L’actualité des idées de Marx ( par Alain Bihr)

mardi 17 mars 2009.
 

Nous publions ci-dessous le texte de la conférence donnée par Alain Bihr à l’Université de Genève le 5 mars 2009. Cette conférence était organisée par le cercle étudiant alapage2 et la revue La brèche.

Introduction

En guise d’introduction, trois avertissements :

1. A propos de l’actualité des idées de Marx.

Il faut commencer par s’entendre sur le sens de l’expression qui sert de titre à ma conférence.

a) Il ne s’agit pas de cette sorte d’actualité qui, à l’occasion de la récente et persistante crise financière (boursière et bancaire) et de ses prolongements dans l’ainsi dénommée « économie réelle », a brusquement rappelé Marx aux mauvais souvenirs de ceux qui, la veille encore, le traitaient en chien crevé. (Voir les déclarations d’un Attali ou d’un Alain Minc – parmi bien d’autres.)

b) Il s’agit de cette sorte d’actualité que l’œuvre de Marx n’a jamais cessé de présenter pour tous ceux et celles – dont je me félicite d’être – qui n’ont jamais cessé d’entretenir un rapport critique à toutes les formes actuelles d’exploitation, de domination et d’aliénation et de chercher à transformer le monde pour y créer les conditions de l’émancipation humaine. En ce sens, l’actualité de Marx, c’est d’abord et surtout son inactualité : le fait qu’il est et qu’il permet d’être en rupture, en tension, en opposition critique et réflexive par rapport à l’actualité, au monde actuel. « Marx l’intempestif » (Daniel Bensaïd).

2. A propos de mon rapport à l’œuvre de Marx.

En très gros, parmi les marxistes (dont je suis), il y a deux manières de se rapporter à l’œuvre de Marx. Pour les présenter, je recourrai à une métaphore architecturale.

a) Ceux qui considèrent l’œuvre de Marx comme un monument, qu’il s’agit avant tout de visiter et d’admirer, quitte à en discuter tel ou tel aspect jugé discutable quant au choix fait par l’architecte ou désuet au regard de la mode (du goût du jour). C’est là une manière de momifier ou de ‘panthéoniser’ Marx et son œuvre et en définitive de stériliser son œuvre.

b) Ceux (dont je suis) qui considèrent l’œuvre de Marx comme un chantier, et même comme une suite de chantiers, certains relativement achevés, d’autres demeurés en cours de construction, d’autres encore laissés en plan ou même seulement à l’état d’esquisses et d’ébauches. Ces chantiers constituent une immense provocation à se mettre au travail pour les achever ou pour se servir des riches matériaux et matériels qu’on y trouve à d’autres fins que celles auxquelles Marx lui-même les destinait et pour lesquelles ils les avaient réunis et élaborés.

Dans ma conférence, je me propose de vous faire découvrir trois de ces chantiers – parmi d’autres possibles.

3. A propos de ma conférence.

Vu le peu de temps (en gros une heure) qui m’est accordé, la visite de ces trois chantiers risque :

• d’être sommaire : il ne sera pas possible de visiter tous les coins et recoins de chacun d’eux, ni de s’expliquer sur tous les choix architecturaux qui ont été faits, ni sur tous les problèmes que pose la réalisation du chantier, etc. La plupart du temps, je serai contraint de me limiter à quelques vues illustratives, autrement dit à quelques exemples

• d’être précipitée : la visite se fera souvent au pas de charge et je m’en excuse par avance.

Avant d’entamer la visite, une ultime mise en garde. Les chantiers en question ne sont pas sécurisés et le guide décline par avance toute responsabilité en cas d’accident. Vous voici prévenu•e•s !

I. L’actualité de l’objet (de la critique) de Marx

A) Objet de la critique de Marx = le capitalisme

Problème. Pas de définition du capitalisme chez Marx, qui n’emploie jamais le terme même de capitalisme (il parle de mode de production capitaliste, de société où domine le mode de production capitaliste, etc.) Cependant, possibilité de construire une définition du capitalisme à partir de Marx en s’appuyant sur deux éléments.

1. Sa définition du capital (du rapport capitaliste de production). Capital = valeur en procès = valeur capable de se conserver et de s’accroître sur la base des éléments suivants :

• l’expropriation des producteurs : la séparation (de fait et de droit) entre les producteurs et les conditions objectives de la production (moyens de production et moyens de consommation) ;

• la transformation de la force de travail en marchandise, impliquant la transformation du travailleur en « travailleur libre » (libre de sa personne = dégagé de tout rapport de dépendance personnel ou communautaire, mais aussi de toute union, contrainte ou libre, avec ses conditions objectives de production) ;

• la formation de valeur et de plus-value, impliquant la transformation du travail concret en travail abstrait et l’extorsion d’un surtravail ;

• la répétition du processus, à même échelle ou un échelle élargie

2. Le suffixe du mot capitalisme. Capitalisme = processus de réduction de toute chose (de tous les rapports sociaux, de toutes les pratiques, de toutes les conventions, institutions, valeurs, idées, etc.) au capital :

• soit directement (en tant qu’élément de production et de reproduction de la valeur en procès)

• soit indirectement (en tant que éléments subordonnés aux exigences de la valeur en procès).

B) La dialectique de l’invariance et du changement

Question. Parler de l’actualité de l’objet de la critique marxienne, est-ce affirmer ou présupposer que le capitalisme n’a pas changé depuis Marx ? Réponse : oui et non.

