Leçons de la crise de 1929 Le protectionnisme et le contrôle des changes conduisent-ils à la guerre ?

lundi 2 décembre 2024.
 

Leçons des années 1930 pour comprendre la crise de 2008

Une crise de la globalisation

1929 2008 . La manipulation de l’histoire par les idéologues néo-libéraux

La pertinence des leçons des années 1930

par Jacques Sapir, économiste

Leçons des années 1930 pour comprendre la crise de 2008

L’ampleur de l’actuelle crise économique et financière n’a d’égale que celle de 1929. Elle affecte l’ensemble du système financier et monétaire international, qui a du faire face entre le 15 septembre 2008 et le début du mois de novembre à une crise des liquidités internationales sans précédant. L’ensemble des systèmes bancaires et financier est touché. Les effets sur les économies nationales se dévoilent aujourd’hui dans toute leur importance.

Si, au contraire de la crise de 1997-1999 les grands pays « émergents » (ceux que l’on appelle les BRIC, soit le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine) resteront capables de performances économiques acceptables (environ 3,5% de croissance en Russie et sans doute 7-8% en Chine), les pays développés sont entrés en récession.

Celle-ci s’annonce particulièrement sévère aux Etats-Unis où le PIB devrait se contracter de -2% à -3% durant 2009 et peut-être une partie de 2010. Les économies européennes seront elles aussi touchées, mais avec des différences significatives. Si la Grande-Bretagne et l’Espagne, qui avaient imité le « modèle américain » d’une économie très ouverte et financiarisée vont elles aussi connaître une récession très sérieuse, avec un recul du PIB certainement supérieur à 2%, la France et l’Italie devraient subir un choc de moindre ampleur. Notons cependant qu’il faut s’attendre à une contraction du PIB proche de 1% pendant la plus grande partie de 2009.

Quant à l’Allemagne, son modèle « neo-mercantiliste », fondé sur une contraction de la demande intérieure et la délocalisation des chaînes de sous-traitance dans les économies à faibles coûts du travail des « nouveaux entrants » de l’UE lui avait assuré jusqu’à présent de bonnes performances en matière de balance commerciale. Mais, on avait tendance à oublier que ce succès s’était payé au prix d’une montée du chômage et d’une baisse de l’investissement. La crise va affecter durablement aussi ce modèle et aura des conséquences importantes outre-Rhin.

La crise aura aussi des conséquences importantes dans les économies qui sont à la périphérie des grandes économies développées touchées par la crise. La récession a déjà transformé les Pays baltes, imprudemment désignés par certains comme les « petits dragons de la Baltique » en pays ne devant leur salut que dans les prêts du FMI.

L’effondrement Islandais, un pays qui avait appris par coeur la leçon du néo-libéralisme et avait joué à fond la carte de la financiarisation de son économie, est bien connu. Quant à l’Irlande, que l’on donnait en modèle de la réussite d’un pays européen combinant les réformes structurelles si chères au coeur des néo-libéraux avec une totale ouverture aux marchandises et aux capitaux en oubliant un peu vite l’ampleur des aides européennes reçues, elle était déjà cet été dans une récession de -1,5% du PIB.

Plus dramatique encore est le cas de certains pays du Maghreb ou de l’Amérique Latine. La violence de la contraction de l’activité en Espagne a pour conséquence une explosion du chômage qui touche en premier lieu les immigrés les plus récents. Les effets s’en font sentir au Maroc, mais aussi en Équateur. Le Mexique, dont la croissance était tirée par la consommation américaine va lourdement pâtir de la crise qui s’installe au nord du Rio Grande, sans oublier le fait que ses exportations souffraient déjà de la concurrence asiatique, et Chinoise en particulier.

La crise est bien mondiale.

