Mona Chollet : « Le triomphe de Sarkozy résulte d’une manipulation à grande échelle des imaginaires. »

jeudi 16 avril 2009.
 

On croit connaitre tout ça sur le bout des doigts. Après tout, on est en terrain connu : la manière dont Sarkozy forge son image de conquérant via cet imaginaire bling bling décomplexé, on y est confronté tous les jours. Pourtant, en parcourant l’ouvrage que Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique et animatrice du site Périphéries, a consacré au sujet, Rêves de droite, défaire l’imaginaire sarkozyste (éditions Zones), on se rend compte que c’est encore plus grave qu’on ne le pensait. Loin d’être une comète isolée dans le ciel criard des joutes médiatico-politiques, Sarkozy est bien l’aboutissement d’un processus rationnel, d’une manière de voir le monde. Il est le nom de quelque chose, pour reprendre la formulation d’Alain Badiou.

Au fil des pages, on hésite entre deux attitudes : sourire de la grossièreté des ficelles mises en œuvre (Ah, Sarkozy expliquant que lui aussi eu une enfance difficile, rappelant combien il souffrait de n’avoir que du saumon fumé ordinaire dans son frigo alors que tous ses amis de Neuilly mangeaient du saumon fumé made in Traiteur, c’est Cosette qu’on ressuscite) ou se lamenter de leur efficacité perverse (« La plèbe applaudit à la bonne blague de sa propre spoliation » car on lui « donne le sentiment d’en être. »).

Car c’est un fait : les exhibitions de luxe et les impudeurs répétées de Sarkozy sont pour l’instant une arme politique dévastatrice, remarquablement adaptée à notre époque et à son salmigondis médiatique. En faisant rêver sur son ascension, en racontant de "belles histoires" à la sauce TF1 (l’ascension du petit hongrois parti de rien ; Rachida, Rama et Fadela sorties de l’enfer des banlieues à force de volonté), en rentabilisant chaque occasion de mise en scène, Sarkozy a gagné la bataille des imaginaires. Dans l’affaire, c’est aussi une vision du monde décomplexée, rollexisée et dominatrice, qui s’est installée à l’Élysée. Pour Article11, Mona Chollet revient sur ce processus.

Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?

Rêves de Droite est né d’un article que j’avais écrit sur Périphéries, juste après la présidentielle. J’y traçais les contours de cet imaginaires sarkozyste qui triomphait alors. Ça a attiré l’œil d’un éditeur qui m’a proposé de pousser les choses plus loin. Et puis, j’avais envie de creuser le sujet, ça faisait un moment que je m’interrogeais là-dessus. Il y a quelques années, j’avais aussi écrit un article sur Erin Brockovich, un film que je vois comme très représentatif de la manière dont on fait rêver les masses avec la réussite d’un individu, réussite permettant d’oublier l’injustice politique qui reste la règle pour la majorité.

Et puis, plus j’avançais et plus me rendais compte de l’efficacité de cet imaginaire qui joue sur des ressorts très primaires de l’être humain. Les ficelles sont grossières : le besoin de reconnaissance personnelle doublé d’un contenu matérialiste. Ce besoin de reconnaissance n’est d’ailleurs pas incompatible avec un contenu positif, mais la gauche l’a abandonné depuis trop longtemps. Si bien que la France, faute de modèle alternatif, n’est pas à l’abri de devenir l’Italie.

Selon vous, nous vivons dans une « société casino ». Comment la définiriez-vous ?

C’est une société dans laquelle il n’y a plus aucun projet commun, dans laquelle il ne reste plus que des individus qui chacun tentent leur chance. C’est une sorte de grande loterie. Et ça, ça ne peut pas faire une société viable.

Où situez-vous les origines de ce triomphe de l’imaginaire sarkozyste tel que vous le décrivez ?

Il faudrait être un historien pour répondre précisément à cette question. Mais c’était probablement en germe depuis l’après-guerre. A partir du moment où il y a eu un essor de la société de consommation et de l’audiovisuel, cet imaginaire a commencé à s’imposer. Et bien sûr, il a triomphé dans les années 1980, les années du fric-roi. A ce sujet, il y a un texte de Pasolini qui m’a beaucoup marqué. C’est un texte sur la télévision publié dans les « Écrits Corsaires » : Pasolini en parle comme d’une espèce de bombe nucléaire culturelle. Pour lui, la télévision est une manière d’éradiquer complètement la culture propre des gens et de la remplacer par un imaginaire uniformisé et petit-bourgeois qui leur enlève toute estime d’eux-mêmes. C’est un texte très fort, surtout quand on pense à ce qui s’est passé ensuite en Italie avec Berlusconi.