Pour comprendre le sens de cette réponse et la justifier, nécessité de revenir à un étonnant passage du Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »1

Passage extrêmement dense et riche, dans lequel sont avancées en cascade les trois propositions suivantes :

• En tant que rapport social de production, le capital ne peut pas se reproduire à l’identique. Il doit au contraire bouleverser en permanence l’ensemble de ses éléments composants ainsi que leur composition même. Autrement dit, l’invariance structurelle du rapport ne s’obtient que moyennant le changement permanent des éléments mis en rapport.

• Cette dialectique d’invariance structurelle dans et par le changement permanent et général est tout à fait originale, propre au capital comme rapport social de production. Il distingue le capitalisme des modes de production antérieurs dont la reproduction était au contraire fondée sur la tradition : la répétition du même sur le mode de la transmission intergénérationnelle.

• Cette dialectique d’invariance dans et par le changement propre au capital s’élargit à l’ensemble des domaines ou sphères de la vie sociale, bien au-delà de la seule sphère économique. Elle marque finalement l’ensemble des rapports sociaux, des pratiques sociales, des institutions et des représentations, au fur et à mesure où, comme j’y ai fait allusion plus haut, ce rapport social de production qu’est le capital étend et approfondit son emprise sur la totalité de la vie sociale pour assurer sa reproduction. Autrement dit, cette reproduction entraîne en définitive la totalité de la vie sociale dans un procès cyclique où la permanence (la répétition du même) s’obtient à travers le changement (donc la production d’incessantes nouveautés et différences).

Conclusions générales :

1. Si le capitalisme s’est transformé depuis Marx, c’est selon cette dialectique d’invariance et de changement qui fait du changement la condition même de possibilité de l’invariance.

2. En se transformant selon cette dialectique, le capitalisme n’a fait que réaliser son propre concept : il est devenu phénoménalement ce qu’il était déjà essentiellement. Autrement dit, ses transformations l’ont parachevé en réalisant toutes ses implications et exigences. Si bien que la réalité sociale actuelle est bien plus capitaliste (elle correspond bien plus à l’essence du capitalisme telle que je l’ai définie plus haut) que du temps de Marx : nous vivons aujourd’hui dans un monde bien plus capitaliste que celui dans lequel Marx a vécu, en accroissant du même coup l’actualité de la critique marxienne du capitalisme.

C’est ce que je voudrai rapidement montrer en scrutant les deux principaux axes ou dimensions selon lesquels le capitalisme s’est ainsi réalisé en se transformant depuis Marx, soit :

• d’une part, ce que j’appellerai le devenir-monde du capitalisme = son extension planétaire, l’inclusion tendancielle dans la sphère capitaliste de la totalité de planète Terre et de l’humanité ;

• d’autre part, ce que j’appellerai inversement le devenir-capitalisme du monde = la subordination tendancielle, de manière directe ou indirecte, de toutes les sphères de l’existence humaine et la pratique sociale aux exigences du capital et de son procès de reproduction.

C) Le devenir-monde du capitalisme

1. Définition. Il ne s’agit pas de ce que, depuis quelques années, on appelle « la mondialisation » ou « la globalisation ». Ces termes vagues ne désignent en fait que la dernière phase en date du devenir-monde du capitalisme, celle qui débute avec l’ouverture de l’actuelle crise structurelle de celui-ci au milieu des années 1970. Il s’agit d’un processus de bien plus longue durée historique, proprement séculaire, qui s’origine à la fin du XVe siècle, dans l’expansion commerciale et coloniale qu’entame alors certaines formations d’Europe occidentale (principalement le Portugal, l’Espagne, les Provinces-Unies, l’Angleterre et la France) et qui va permettre le parachèvement en elles des rapports capitalistes de production qui avaient commencé à se former en plein cœur du Moyen Age européen.

2. Un exemple : la structure du monde capitaliste. De ce processus, Marx ne nous a pas fourni d’analyse exhaustive ni même les grandes lignes d’une telle analyse, tout juste quelques éléments épars. Raison de cette lacune = l’inachèvement de son projet de critique de l’économie politique dont l’analyse du marché mondial et des crises devait constituer le dernier volet. Et, cependant, son analyse du capital et de son procès de reproduction nous fournit quelques clefs essentielles à la compréhension du devenir-monde du capitalisme. Elle permet notamment de comprendre en quoi ce devenir-monde réalise l’essence du capital comme rapport de production.

Il serait possible d’illustrer cette proposition de multiples manières.

Faute de temps, je m’en tiendrai à un seul élément, mais d’importance : la structure du monde né de l’expansion capitaliste. Structure qui se reproduit aux différentes périodes et phases historiques de cette expansion et aux différentes échelles géopolitiques successivement atteintes par elle, là encore selon une dialectique d’invariance dans le changement. Cette structure est celle d’un monde tout à la fois homogène, fragmentée et hiérarchisée.

• Homogène. Car le monde tend à s’homogénéiser (s’unifier et s’uniformiser) sous l’effet de l’expansion de la circulation du capital (sous forme de capital-marchandise et de capital-argent) et de la tendance, inhérente au capital, à abolir toutes les barrières naturelles et frontières politiques.

• Fragmenté. Mais, simultanément, ce même monde se présente toujours sous la forme d’une multiplicité de formations socio-spatiales différentes et rivales, qui constituent autant d’espaces autonomes de socialisation marchande du travail et d’accumulation du capital.