1. Une crise de la globalisation

Cette crise trouve ses origines dans les déséquilibres de fond entre production et consommation qui se sont mis en place à la suite du précédent choc, celui de 1997-1999. Ces déséquilibres sont dans une très large mesure le produit de la libéralisation financière et commerciale, entamée dans les années 1980, et qui a connu son paroxysme dans les années 1990.

1.1. Les conséquences de la crise financière de 1997-1999

La crise de 1997-1999 a marqué un changement de régime dans l’ordre financier international2. La libéralisation de la finance internationale avait fragilisé les systèmes bancaires, conduisant à une instabilité financière de forte amplitude3. Sous l’impulsion des Etats-Unis et du FMI4, de nombreux pays – sauf la Chine – ont du adopter une convertibilité totale de leur monnaie, incluant le compte de capital. Or, une telle convertibilité totale, si elle favorise à l’évidence le développement des services financiers transnationaux, n’a que peu d’intérêt du point de vue du développement réel des pays considérés5. Elle accentue en réalité la dichotomie entre la logique financière et la logique du secteur réel des économies.

La crise de 1997-1999 est dans une très large mesure le résultat de la situation créée par la libéralisation financière. Elle a conduit de nombreux pays asiatiques qui avaient été les premières victimes de cette crise, à vouloir se doter de réserves en devises excessives pour se prémunir contre cette instabilité.

La Chine a adopté une politique similaire moins en raison de l’impact immédiat de la crise – la convertibilité limitée du Yuan l’en avait protégé – que parce qu’elle avait du éponger par un déficit commercial accepté vis-à-vis de ses voisins immédiats les conséquences de cette crises. La Chine avait été en 1997-1999 le grand stabilisateur de l’économie asiatique face à l’incurie du FMI qui s’était révélé incapable de gérer cette crise, et face à la pression des Etats-Unis qui avaient empêché la constitution du « Fonds Monétaire Asiatique » que le gouvernement japonais souhaitait mettre en place (avec l’accord implicite de la Chine).

Cette politique fut un succès et les réserves de change accumulées par la Chine et ses voisins immédiats se sont accrues de manière considérable. Cette politique a eu cependant un coût interne non négligeable, qui aurait pu être évité si l’on avait eu un système financier international plus efficace et moins instable6. La croissance des pays qui ont eu recours à cette stratégie aurait pu être mieux équilibrée, tant sur le plan social qu’écologique.

1.2. La « Déflation salariale » et la responsabilité du Libre-Échange

Mais, il y a eu aussi un coût pour l’ensemble du système qui a directement conduit à la crise actuelle. Pour accumuler les devises dans les quantités voulues, ces pays ont été poussés à développer des politiques prédatrices sur le commerce international. Celles-ci ont été mises en oeuvre par des dévaluations très fortes mais aussi des politiques de déflation compétitive limitant drastiquement la consommation intérieure.

Ces politiques ont eu un effet très puissant en raison du cadre de libre-échange généralisé mis en place par l’OMC. Celui-ci a induit un puissant effet de déflation salariale dans les pays développés. On voit dans la totalité des pays développés l’écart entre le revenu moyen et le revenu médian s’ouvrir. Pour certains pays, il y a stagnation absolue, et même régression du revenu de la majorité de la population. Pour d’autres, on est en présence d’un phénomène de paupérisation relative qui accroît le déséquilibre entre salaires et profits dans le partage de la valeur ajoutée.

Cet effet de déflation salariale s’est propagé par la menace des délocalisations conduisant les salariés à accepter des conditions sociales et salariales toujours plus dégradées au nom de la préservation de l’emploi. Il a d’ailleurs été fortement aggravé par l’irruption des logiques financières au sein des entreprises du secteur réel de l’économie dont le développement de la pratique des LBO (les rachats d’entreprises par endettement avec un fort effet de levier).