Donc il y a sur cette question un poids énorme des médias de masse et de la pub ?

A partir du moment où des médias de masse propagent un univers de valeurs, de désirs et de rêves complètement aliénés, c’est évident que ça a une énorme influence sur les gens. On voit très bien cette idée d’espèce de confort industriel qui prend le pas sur tout, s’impose dans notre société via la pub et les médias. On rend désirable des choses secondaires, avec une forme de tyrannie du « neuf », du « dernier cri » : il faut donner l’impression aux gens que ce qu’ils ont eux-mêmes est vieux, dépassé, démodé. Et qu’ils doivent acheter pour compenser. Sur la longueur, tout ce que les gens avaient comme culture propre, comme estime d’eux-mêmes, a été détruit, remplacé par la consommation. Désormais, la question est : comment reconstruire ça ?

Il y a dans votre approche de la consommation, quelque chose qui fait penser aux situs, notamment à leur analyse du "spectacle".

C’est vrai que tout ça a déjà été dit. En 68 et dans les années qui ont suivi, il y a eu énormément de mises en évidence de tout ça. Mais depuis c’est un peu tombé en désuétude. Et puis, nous sommes dans une culture de gauche particulière, qui méprise l’imaginaire. Cette culture donne parfois l’impression qu’il suffit de dénoncer l’exploitation pour que les gens se révoltent. On aligne des chiffres et des données économiques pour montrer une injustice flagrante, mais on se méfie de l’imaginaire. Je pense que c’est contre-productif.

« A gauche, on se méfie de l’imaginaire. Je pense que c’est contre-productif. »

Vous faites un « portrait de la gauche en hérisson » : « la gauche se vit comme un camp retranché : tenter la moindre sortie serait courir le risque de se trouver en terrain ennemi. »

La critique de la consommation a été beaucoup récupérée, y compris par la consommation elle-même. Du coup, il y a une énorme méfiance, une sorte d’ascétisme. Tout devient potentiellement source de trahison, de récupération, si bien qu’on se replie vraiment sur le strict minimum. On est tellement dans une logique de méfiance – justifiée, en un sens – qu’on se réfugie dans l’intellect pur, et ça c’est dommage. Il ne s’agit pas de remplacer un imaginaire manipulateur par un autre, mais d’être attentif aux représentations que les gens se prennent en plein visage en permanence, et de l’effet que ça peut avoir.

Les créateurs d’imaginaire - la pub ou les médias de masse - sont aux mains des pouvoirs économiques et politiques en place, au premier rang desquels Sarkozy. Quelle image de lui même cherche-t-il à mettre en avant ?

C’est sûr que c’est une énorme machine de guerre. On a beaucoup parlé de l’omniprésence de Sarkozy dans les médias pendant la campagne et quand il était ministre de l’intérieur. Mais j’ai l’impression que même les émissions qui ne parlaient pas de Sarkozy faisaient campagne pour lui… C’est le même genre de personnage que Berlusconi : il invite à s’identifier à lui en tant qu’individu, pas en tant qu’incarnation de la nation. Il veut être vu comme un individu parmi d’autres auquel on pourrait s’identifier, comme quelqu’un de normal qui a réussi dans la vie.

Je pense même qu’il y a une espèce d’allergie à la politique chez Sarkozy, c’est très frappant. Il est incapable de passer au niveau supérieur, d’avoir une réflexion en surplomb, une réflexion politique. On voit bien comment il fonctionne : il y a un fait divers, il faut faire une loi. Il ne peut penser que dans le particulier, au coup par coup.

Pourquoi est-ce si efficace ?

