Mai 1968 et la guerre du Vietnam

mardi 17 juillet 2018.
 

La guerre américaine fut véritablement criminelle et prouve encore une fois qu’on peut disposer d’un régime relativement démocratique sur le plan intérieur et se comporter de façon inhumaine et terroriste vis-à-vis de peuples considérés comme « inférieurs » : massacres, napalm, bombes à billes antipersonnel, défoliants, furent très largement utilisés cependant que la plupart des bâtiments du Nord étaient rasés (à l’exception de ceux de Hanoi).

A l’opposé, la façon dont le peuple vietnamien, étroitement encadré par le PC (appelé PTV, parti des travailleurs du Vietnam), sut résister à l’escalade et finalement la rendre inopérante, donna un exemple inouï qui inspira non seulement d’autres mouvements de libération nationale mais également des secteurs de la jeunesse et du mouvement ouvrier dans les pays développés.

Ici je souhaite livrer quelques souvenirs personnels. En novembre 1966 se tint la première réunion du « Tribunal international contre les crimes de guerre commis au Vietnam », encore appelé Tribunal Russell, du nom du célèbre philosophe anglais qui accepta de le parrainer. Son but était « d’établir sans crainte de quiconque ni à la faveur de qui que ce soit toute la vérité sur cette guerre ». Vingt-six témoins de différents pays furent envoyés au Vietnam. En tant que chirurgien, j’ai eu la possibilité de séjourner du 17 février au 23 mars 1967 dans le Nord Vietnam, puis, avec mon collègue médecin Marcel-Francis Kahn et le cinéaste Roger Pic, du 16 au 30 septembre 1967 dans les zones libérées du Sud, non loin de Tay Ninh.

Comme j’étais encore membre du PCF (bien que déjà trotskiste....) et comme le PCF était jugé très sévèrement par les communistes vietnamiens à cause de sa mollesse pour appuyer leur combat (et de son soutien du bout des lèvres au tribunal Russell), les responsables vietnamiens me donnèrent une chance inespérée : me faire descendre jusqu’au 17e parallèle (la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud). De cette équipée passionnante je retirais deux impressions prédominantes.

En premier lieu, la sauvagerie des bombardements US n’avait aucune limite. Après avoir quitté la capitale, j’ai dû constater que jusqu’au 17 parallèle, pas un bâtiment en dur n’avait été épargné par l’aviation américaine. Je devais enquêter notamment sur l’usage des bombes à billes et du napalm ainsi que sur les bombardements d’établissements hospitaliers. On m’a conduit dans tous les hôpitaux de province et dans plusieurs hôpitaux de district. Ils étaient tous marqués de larges croix-rouges et situés le plus souvent hors de la ville. Tous avaient été bombardés à plusieurs reprises, rasés et j’ai rapporté du carrelage de bloc opératoire recouvert de flaques de napalm. Il en allait de même des écoles et des habitations. Au Sud nous avons interrogé beaucoup de témoins qui nous ont détaillé les ratissages, bombardements, défoliations, opérés par les Américains et leurs protégés.

Mais en même temps nous avons été les témoins du formidable élan de la population pour résister et chasser l’envahisseur. J’ai pu observer admirativement comment la vie s’organisait sous terre dans les zones les plus bombardées du Nord : les écoliers étudiaient dans des tranchées, la tête recouverte d’un chapeau de paille tressée pour les protéger des billes, les hôpitaux décentralisés fonctionnaient en sous-sol et les salles d’opération souterraines étaient éclairées avec des phares de vélo, les magasins et les salles de réunion étaient creusés dans le sol. Nous circulions de nuit en command-car et, de même que tous les camions empruntant la « piste Hô Chi Minh » pour rejoindre le Sud, nous ne disposions comme éclairage que d’une petite ampoule fixée sous le moteur. De chaque côté de la route des bâtons blancs étaient échelonnés tous les dix mètres, et la lampe permettait de constater que nous demeurions entre les bâtons, donc sur la route. Des équipes veillaient à ce que celle-ci demeure praticable. Une mobilisation populaire était indispensable pour aboutir à un tel résultat. D’autant qu’il fallait surveiller à intervalles réguliers des lanternes, placées elles aussi le long de la route. Lorsque la feuille de bananier qui la recouvrait était remplacée par une feuille rouge, cela signifiait qu’il y avait un passage d’avions (non entendu avec le bruit du moteur de la voiture) et qu’il fallait s’arrêter et éteindre la petite ampoule sous le moteur. C’étaient souvent des jeunes filles des villages qui s’occupaient de ces lanternes. Dans tous les domaines l’ensemble de la population était ainsi mobilisée et, malgré leur écrasante supériorité technique, les Américains s’y cassèrent les dents.