Si les politiques prédatrices de certains pays asiatiques ont eu un effet dévastateur sur les économies développées, elles ont aussi largement déstabilisé des pays en voie de développement. Contrairement aux affirmations faites au début des années 2000, les études quant aux effets du libre-échange montre que les gains induits par les règles de l’OMC pour les pays en voie de développement sont très faibles. On est ainsi passé d’un gain pour ces pays, estimé à 539 milliards de dollars dans le modèle LINKAGE de 2003 à 22 milliards de dollars dans le modèle GTAP de 20057. La version LINKAGE de 2005 réduisait elle aussi les gains à 90 milliards. Quant au « Cycle de Doha », qui a capoté en juillet 2008, il n’aurait rapporté aux pays en développement (incluant la Chine..) que 4 milliards de dollars suivant le modèle GTAP.

En fait, comme le groupe des pays « en développement » inclut la Chine et l’Inde, quand on prend en compte les divers effets de la libéralisation du commerce qui ne sont pas tous inclus dans les modèles GTAP ou LINKAGE, le bilan est directement négatif pour les autres pays, car le gain cumulé de la Chine et de l’Inde excède largement le gain des pays « en développement »8. Contrairement à ce qui est souvent avancé, le libre-échange n’a pas été un facteur de développement des pays les plus pauvres, et son effet sur la réduction de la pauvreté fortement surestimé, quand il n’a pas été le produit d’erreurs de calcul9. Il a par contre favorisé un effet d’éviction au profit de la Chine et au détriment de pays comme le Maroc ou la Tunisie dans l’accès au commerce avec l’Union Européenne, effet qui a été alimenté aussi par la montée en qualité des exportations chinoises10.

1.3. La crise d’endettement

L’emballement des mécanismes du crédit, qui ont techniquement déclenché la crise, résulte de la tentative de maintenir la capacité de consommation du plus grand nombre alors que les revenus stagnaient, voire baissaient (comme aux Etats-Unis pour le ménage médian). On voit en effet l’endettement des ménages s’accroître de manière spectaculaire dans tous les pays développés. Il atteint des sommets dans ceux qui se sont le plus engagés dans la logique néo-libérale. Ainsi, aux Etats-Unis passe-t-on en dix ans de 61% à 100% du PIB entre 1997 et 2007.

On dépasse les 100% du PIB en Grande-Bretagne et en Espagne (à partir de 2007). Cependant, même amoindri, le phénomène se retrouve dans des pays qui ont été plus réticents à adopter les « réformes structurelles » du néo-libéralisme. Ainsi, l’endettement des ménages a augmenté dans les dix dernières années de 33% du PIB à 45% en France et il a atteint 68%

L’accroissement de cet endettement, au moment même où les revenus de la majorité des ménages étaient tirés vers le bas, de manière relative ou absolue, par les effets de la déflation salariale ne pouvait que conduire à une crise d’insolvabilité. Il faut noter que dans de nombreux pays, la pression compétitive exercée par les politiques prédatrices, entre autres mais non uniquement des pays asiatiques, s’est traduite par un accroissement rapide de l’endettement des entreprises.

Ainsi, au moment même où les « formateurs d’opinion » mettaient l’accent sur le problème de la dette publique, en particulier en France, la véritable crise d’endettement prenait naissance chez les agents privés (ménages et entreprises). On peut constater dans le tableau 2 que l’endettement de la France est un des plus faibles parmi les pays développés et que, à l’exception de l’Italie, ce sont bien les agents privés qui sont à la base de l’explosion des dettes dans les pays développés.

Cette crise d’endettement des agents privés se produit au moment où les conditions de solvabilité des ménages sont directement menacées par la déflation salariale. C’est elle qui a conduit à la crise financière avec les conséquences que nous connaissons aujourd’hui. Cette crise d’endettement des agents privés découle directement des conditions de libéralisation du commerce international. On ne pourra donc pas y mettre fin sans toucher de manière substantielle à cette libéralisation. Elle a aussi été aggravée par les effets induits de la libéralisation financière. Cette dernière aussi devra être remise en cause si l’on veut sortir de la crise.