• Hiérarchisé. Car, par l’intermédiaire de ce double mouvement d’homogénéisation et de fragmentation s’institue entre ces différentes formations socio-spatiales une division mondiale du travail synonyme de développement inégal et d’échanges inégaux. Autrement dit, il s’instaure entre elles des rapports d’exploitation et de domination.

Or, et c’est ce à quoi je voulais en arriver, cette structure de l’espace mondial généré par l’expansion capitaliste, faite d’homogénéisation, de fragmentation et de hiérarchisation n’est autre en fait que celle du capital social : de l’unité résultant de l’organisation des rapports entre les innombrables capitaux singuliers. C’est du moins ce que nous permet de comprendre l’analyse par Marx des rapports entre les capitaux singuliers dont il montre que, dans et par la concurrence qu’ils se mènent :

• ils se repoussent réciproquement sur la base de la propriété privée des moyens de production, en fragmentant ainsi l’acte social de travail, le procès social de production ;

• ils tendent à homogénéiser les normes de production (ce qui permet le fonctionnement de la loi de la valeur) et les conditions de valorisation (ce qui permet la constitution d’un taux de profit moyen) ;

• tout en permettant à ceux qui se valorisent sur la base d’un travail plus productif, qui occupent une situation plus favorable sur le marché (par exemple une situation d’oligopole ou de monopole), qui disposent d’une rente quelconque, etc., de bénéficier d’un transfert de plus-value aux détriments des capitaux plus faibles ou plus mal situés.

Ainsi l’expansion planétaire du capital a-t-elle façonné l’espace mondial selon la structure même du capital social telle qu’elle a été déterminée par Marx. La structure de l’espace mondial dans lequel nous vivons n’est autre que celle du capital social.

D) Le devenir-capitalisme du monde

1. Définition. C’est le processus multiforme par lequel le capital s’approprie plus ou moins directement toutes les sphères de la pratique sociale, c’est-à-dire :

• se les subordonne : les plie aux exigences de sa reproduction, en fait autant de conditions et de médiations de sa reproduction,

• et les transforme en conséquence en leur imprimant en quelque sorte sa marque propre, en les marquant de son empreinte.

2. Quelques exemples. Là encore, on chercherait en vain une analyse exhaustive du processus chez Marx. Et pour cause : Marx n’a encore sous les yeux qu’un mode de production capitaliste in statu nascendi qui commence à peine à dominer la sphère économique et qui a encore moins entamé de se subordonner les autres sphères de la vie sociale, ce qui est désormais en passe d’être achevé sous nos yeux.

Et pourtant, ses propres concepts sont absolument nécessaires sinon suffisants pour rendre compte de ce processus et des différentes formes sociales auxquelles elle donne naissance. Par exemple :

• La forme sujet de l’individualité : la transformation au sein du capitalisme de l’individu en sujet sous l’effet du double processus d’indépendance personnelle (l’émancipation des individus de toute tutelle personnelle ou communautaire) et de dépendance impersonnelle (à l’égard de ces structures impersonnelles que sont le marché, le droit, la classe, l’Etat, etc.) Ce qui implique l’ambivalence fondamentale de l’autonomie (liberté) dont dispose cet individu qui le libère de la tutelle d’autrui tout en l’asservissant aux exigences et aux fonctions des rapports marchands, juridiques, administratifs, etc.

• La forme civile de la société : la formation d’une société civile résultant d’une contractualisation généralisée des rapports sociaux sur la base du fétichisme de la subjectivité juridique que confère aux individus leur statut de propriétaires privés et d’acteurs (échangistes) du marché.

• La forme classe de la segmentation et de la hiérarchisation de la société générée par la division sociale du travail, se substituant aux formes castes, ordres, groupes à statut.

• La forme de pouvoir public impersonnel de l’Etat : le fait que l’Etat se présente comme une instance impersonnelle qui n’a d’autre fonction et mission que d’assurer le maintien des conditions de l’ordre contractuel entre les individus, etc.

II. L’actualité du projet (de la critique) de Marx

Vu l’état d’opprobre dans lequel est tenu aujourd’hui le mot même de communisme, il faut commencer par s’expliquer sur son sens, avant d’entreprendre de défendre l’idée de l’actualité du communisme, mais aussi de souligner les problèmes qu’elle soulève.

A) Le communisme chez Marx

Chez Marx, existence d’une tension entre une conception du communisme comme mouvement objectif et celle du communisme comme projet politique.

1. Le communisme comme mouvement objectif. Marx s’est toujours efforcé de penser et de déterminer le communisme comme un trajet objectif : comme un mouvement, une tendance, une possibilité dont le capitalisme crée, contradictoirement, les conditions tant objectives que subjectives. « Pour nous, le communisme n’est pas ni un état de choses qu’il convient d’établir, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent présentement. » 2

a) Les conditions objectives. Elles impliquent à la fois :

• le développement (quantitatif et qualitatif) des forces productives de la société. Donc la domination à la fois extensive et intensive de la nature, créant les conditions et de l’abondance matérielle (fin de la rareté) et de la diminution régulière du travail nécessaire (lato sensu : du travail que la société doit consacrer à la reproduction simple de sa propre base productive) ;

• la socialisation de la production : socialisation des procès de travail et interconnexion des procès de travail socialisés sur une base de plus en plus large, s’étendant potentiellement à la planète entière dans le cadre du marché mondial ;

• plus largement encore la socialisation de la société : l’extension et l’intensification de la communication sociale sous toutes ses formes ; l’enchevêtrement croissant des rapports sociaux et des pratiques sociales ; le décloisonnement des groupes sociaux, de leur espace et de leur temps, de leurs pratiques et de leurs représentations, impliquant la confrontation de leur mode de vie, depuis les rapports entre individus et groupes locaux jusqu’aux rapports entre nations, peuples et civilisations sur le plan mondial.

b) Les conditions subjectives : la constitution du prolétariat comme une classe sociale qui, du fait de son universalité (c’est l’immense majorité de l’humanité que le capitalisme prolétarise en se développant) et de la radicalité de son oppression (exploitation, domination, aliénation) fondée sur son expropriation (des moyens de production, de la maîtrise du procès de production, de la richesse sociale sous toutes ses formes), ne peut s’émanciper sans émanciper en même temps l’humanité entière.

