrain du parti travailliste. Ces deux formations sont d’ailleurs aujourd’hui les produits incertains d’idéologies de droite et de gauche. »

Une erreur que la social-démocratie européenne, et en premier lieu le parti socialiste français, devrait méditer, selon l’ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi. « Le parti travailliste est un cas d’école, il faut l’étudier avec beaucoup d’attention, conseille-t-il. Tout ce que je peux espérer, c’est que le parti socialiste français ne va pas connaître le même sort. Il y a une espèce d’israélisation rapide du PS, et je lui conseille vivement de regarder du côté du parti travailliste israélien pour apprendre ce qu’il ne faut pas faire. Et notamment, cette impulsion suicidaire qui lui fait mettre à mort un leader aussitôt qu’il est élu, qu’il a une légitimité. Un parti a besoin d’un programme, d’un leader, d’une direction claire. De ce point de vue, le parti socialiste est loin compte. L’évolution mortifère que j’ai observée au parti travailliste israélien, je la retrouve aujourd’hui au PS. »

11 déc 2008 Par Pierre Puchot de MEDIAPART


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