1.4. Une crise de système

Cependant, si l’on doit critiquer les politiques prédatrices et de dumping social et écologique qui ont été menées tant en Asie que dans certains des nouveaux adhérents de l’Union Européenne, il faut reconnaître qu’il ne fut jamais offert de choix à ces pays.

L’instabilité du système monétaire et financier international, découlant à la fois des politiques de libéralisation impulsées sous la pression américaine et de la manipulation de la monnaie de référence, le Dollar, par les Etats-Unis rendait inévitables de telles politiques. Ces dernières sont des ajustements à la globalisation que l’on a connue depuis le début des années 1980. C’est donc bien en cela que la crise que nous vivons aujourd’hui est une crise de la globalisation.

Cette dernière a créé une structure qui par son instabilité a engendré des crises locales. Ces dernières ont à leur tour donné naissances à des politiques d’ajustement qui ont renforcé cette instabilité et provoqué de nouveaux déséquilibres, dont la déflation salariale dans les économies développées est l’exemple le plus spectaculaire mais non unique. Ces déséquilibres ont à leur tour engendré des ajustements, les poussées brutales de l’endettement des acteurs privés, qui n’ont été possibles qu’en raison des conditions institutionnelles – la libéralisation financière et la déréglementation généralisée – issue de la structure de base. Ainsi le mode spécifique des crises locales qui caractérise la globalisation, loin de conduire à des ajustements stabilisants, induit au contraire de nouveaux déséquilibres dont les effets nocifs viennent s’ajouter à ceux de la structure initiale. Les crises se succèdent de manière de plus en plus rapide, et elles sont de plus en plus brutales. C’est donc bien la globalisation qui est la cause originelle de la crise que nous connaissons.

2. La manipulation de l’histoire par les idéologues néo-libéraux

Il ne fait pas de doute que tant le libre-échange que la libéralisation des mouvements internationaux des capitaux sera mise en cause dans les mois qui viendront. L’ampleur de la crise aux Etats-Unis ne laisse que peu de choix à la nouvelle administration, qui sera déjà confrontée à l’explosion du déficit budgétaire pour financer le sauvetage d’une partie du système financier. En Europe, il deviendra très rapidement évident que sans l’introduction de barrières douanières, à la fois au niveau de l’UE mais très certainement aussi entre les pays de la Zone Euro et les autres, on ne pourra contrecarrer la déflation salariale qui est fondamentalement à la base de la crise. Prétendre aujourd’hui mener des politiques de hausse des revenus salariaux sans en même temps instituer des protections douanières n’est tout simplement pas sérieux.

2.1. Qui est responsable pour la chute du commerce international dans les années 1930 ?

Or, ce retour vers le protectionnisme et des mesures de réglementation de la circulation des capitaux est dénoncé dans les milieux néo-libéraux (qu’ils soient « sociaux » ou non) comme le début d’un processus devant nous conduire à la guerre, comme dans les années trente. Il est souvent affirmé que les mesures de sauvegarde monétaires et commerciales prises à la suite de la crise de 1929 avaient contribué à l’aggraver en provoquant un effondrement du commerce international12. La contraction de ce dernier est une évidence, mais ses causes sont complexes. Une étude systématique des chercheurs du NBER montre que les droits de douane (le protectionnisme) n’a eu pratiquement aucun rôle dans l’effondrement du commerce international à partir de 1930. Les deux facteurs déterminants furent l’accroissement des coûts de transport et l’instabilité monétaire13. La hausse des coûts de transport est signalée dans une autre étude comme un des facteurs ayant une responsabilité importante dans les flux du commerce international14.

Il faut souligner le rôle dans la contraction du commerce international de la contraction de la liquidité internationale. D’un simple point de vue chronologique, il est évident que ce facteur fut décisif. La contraction de la liquidité est en effet concentrée sur 1930 (-35,7%) et 1931 (- 26,7%). Une mesure simple de la contraction du commerce réside dans le tonnage de fret maritime inemployé. On voit la proportion du tonnage inemployé augmenter rapidement jusqu’à la fin du 1er trimestre 1932 puis baisser . Elle se stabilisera par la suite.