2. Le communisme comme projet. Pour que les conditions précédentes de possibilité du communisme s’actualisent, nécessité que le communisme devienne projet, formulé et défendu par la partie la plus conscience et la plus résolue du prolétariat, les communistes. De quoi le communisme est-il le projet selon Marx ?

a) Négativement : le communisme comme règne de fins = le communisme comme fin (abolition, dépassement) de toutes les formes de l’aliénation humaine. Notamment :

• La fin de l’économique : la fin des rapports marchands et monétaires (donc de la marchandise et de la monnaie comme rapports sociaux réifiés) et par conséquent des "lois" aveugles qui les régissent grâce au contrôle collectif de la production sociale que permettent les procédures démocratiques de sa planification par les producteurs eux-mêmes sur la base de la propriété sociale des moyens de production. Le dépassement de la division sociale du travail par l’autogestion du procès de travail ; et en définitive la fin du travail lui-même comme activité placée sous le double signe de la nécessité naturelle et de la contrainte sociale.

• La fin du politique : la fin de l’aliénation de la puissance sociale par le pouvoir politique (la fin de sa monopolisation par une partie de la société), et notamment la fin de l’Etat. L’auto-administration par la communauté sociale réunifiée de ses propres conditions matérielles et institutionnelles d’existence venant se substituer au gouvernement des hommes par les hommes. La fin du droit et de la morale remplacés par une coutume réfléchie parce que faisant l’objet d’un débat permanent au sein de la communauté.

• La fin de la division de la société en classes sociales. Avec la suppression de sa base matérielle (l’appropriation privative des moyens de production et la division sociale du travail) et institutionnelle (la monopolisation de la puissance sociale), c’est la fin de la division de la société en classes, de la lutte des classes, par conséquent des classes elles-mêmes. A commencer par la fin du prolétariat, dont l’affirmation révolutionnaire ne peut que coïncider avec son autonégation non seulement comme classe opprimée mais comme classe sociale tout court.

b) Positivement. Communisme = réalisation de l’homme total. L’homme total, c’est pour Marx l’humanité se réappropriant la totalité de son développement historique, en mettant fin aux séparations, scissions, conflits et contradictions qui l’ont caractérisée et marquée jusqu’à présent, se réconciliant par conséquent avec elle-même comme avec la nature.

Plus précisément, dans quelques rares passages de son oeuvre, Marx a esquissé une double figure de l’homme total :

• Une figure éthique : l’homme total, c’est l’humanité se réconciliant avec elle-même, mettant fin à ses divisions et conflits (entre classes, peuples, nations, civilisations, etc.), instaurant le règne de l’égalité et de la fraternité universelles entre les hommes, de la pleine et entière reconnaissance réciproque des consciences, réalisant dans les rapports réels que les hommes entretiennent entre eux tous les idéaux, en partie illusoires et mensongers, proclamés jusqu’alors par le droit, la politique, la morale, la religion, etc.

• Une figure esthétique : l’homme total, c’est l’humanité se réconciliant avec la nature, avec une nature à la fois maîtrisée et domestiquée par le travail et la technique, mais aussi transformée de ce fait en objet de jouissance pour les hommes, en faisant du monde pratico-sensible (de l’environnement matériel des hommes, du local au planétaire) une ouvre d’art, renouvelée en permanence, dépassant aussi du même coup l’unilatéralité de l’art, sa coupure d’avec la vie réelle, lui permettant de se réaliser en elle. C’est donc à la fois l’humanisation de la nature et la naturalisation de l’homme, le dépassement de l’opposition entre corps et esprit, pensée et spontanéité, jouissance et réflexion, etc.

B) La nécessité du communisme aujourd’hui :

Aujourd’hui comme hier nécessité du communisme = nécessité de dépasser le capitalisme. Mais, en plus, nécessité redoublée par le cours de plus en plus catastrophique de ce dernier.

1. Un cours du capitalisme de plus en plus catastrophique.

A travers le devenir-monde du capitalisme et le devenir-capitalisme du monde, aggravation continuelle d’une série de crises que le capitalisme est incapable de régler et qui virent par conséquent à la catastrophe.