Un journaliste du Monde qui avait d’abord été sur un porte-avions américain me dit un jour à l’époque : « Quand on m’a envoyé ensuite au Nord Vietnam, j’y suis allé avec l’idée qu’ils étaient foutus. Vous ne pouvez imaginer la débauche de moyens et d’appareils sophistiqués à la disposition de l’armée américaine. Mais après quelque temps de séjour ici, j’ai changé d’avis. C’est toute la population qui se bat, qui est encadrée et motivée. Contre cela, les Américains seront impuissants ».

Le Mai 68 français a été provoqué par la guerre du Vietnam. Le 18 mars 1968, une centaine de militants avaient attaqué le siège parisien de l’American Express dans le quartier de l’Opéra (vitres brisées, drapeau américain brûlé). Les flics arrêtent Xavier Langlade, le responsable du service d’ordre de la JCR, qui est étudiant à la faculté de Nanterre. Des arrestations de lycéens ont lieu les jours suivants. Nanterre s’embrase et les étudiants exigent leur libération et occupent la Tour qui domine le campus. Les étudiants seront relâchés mais l’agitation ne cessera plus et de Nanterre gagnera le Quartier latin. Signalons qu’auparavant s’étaient déjà produites de nombreuses manifestations anti-guerre en Belgique, en Allemagne, au Japon et surtout aux USA où les pertes de l’armée américaine ne donnaient aucune envie de se battre aux futurs appelés. En France plusieurs mouvements animés par ce qu’on appelait alors les « groupuscules » développeront des actions parfois spectaculaires avec le slogan « FLN vaincra ! » qui contrastait avec le timide « Paix au Vietnam ! » du PCF, égaré dans les méandres de la coexistence pacifique. Les trotskistes participent activement au Comité Vietnam national (CVN), au mouvement du Milliard pour le Vietnam, à l’Association médicale franco-vietnamienne, les maoïstes animent les Comités Vietnam de base (CVB), tous contribuent à faire prendre conscience que la lutte généralisée et organisée de tout un peuple peut faire reculer un adversaire cent fois mieux armé. En 1975 ce sera la prise de Saigon par l’armée populaire puis la réunification du Vietnam. La suite devait se révéler nettement moins enthousiasmante.

Dans les années de lutte contre la guerre, le slogan scandé : « Hô, Hô, Hô Chi Minh ! Che, Che, Che Guevara ! » était repris au cours de toutes les manifestations, au grand dam des trotskistes vietnamiens qui étaient, certes, de tous les comités de lutte mais, sachant comment le PCV avait systématiquement exterminé les trotskistes en 1945, souhaitaient un soutien plus critique. Et, de fait, on dut constater qu’après avoir terminé victorieusement sa lutte exemplaire, le PCV se mit à très rapidement édifier une société en tous points comparable à celles de ses homologues du « socialisme réel », avec son parti unique, ses bureaucrates à tous les niveaux, ses magasins et hôpitaux « spéciaux », ses centaines de milliers de prisonniers politiques « à rééduquer », sa police politique omniprésente. Le FLN et l’Alliance des forces démocratiques, qui avaient clamé pendant des années leur volonté d’ouverture à la « troisième force », leur désir d’établir un régime démocratique multipartite, se virent mis sur la touche cependant que pratiquement tous les postes- clés étaient occupés par des « nordistes » ou des gens qui ne devaient leur pouvoir qu’à la confiance qu’ils inspiraient aux « décideurs » du Nord et non pas à la population locale.

Le texte ci-dessus ne correspond qu’à un extrait d’un article plus long de Jean Michel Krivine qui peut être lu en cliquant sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message