L’essentiel de la contraction du commerce, telle que l’on peut la mesurer par l’évolution du fret maritime, se joue entre janvier 1930 et juillet 1932, soit avant la mise en place des mesures protectionnistes, voire autarciques dans certains pays. Un événement postérieur à un autre ne saurait en être la cause…

2.2. La question de la liquidité internationale.

La pratique des dévaluations compétitives est, quant à elle, une réponse à la pénurie de liquidités internationales qui se manifeste durant 1930. Celle-ci oblige de nombreux pays, confrontés à des sorties brutales de devises et d’or induites par la crise des banques américaines et au rapatriement des capitaux qui s’en suit, à tenter de dégager un solde commercial excédentaire à tout prix afin de dégager de cette manière les liquidités nécessaires. L’hypothèse des chercheurs du NBER d’un rôle important du Gold Exchange Standard dans les flux commerciaux doit ici être reformulée15. Ce qui est mesuré dans leur étude est l’impact d’un système monétaire international stable, réduisant les incertitudes et les coûts de transaction. Il est clair que le Gold Exchange Standard réunit ces conditions, mais ne peut en assurer la pérennité. En effet, les conditions de propagation de la crise montrent que ce système ne permet pas l’émission des liquidités nécessaires pour combattre la trappe à liquidité induite par la crise boursière puis par l’effondrement du système bancaire.

Les dévaluations qui ont lieu entre 1931 et 1934 sont très probablement excessives, mais c’est en raison du fardeau qui pèse sur la balance commerciale des pays considérés. Celle-ci devient en l’absence de sources internationales de liquidité (et ici se trouve la responsabilité du Gold Exchange Standard), la seule variable d’ajustement possible. Dans ces conditions, les mesures de sauvegarde qui sont souvent critiquées n’apparaissent pas comme une cause mais comme une conséquence. L’instabilité monétaire, qui tranche tant avec la situation précédente, est justement induite par le manque total de flexibilité induit par le lien à l’or.

Il faut noter que les accords de règlement bilatéral qui vont se mettre en place à partir de 1934/35, et qui sont souvent très critiqués, ont en réalité permis le maintien d’un flux de commerce international. Si de tels accords constituent des freins dans une période d’expansion de l’activité économique, ils constituent aussi des filets de sécurité en période de récession.

Le problème de la hausse des coûts du fret maritime, dont on voit qu’elle a un fort impact sur le commerce international, est à relier au problème de la liquidité. Les faillites bancaires atteignent aussi les compagnies d’assurance. Les conditions d’assurance du trafic maritime se détériorent et les moyens financiers des négociants maritimes se contractent brutalement. Ces conditions assurent à elles seules une partie de l’accroissement des coûts de transport. La hausse des prix du charbon utilisé dans la navigation maritime joue aussi, mais elle est en partie liée aux instabilités économiques issues de 1929 qui ont conduit à une contraction de la production. Foreman-Peck montre bien que la contraction des crédits, et en particulier des crédits au système commercial, est une cause majeure de contraction du commerce. La question de la liquidité est donc bien centrale16.

2.3. De l’idéologie libérale au négationnisme : la dangereuse pente des défenseurs de l’ordre international établi.

La lecture rétrospective de la contraction du commerce international des années 1930 qui accuse les politiques protectionnistes et les dévaluations se trompe (de bonne ou de mauvaise foi) de cibles. Mais ceci n’épuise pas les arguments de ceux qui veulent à tout prix éviter une remise en cause et du libre-échange et de libéralisation des mouvements de capitaux.