Parmi ses catastrophes, les plus graves sont les quatre suivantes :

a) La catastrophe écologique : la dégradation/destruction des conditions naturelles de reproduction de l’espèce humaine en tant qu’espèce vivante voire de toute vie sur la planète Terre.

b) La catastrophe économique. Devenir-capitalisme du monde = mondialisation de la « loi générale de l’accumulation capitaliste », désormais étendue à l’échelle de l’ensemble de la population mondiale. « Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroît donc en même temps que le ressort de la richesse. Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voici la loi absolue, générale, de l’accumulation capitaliste. » 3 La paupérisation relative et même absolue d’une fraction grandissante de la population mondiale va de pair et avance au même rythme que l’accumulation du capital mondial, autrement dit que l’accroissement des forces productives de l’humanité.

c) La catastrophe politique. Cette expression désigne le vide politique, l’état de déficit politique sur lequel ont fini par déboucher deux siècles de domination du capital. Par quoi il faut entendre :

• non seulement un déficit de la politique au sens classique du terme, de la politique institutionnelle, de l’action de et dans l’Etat, qui a conduit à vider la démocratie politique (la démocratie représentative, la démocratie parlementaire) du peu de contenu qui est le sien ;

• mais encore et plus fondamentalement un déficit du politique : une absence de maîtrise du devenir général des sociétés humaines, l’impuissance de l’humanité dans son ensemble à maîtriser son propre devenir.

d) La catastrophe symbolique. J’entends par là le défaut d’ordre symbolique propre aux sociétés capitalistes développées : leur incapacité à élaborer et maintenir un système un tant soit peu stable et cohérent de référentiels, de normes, de valeurs à l’intérieur desquels les individus puissent à la fois hériter du passé et se projeter dans l’avenir, s’investir dans la participation à la construction du monde dans lequel ils vivent, communiquer entre eux, se construire une identité, en un mot donner sens à leur existence.

On devine tout de suite qu’une pareille crise du sens ne va pas sans retentir profondément sur l’organisation psychique (affective et imaginaire autant qu’intellectuelle) des individus qui la vivent. Plus précisément, le défaut d’ordre symbolique collectif perturbe simultanément le rapport à soi, le rapport aux autres, enfin le rapport au monde.

L’ensemble de ces catastrophes rend le dépassement du capitalisme dans un sens communiste non seulement nécessaire mais urgent. Tout simplement parce que le capitalisme est incapable de résoudre les crises précédentes, il ne peut que les aggraver catastrophiquement.

2. Un exemple : la crise écologique. C’est ce que je me propose de montrer sur l’exemple de la crise écologique.

a) De cette crise, on ne saisit généralement que les différents aspects particuliers :

• l’épuisement des ressources naturelles (matières minérales ou fossiles, mais aussi sol et eau) sous l’effet de leur pillage et gaspillage, engendrant de nouvelles raretés et pénuries ;

• la pollution des éléments naturels (air, eau, sol) par les rejets et déchets de la production industrielle non contrôlées ou non recyclés ou par l’usage massif d’intrants chimiques dans l’agriculture ; en particulier, la multiplication des catastrophes écologiques (marées noires, incidents plus ou moins graves dans les industries chimiques ou électronucléaires, pluies acides) aux retombées de plus en plus étendues dans l’espace et le temps ;

• sous l’effet conjugué des différentes pollutions, l’appauvrissement de la flore et de la faune par extermination de milliers d’espèces et la dénaturation de milliers d’autres (OGM, viande frelatée) ; la déstabilisation ou la destruction d’écosystèmes de plus en plus vastes, voire de certains milieux naturels, tels que la mer ou la forêt ;

• enfin, le plus grave, la rupture de certains équilibres écologiques globaux, constitutifs de la biosphère, par destruction partielle de certains de leurs éléments composants ; par exemple la destruction de la couche d’ozone ou, bien évidemment, le réchauffement général de l’atmosphère terrestre, sous l’effet de la modification de sa composition chimique, aux conséquences redoutables (hausse générale du niveaux des mers et des océans, modifications des climats, etc.).

b) De manière plus synthétique, on peut apercevoir dans cette crise les différents éléments précédents de la crise écologique la manifestation d’une même contradiction fondamentale entre les limites de l’écosphère et les contraintes auxquelles la dynamique illimitée de reproduction du capital tend à et tente de soumettre cette dernière.

• D’une part, nous avons une écosphère dont les ressources (espace, temps, matières, énergies, informations) qu’elles offrent aux activités humaines sont limitées et dont les écosystèmes qui la constituent, tant globaux que locaux, possèdent des capacités de reproduction (plus exactement d’homéostasie) également limitées.

• Tandis que, d’autre part, le rapport capitaliste de production s’est présenté jusqu’à présent comme un processus indéfiniment expansif, en traitant la nature comme si elle était et un réservoir de ressources dans lequel on pourrait indéfiniment puiser et un dépotoir dans lequel on pourrait non moins indéfiniment déverser les déchets du procès de reproduction sociale, en comptant sur les capacités homéostatiques des systèmes naturels pour les absorber ou les recycler.

c) Dans ces conditions, la résolution de la crise écologique suppose un mode de production capable d’intégrer comme une contrainte interne à son propre mode de fonctionnement cette donnée externe que sont les limites que le cadre écologique impose à l’activité humaine en général.

Ce qui implique :

• d’une part, de limiter tant les prélèvements opérés par le procès social de production au sein de l’écosphère que les rejets opérés par ce même procès au sein de cette même écosphère, autrement dit de limiter l’échelle de reproduction de ce procès, voire de lui fixer une ligne rouge infranchissable qui, une fois atteinte, implique que l’échelle du procès social de production demeure identique, autrement dit que la reproduction sociale devienne une reproduction simple ;

• d’autre part, et comme condition et conséquence du point précédent, de contrôler le procès social de production dans ses interactions avec l’écosphère, donc de contrôler la croissance et le développement des forces productives au niveau de la société dans son ensemble.

d) Or le mode de production capitaliste est incapable de se soumettre à de pareilles contraintes pour deux raisons essentielles.