Certains d’entre eux en arrivent à prétendre que les mesures économiques protectionnistes prises à la suite de la crise de 1929 auraient été les causes de la seconde Guerre Mondiale17. Il faut, pour user d’un tel argument, soit une profonde méconnaissance de la nature du Nazisme et du Fascisme – il y a dans l’Allemagne Nazie une dimension pathologique spécifique 18 - soit une mauvaise foi qui est du même ordre que celle des auteurs Négationnistes. Le Nazisme n’est pas une radicalisation du nationalisme allemand de la période de Guillaume II, mais sa négation19.

Il est donc extrêmement inquiétant pour la qualité du débat intellectuel en France, mais aussi pour la capacité à trouver des réponses réelles et non imaginaires ou factices à la crise actuelle, que cessent les travestissements idéologiques de l’histoire. Ceci ne signifie pas que le recours à cette dernière soit inutile, bien au contraire.

3. La pertinence des leçons des années 1930.

Ce qui est vrai et important dans la situation actuelle est que la période des années 1930 a joué un rôle décisif dans la maturation des réflexions sur ce que devait être un système international monétaire et commercial. C’est à partir de l’analyse qu’il fit des évolutions de ces années que Keynes élabora les propositions qui servirent de base à la discussion menant aux accords de Bretton Woods. On doit se souvenir que les leçons que Keynes avait tirés des années 1930 allaient dans trois directions20.

3.1. Ordre monétaire international efficace et protectionnisme.

Keynes avait déduit à juste titre des processus du début des années 1930 l’importance capitale de l’alimentation en liquidité du système international. Ceci l’avait renforcé dans son opposition à toute forme d’étalon or et dans sa conviction que la monnaie internationale ne pouvait être qu’artificielle au sens où elle devait être détachée d’une monnaie nationale comme d’un lien avec une matière première. C’est ainsi qu’il se rallia à l’idée du « BANCOR » qui avait été émise à la fin des années 1930, même s’il proposa d’autres noms (dont « dolphin ») pour une telle monnaie internationale.

Mais, et le texte du projet de 1941 ne laisse aucun doute à ce sujet, un tel système ne pouvait fonctionner que si l’on tendait rapidement vers un équilibre des balances commerciales. Il fallait donc trouver des règles pénalisant et les stratégies de déficit (le pays cherche à vivre à crédit aux crochets du système) et les politiques de prédation (le pays cherche à piller ses voisins). La question de l’ordre monétaire, perçue comme la clé du commerce international passait donc aussi pour Keynes par la présence de mesures d’organisation de ce dernier qui ne sont pas compatibles avec le libre-échange. Ce dernier ne semblait possible et utile qu’entre des pays dont les structures économiques auraient été parfaitement homogènes.

Il faut ainsi comprendre le processus qui conduisit Keynes à adopter le principe du protectionnisme et à en faire un élément important de ses propositions. Il a évolué ainsi d’une position plutôt favorable au libre-échange qui avait été la sienne jusqu’en 1925-1926, vers une position admettant non seulement des formes de protectionnisme comme système permanent mais aussi des formes de protection se rapprochant de l’autarcie en cas d’urgence.

Une leçon clairement tirée par Keynes est que le libre-échange a épuisé son contenu positif au XXe siècle21. On doit ici signaler que la « Charte de La Havane » qui en 1948 institua une Organisation Internationale du Commerce, laissait de larges marges de manoeuvre en matière de protections douanières pour les États membres. Il faut ajouter que pour Keynes le protectionnisme permet aussi de rendre impossible des pratiques de concurrence ou de dumping fiscal entre pays voisins.