D’une part, ce rapport social de production qu’est le capital ne peut se reproduire qu’à une échelle progressive, il ne peut connaître de reproduction qu’élargie : en un mot, le capital doit nécessairement s’accumuler. Ce qui revient tout simplement à dire que le capitalisme est par essence productiviste : il produit à fin d’accumuler des moyens de production et des forces de travail supplémentaires, à fin d’élargir sans cesse l’échelle de la production.

D’autre part, au sein du capitalisme, le développement (quantitatif et qualitatif) des forces productives de la société, partant leur impact écologique, ne peut faire l’objet d’aucun contrôle social global, comme l’exigerait pourtant aussi la solution de la crise écologique. En effet, ce développement y prend nécessairement la forme d’un processus aveugle, irréfléchi et involontaire, celui du marché, qui échappe au contrôle voire à la conscience de ceux-là mêmes qui en sont pourtant les agents et les acteurs, capitalistes aussi bien que travailleurs salariés. C’est qu’elle est la résultante d’une multiplicité de décisions (d’investissements et de désinvestissements, de déplacement des capitaux d’une branche de la division du travail à une autre ou d’un territoire à un autre) et d’innovations (dans les produits et les procédés productifs) effectuées indépendamment les unes des autres par les directions des différents capitaux singuliers, sur la base de la propriété privée des moyens sociaux de production.

C) La possibilité du communisme aujourd’hui

Il ne suffit pas, en un mot, de démontrer que le communisme est (hautement) souhaitable. Il faut encore examiner s’il est possible ; autrement dit, il faut examiner si, dans quelle mesure, sous quelles formes le capitalisme contemporain en crée les conditions de possibilité, tant objectivement que subjectivement.

Question à laquelle il ne me paraît pas possible de répondre de manière simple et unilatérale, tant le développement capitaliste apparaît contradictoire, sous ce rapport comme sous bien d’autres. Autrement dit :

• ce développement crée actuellement certaines des conditions de possibilité du communisme, certaines des conditions de sa réalisation ;

• et, simultanément et contradictoirement, il détruit, compromet, stérilise ces mêmes conditions ou certaines autres, faisant ainsi directement obstacle à la réalisation du communisme.

Et cela se vérifie tant du côté des conditions objectives du communisme que de ces conditions subjectives. Là encore, il me faudra me limiter à un seul exemple illustratif.

Parmi ses conditions tant objectives que subjective, le communisme requiert un haut niveau de développement des forces productives de la société, en un mot un haut degré de productivité moyenne du travail social. C’est notamment la condition pour une réduction drastique du temps de travail nécessaire (sur la journée, la semaine, l’année, la durée d’existence d’un individu).

a) Et, comme Marx l’avait prévu, l’accumulation du capital s’est accompagnée d’un tel développement dont le vecteur a été la substitution croissante du travail mort (des systèmes automatiques puis automatisés de production) au travail vivant. Non seulement le capital utilise une quantité décroissante de travail vivant ; mais encore il réduit qualitativement ce travail (du moins ceux des producteurs directs, des travailleurs immédiats) à de simples fonctions de pilotage et de surveillance des procès de travail automatisés. « La richesse réelle se développe maintenant, d’une part, grâce à l’énorme disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit et, d’autre part, grâce à la disproportion qualitative entre le travail, réduit à une pure abstraction, et la puissance du procès de production qu’il surveille : c’est ce que nous révèle la grande industrie. »4

b) Mais, ce faisant, le capital jette les bases de la société communiste d’un double point de vue.

• En premier lieu, il tend à se détruire lui-même. En effet, comme Marx n’a cessé de le répéter, le capital ne peut exister comme valeur en procès que par la médiation de l’exploitation de forces de travail, de travail vivant. En réduisant sans cesse la masse de ce dernier, d’une part, il fait par conséquent chuter le taux de profit, tandis que, d’autre part, il dresse constamment une barrière sur la voie de la réalisation de ses propres produits-marchandises, en réduisant d’autant la capacité de consommation (improductive) de la société en réduisant le volume du travail vivant employé (partant le nombre des travailleurs salariés).

• En second lieu, plus fondamentalement, le capital tend à saper les bases mêmes de l’économie marchande. La valeur comme forme sociale de la richesse et la loi de la valeur comme forme sociale de régulation de la production, de la circulation et de la répartition de la richesse sont tendanciellement détruites par le développement de l’automatisation qui rend le volume de la richesse sociale de plus en plus indépendant de la quantité de travail vivant employé à la produire. C’est d’ailleurs exactement ce que Marx avait prévu dans le même passage prophétique des Grundrisse : « Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse (...) D’une part, il éveille toutes les forces productives de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé par elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite." »5

Il apparaît ainsi que

• la véritable richesse sociale n’est pas la valeur, mais la valeur d’usage (l’abondance matérielle) ;

• la véritable mesure de cette richesse n’est pas le temps de travail socialement nécessaire mais au contraire la réduction du temps de travail nécessaire, la libération de l’homme à l’égard du travail, le développement du temps libre : du temps libéré de la nécessité naturelle et de la contrainte sociale du travail.