C’est un thème très présent aujourd’hui dans l’UE où ces pratiques conduisent en fait à la fragilisation générale des systèmes fiscaux. C’est en particulier cette menace permanente du dumping fiscal qui conduit les membres de l’UE à donner un rôle de plus en plus important à un impôt comme la TVA (avec même la variante dite « TVA Sociale »). Aujourd’hui, baisser la TVA, ce qui serait une manière de redonner aux ménages les plus pauvres du pouvoir d’achat et les aider à recouvrer leur solvabilité, reviendrait à détaxer en partie les produits importés, et contribuerait à aggraver les effets de déflation salariale. Des mesures de protection douanière, y compris au sein même de l’Union Européenne à travers le mécanisme des montants compensatoires monétaires permettraient de cibler spécifiquement les produits issus de pays pratiquant le dumping social, écologique et fiscal. De telles mesures redonneraient une plus grande flexibilité à l’instrument fiscal dans le cadre de la politique économique nationale visant au plein emploi.

On doit ajouter qu’elles ne sont pas contradictoires avec une logique de solidarité européenne. Les sommes collectées par ces montants compensatoires, au lieu d’aller dans les budgets des États les collectant pourraient soit alimenter les Fonds Structurels Européens soit alimenter 66. La première version de ce texte date d’octobre 1941. Il semble que Keynes se soit mis au travail sur ce projet lors de son retour de son voyage aux Etats-Unis en mai 1941.

3.2. Comment combiner coordination et souveraineté : la question du contrôle des changes.

La troisième direction, et qui est sans doute la plus importante, est que si une coordination entre États est nécessaire, celle-ci ne doit pas empêcher de mener des politiques nationales qui sont les seules légitimes. La question du lien entre responsabilité politique et légitimité est d’ailleurs au coeur de sa conversion au protectionnisme au début des années 193022. Toute architecture de coordination doit donc préserver cette liberté d’action ou être condamné à l’échec. De ce point de vue, le contrôle des changes joue un rôle clé dans les dispositifs imaginés par Keynes.

Il permet en particulier de stabiliser les taux de change (et de combattre la volatilité de ces derniers qui fut préjudiciable au commerce international) tout en laissant aux gouvernements nationaux la plus grande autonomie possible en matière de politique monétaire et budgétaire. Il permet aussi de construire un cadre de régulation de modifications des parités de change (les dévaluations et réévaluations) quand ces dernières sont nécessaires. Keynes expliquait de manière très nette que les changements de parité nécessaires sont une nécessité absolue quand les conditions de formation des prix diffèrent de manière importante entre deux pays. Il était donc opposé avec la plus extrême fermeté à la théorie d’une fixité des taux de changes tout comme il s’opposait à l’idée de laisser ces derniers être purement déterminés par des mécanismes de marché.

Or, on sait qu’une dynamique d’Eurodivergence se manifeste à l’intérieur de la zone Euro. Ceci peut sembler étonnant, car l’instauration de l’Euro comme « monnaie unique » avait en théorie pour fonction d’aboutir à une homogénéisation des économies de la zone. Le processus de divergence était cependant visible dès 2003. Ainsi, dès cette époque avait été reconnu par un des meilleurs partisans de l’Euro que si l’on assistait alors à une unification des marchés des dettes (les marchés obligataires), les espaces qui continuent de porter une trace, même lointaine, de l’économie réelle (telles les Bourses) restaient marqués par "la forte résistance des segmentations nationales"23.

Le passage à l’Euro n’a pas entraîné d’unification des prix entre les pays de la Zone, ni même de convergence dans les dynamiques inflationnistes ou encore les relations entre l’inflation et la croissance24. L’Euro aurait dû à la fois accroître la croissance et préserver l’Europe des turbulences économiques extérieures ; il n’en a rien été25. L’Euro n’efface pas les divergences nationales ni ne ralentit l’effritement du modèle social européen. Il en est ainsi non pas parce que l’Euro aurait été en soi et dès le début, une mauvaise idée, mais avant tout parce que le principe de la monnaie unique appliqué à des économies dont les structures – et donc la conjoncture – restent fortement hétérogènes était une erreur sans les moyens d’harmoniser rapidement ces structures26.