Ce qui s’esquisse ainsi très concrètement, c’est :

• la possibilité de la fin du travail : la possibilité d’une réduction substantielle de la durée du travail qui n’en ferait plus qu’une activité secondaire et annexe dans la vie de chacun ;

• et surtout la possibilité d’organiser la production sociale non plus en fonction de la nécessité abstraite de valoriser le capital, donc en définitive d’accroître le travail mort déjà accumulé, mais tout simplement en fonction de l’exigence de satisfaire les besoins sociaux tels qu’ils seront définis par des producteurs associés rendus maîtres de leurs moyens de production.

c) Mais, simultanément, telles qu’elles s’actualisent au sein du capitalisme, ces potentialités se trouvent détourner et différer, en stérilisant du coup leur portée révolutionnaire.

• Elles sont détournées. En régime capitaliste, le développement de la productivité du travail et l’économie de travail vivant qu’elle rend possible prend essentiellement deux formes : d’une part, celle d’une intensification du travail pour les salariés employés (exploités) par le capital ; d’autre celle du développement du chômage, de l’emploi à temps partiel contraint et de l’emploi précaire (contrat à durée déterminée, intérim). Elle permet donc d’aggraver la division des travailleurs ‘libres’ entre une « armée industrielle active » accablée par son emploi et une « armée industrielle de réserve » accablée par son inemploi, en aggravant du même coup la concurrence que se mène les uns pour conserver leur emploi, les autres pour accéder à l’emploi.

• Elles sont différées. Différées dans le temps : en ralentissant la substitution des procès de travail automatisés aux anciens procès mécanisés, ou en ne les automatisant qu’en partie. Au delà des limites que dresse le coût important des équipements productifs automatisés, on tient là la raison essentielle du fait que la diffusion de ces équipements ne soit pas plus rapide encore que ce que l’on observe. Mais aussi différées dans l’espace. Nécessité de maintenir, à côté de secteurs et de branches plus ou moins fortement automatisées, employant une faible quantité de main-d’oeuvre salariée, donc dégageant peu de surtravail (de plus-value), des secteurs et des branches non automatisés, employant une forte quantité de main-d’oeuvre, extorquant par conséquent beaucoup de surtravail. Car, grâce à la peréquation des taux de profit qui se réalise à travers le système des prix de marché, les seconds secteurs peuvent servir à valoriser les premiers. C’est pourquoi, par-delà les raisons d’ordre technique ou financier, l’automation ne peut être conduite en régime capitaliste, et qui plus est poussée à bout, que dans les secteurs à structure monopolistique ou oligopolistique qui, par le biais du système des prix, peuvent s’assurer une ponction de plus-value (analogue en ce sens à une rente de situation) sur d’autres secteurs.

D’où aussi la nécessité de maintenir des inégalités de développement entre secteurs et branches de la production comme condition sine qua non du développement de l’automation en régime capitaliste, pour pallier les effets destructeurs de celle-ci sur la valorisation du capital (le taux de profit) et, plus fondamentalement, sur la loi de la valeur. Inégalités de développement qui ont nécessairement des implications spatiales, en termes d’inégalité de développement entre territoires (entre régions au sein d’un même Etat-nation, entre Etats-nations au sein d’un même système continental, entre continents au sein du marché mondial). Telle est l’une des fonctions essentielles de la nouvelle division internationale du travail qui s’est mise en place à la faveur de ce qu’on a appelé « la mondialisation », à coup de délocalisation d’une partie des activités industrielles depuis les formations centrales vers les formations semi périphériques et périphériques d’Europe de l’Est, d’Afrique du Nord, d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est.

III. Actualité du trajet (de la critique) de Marx

Trajet de Marx = non pas tant sa trajectoire intellectuelle que sa démarche intellectuelle, sa méthode (en grec, methodos = cheminement, poursuite, chemin à suivre).

A) La méthode marxienne

Contraste dans l’œuvre de Marx :

• entre, d’une part, l’ampleur et la richesse de sa production théorique (qui occupent des milliers voire des dizaines de milliers de page) et, d’autre part, le caractère étriqué et pauvre de sa réflexion épistémologique et méthodologique (qui occupent à peine quelques pages) ;

• entre, d’une part, la multiplicité des chantiers ouverts et développés par Marx et, d’autre part, l’unicité de sa méthode précisément. La méthode marxienne = la critique.

Deux remarques à ce sujet :

• Critique = sans doute le terme le plus utilisé par Marx pour présenter sa propre démarche, d’un bout à l’autre de sa trajectoire intellectuelle, depuis la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844) jusqu’à la Critique du programme de Gotha (1875) en passant évidemment de la Critique de l’économie politique qui constitue le titre de tous ses manuscrits entre 1857 et 1865 et encore le sous-titre du Capital.

• Sa trajectoire intellectuelle peut se résumer dans le passage d’une critique à une autre : passage de la critique de la religion à la critique de la philosophie ; passage de la critique de la philosophie à la critique de la sphère politique (de l’Etat, du droit) ; passage de la critique de la sphère politique à la critique de la sphère civile (critique de la propriété privée, de la division du travail, de la division de la société en classes sociale et de lutte entre les classes) ; enfin passage de la critique de la société civile à la critique de l’économie politique.

Que signifie critique dans chacune de ces occurrences ? Double sens :

• D’une part, dénonciation de la sphère d’activité considérée comme une forme ou une figure de l’aliénation humaine : une activité dans laquelle, tout en s’objectivant, tout en manifestant leurs capacités et leurs attributs humains, leur humanité, les hommes se perdent, se compromettent, s’avilissent ou s’anéantissent ; un monde (une sphère ou une forme de l’existence humaine et de la pratique sociale) dans lequel les hommes ne reconnaissent plus leur propre œuvre mais se soumettent à celle-ci comme à une puissance surhumaine voire surnaturelle qui les dominent et les écrasent.

• D’autre part, énonciation des possibilités de la désaliénation, de la réappropriation par les hommes de leur propre réalité, de leurs puissances ou facultés extériorisées, de la (re)conquête par eux d’une maîtrise sur leurs propres produits, actes et œuvres.

B) La production ou dialectique sujet/objet

En fait, pareille conception de la pensée comme critique, qui reste implicite chez Marx, va de pair chez lui avec une conception tout aussi implicite de la réalité sociale comme production (ou praxis). La catégorie centrale à partir de laquelle Marx pense constamment la réalité sociale est bien celle de production : pour lui, toute réalité sociale est production, c’est-à-dire à la fois produite et productrice.

Mais il faut d’emblée préciser qu’il faut prendre le concept de production dans un sens à la fois plus large et plus complexe que son sens ordinaire.

1. Un sens plus large. Pour Marx, la production :

• Ce n’est pas seulement la production matérielle : la production par les hommes de leurs conditions matérielles d’existence (moyens de consommation et moyens de production) par transformation/appropriation de la nature par le travail.

• C’est aussi la production des rapports sociaux (avec leurs cortèges de règles et d’institutions, de conflits et de régulations), donc la production de la société elle-même comme totalité, comme unité résultant de l’organisation des rapports sociaux.

• C’est encore la production des représentations (artistiques, morales, politiques, religieuses, philosophiques, scientifiques, etc.) que les hommes se font du monde et d’eux-mêmes, donc la production de ce que Marx et Engels nommeront les idéologies à partir de L’idéologie allemande.

• C’est, en définitive, à travers tout cela, la production de l’être humain comme être à la fois naturel, social et ‘spirituel’.

2. Un sens plus complexe. Pour Marx, la production est toujours quelque chose de dialectique :

• un mouvement mettant en jeu le rapport contradictoire sujet/objet, producteur/produit ;

• et par conséquent précisément le mouvement dialectique objectivation / aliénation / désaliénation ou (ré)appropriation qui est, nous l’avons vu, à la racine de sa méthode critique.

Ce qui revient aussi à dire que, pour Marx, la réalité sociale n’est ni l’œuvre de sujets humains parfaitement libres de leurs actions et déterminations ni le jeu de facteurs objectifs parfaitement indépendants des sujets humains. Elle est très exactement le produit de la contradiction entre sujets et objets, actes et œuvres, acteurs et structures. C’est ce qui l’amène par exemple à écrire : « La doctrine matérialiste de la transformation [des hommes] par le milieu et l’éducation oublie que le milieu est transformé par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. 6 « Les hommes font leur propre histoire mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans les conditions directement données et héritées du passées. »7

C) Et l’intérêt actuel de tout cela ?

Quel est l’intérêt actuel de ces considérations d’apparence philosophique ? En deux mots :

• D’une part, en ce que, si la critique marxienne et la conception marxienne de la production (notamment la dialectique sujet/objet) est bien un héritage philosophique (Marx en hérite de Hegel et, à travers lui, de tout l’idéalisme allemand classique) , leur intérêt est précisément d’arracher cet héritage à la spéculation philosophique pour la transplanter au cœur de la compréhension des phénomènes historiques et sociaux, y compris les plus contemporains. Par exemple, toute l’analyse du fétichisme de la valeur (du fétichisme de la marchandise, de la monnaie et du capital) ou du fétichisme de l’Etat en dérive. Donc on est là en fait au-delà de la philosophie.

• D’autre part, en ce que Marx esquisse ici une modèle d’intelligibilité du social qui dépasse de loin ceux communément proposés par les sciences sociales et humaines, y compris les meilleures. Par exemple l’opposition entre le paradigme durkheimien centré sur la catégorie de fait social et le paradigme weberien centré sur la catégorie d’activité sociale. Donc on est là au-delà des sciences sociales.

Conclusion

Retour sur mon introduction pour rappeler que :

• l’actualité de Marx tient bien dans son inactualité : dans sa manière de se situer en rupture avec les modes, les manières habituelles et communes de penser le monde ;

• l’actualité de Marx n’est pas tant dans ce qu’il y a d’achevé dans son œuvre, mais dans ce qui demeure inachevé, dans ce que j’ai appelé ses chantiers ;

• l’actualité de Marx se situe dans la manière dont il nous incite, il nous provoque à ouvrir ou à même à rouvrir tout une série de problèmes posés par la nécessité et la possibilité de transformer le monde dans un sens émancipateur.

NOTES

* Alain Bihr est professeur à l’Université de Franche-Comté (Besançon). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont nous citerons, en relation avec cette conférence : La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Editions Page deux ; La préhistoire du capital. Le devenir monde du capitalisme (T.1), Editions page deux ; La novalangue néolibérale, Editions Page deux.

1 Le Manifeste du Parti communiste in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, sd, tome 1, page 25.

2 L’idéologie allemande, 1ère partie ("Feuerbach"), La Pléiade, Oeuvres, tome III, page 1067.

3 Le Capital, Editions Sociales, Livre I, tome 3, page 87.

4 Grundrisse, tome 2, page 221.

5 Id., pages 222-223.

6 Thèse n°3 sur Feuerbach [1845] in L’idéologie allemande, La Pléiade, tome III, page 1030.

7 Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte in in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, sd, tome 1, page 251. (8 mars 2009)


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message