En réalité, ces moyens n’existent pas car ni les populations des pays concernés ni les classes politiques ne sont disposées à transférer à un quelconque pouvoir fédéral une capacité fiscale qui devrait être égale à peu de choses près à la moitié des budgets nationaux. Il en résulte qu’il ne peut y avoir de politique monétaire unique efficace pour l’ensemble des pays concernés. Ainsi, l’Euro fort pénalise lourdement l’économie française27, ce qui a été confirmé par une étude récente de l’INSEE qui chiffre à 0,6% - 1% de croissance du PIB le coût net de la surévaluation de l’Euro28, mais aussi l’Espagne (où le déficit de la balance courante excède les 10% du PIB) et l’Italie.

On doit constater rétrospectivement qu’un système européen où l’Euro eut été une monnaie commune et non la monnaie unique, chapeautant et encadrant des monnaies nationales dans un régime de changes fixes mais régulièrement ajustables, garanti par des contrôles sur les mouvements de capitaux, aurait été une réponse à la fois plus robuste et plus flexible pour assurer la croissance et maintenir des règles de coordination tout en respectant la spécificités des économies des pays concernés.

3.3. Peut-on réformer le système monétaire international avec les Etats-Unis ?

Il apparaît donc que, face à la crise qui se développe aujourd’hui, la combinaison du protectionnisme et d’un retour à des systèmes de contrôle sur les capitaux, de manière à stabiliser la convertibilité des monnaies sur la base des seules transactions commerciales de biens et services, apparaît comme la base de toute solution, comme ce fut le cas après la crise des années 1930. Mais, comme en 1944, une telle position ne peut que se heurter à l’opposition des Etats-Unis. Ceux-ci combattirent sans relâche les propositions de Keynes et imposèrent à Bretton Woods un système qui montra rapidement ses faiblesses.

On constate cependant que la question du contrôle des changes et des contrôles sur les mouvements de capitaux constitue un point immédiat de conflit entre les gouvernements qui souhaitent recourir à de tels mécanismes et les Etats-Unis29. La défense de la souveraineté économique n’est pas compatible avec les objectifs de la politique américaine. Robert Wade, qui a été un des grands spécialistes des stratégies industrialistes des pays asiatiques30, identifie ainsi la question du contrôle sur les mouvements des capitaux comme le théâtre des conflits à venir entre les Etats-Unis et les pays souhaitant conserver la souveraineté de leur politique écono31

Il n’y aura donc de réforme et de sortie de crise que sur la base d’un affrontement avec la politique américaine. Il peut imposer d’en passer par la constitution de zones régionales qui se fixeraient des règles différentes de celles prévalant aujourd’hui. En ce qui concerne l’Europe, la transformation radicale de l’Euro d’une monnaie unique en une monnaie commune pourrait éviter que les tensions internes induites par le processus d’eurodivergence n’atteignent un point de rupture. Le statu-quo actuel est certainement l’option la plus dangereuse économiquement, car elle empêche de lutter efficacement contre la récession) mais aussi politiquement car elle risque de provoquer un rejet massif du principe même de coordination entre les pays européens. Les partisans les plus acharnés de l’Euro, ceux qui refusent d’ouvrir le débat sur son évolution, en seront ainsi les fossoyeurs et ils enfonceront le dernier clou dans le cercueil qui enfermera le cadavre de l’idée européenne.

La coordination n’est possible que dans la mesure où elle sait prendre en compte les spécificités et respecter les souverainetés. Tout volontarisme sur ce point ne peut que conduire à des violences et des crises. Les années 1930 ne furent pas seulement celles de la « Grande Crise ». Elles furent aussi celles du « Haut Stalinisme », qui fut avant tout un volontarisme prétendant faire fi des impératifs de l’hétérogénéité économique et sociale du monde réel. On sait ce qu’il en advint.

Telles sont les véritables leçons des années 1930 qu’il nous faut prendre en compte pour porter remède à la crise actuelle.

par Jacques Sapir, économiste


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