Je ne suis pas sûre que ce soit très efficace. Reste qu’il a gagné les présidentielles avec cette image. Après, si on avait eu un vrai candidat de gauche – c’est triste à dire – ça se serait sans doute passé autrement. Disons que, par défaut, ça marche très bien. Il y a en outre une logique médiatique très perverse dans la mesure où les médias sont demandeurs de personnages comme ça. Comme Royal se situait également sur ce terrain-là, il ne pouvait pas perdre : il y excelle.

L’affronter sur son terrain est obligatoire ?

Personne ne le sait. A gauche, ceux qui essaient de revenir sur un terrain politique, de ne pas prendre les gens pour des imbéciles et de ne pas se comporter en vedettes du show-biz sont ringards (parce qu’il y a une vraie obsolescence dans la manière de faire de la politique) ou ringardisés par les critères médiatiques. Le système est peut-être trop verrouillé. C’est un peu déprimant…

Comment s’impose cet imaginaire sarkozyste ?

Jusqu’à ce qu’il change un peu de stratégie, je pense que Sarkozy misait sur le fait que les gens s’identifiaient à lui, qu’il allait leur en mettre plein la vue. Qu’ils allaient rêver en contemplant sa vie à lui et oublier leur propre vie.

C’est aussi un discours très culpabilisant. Il y a une manière de dire : « Si je suis arrivé là où je suis, c’est uniquement grâce à mes propres efforts et mon travail ». Et donc : « Si vous n’y arrivez pas, c’est de votre faute. » Il y a chez Sarkozy une volonté de gommer tous les déterminants sociaux qui lui ont permis d’en arriver là ; c’est pourtant moins difficile de devenir président de la République si on vient de Neuilly que si on vient de Saint-Denis.

C’est la même chose avec ses ministres. Rachida Dati en est l’exemple parfait. En la nommant, l’idée était de donner l’impression d’une méritocratie parfaite, sans discriminations sociales ou culturelles. Le grand slogan étant « quand on veut on peut », ce qui est évidemment une escroquerie totale. C’est une manière de réduire au silence ceux qui auraient pu critiquer cette richesse insolente étalée par ailleurs. « Il y a chez Sarkozy une volonté de gommer tous les déterminants sociaux qui lui ont permis d’en arriver là. »

Le fait que Dati soit d’origine maghrébine va en ce sens ?

Bien sûr, c’est symbolique. Elle est chargée de mettre en œuvre les mesures frappant d’abord les plus pauvres, donc beaucoup de gens de la même origine qu’elle, par la force des choses. Une catégorie sociale qu’on fait justement rêver en lui donnant en spectacle la réussite de Rachida Dati.

Les « belles histoires » incarnées par Rama Yade ou Rachida Dati soulignent le fait qu’il y a un problème d’intégration en France. Normalement, ce devrait être une banalité et elles des ministres comme les autres. Qu’une personnalité politique soit noire ou arabe ne devrait pas faire les gros titres.

Je n’ai pas vu « Slumdog Millionaire », donc je peux me tromper, mais il me semble que c’est exactement la même logique : c’est un gamin des bidonvilles qui s’en sort, devient riche, et tous les gens qu’il a laissés dans le bidonville sont censés oublier leur malheur en contemplant sa réussite. C’est la mort absolue de la politique. Il y a eu un très beau texte d’Arundhati Roy sur ce sujet, expliquant que si on avait que ça comme espoir à offrir aux gens, c’était vraiment pathétique.

Comment en est-on arrivé à cet règne sans partage du matérialisme ?

Le spectacle prend toute la place. On préfère donner en pâture l’espèce de richesse extravagante et de luxe d’une infime minorité plutôt que de proposer des conditions de vie décentes pour tout le monde, mais pas très spectaculaires. Les médias aiment le spectaculaire, les belles histoires. C’est ça qui nourrit les machines, ce que décrit très bien Christian Salmon dans « Storytelling ».

Un projet de société où les gens vivent modestement ne sera jamais mis en avant. Malgré tout, il faut signaler le retour d’un discours – encore modéré – prônant une certaine forme de frugalité. On voit ça par exemple dans la presse anglo-saxonne. Il y a un type aux États-Unis qui est devenu une star parce qu’il construit de minuscules maisons en bois de 15 m2. Sauf qu’à l’arrivée, ce genre de discours est aussi une manière d’éluder les inégalités, de dire aux gens : « Vous n’avez rien mais c’est très bien comme ça, et en plus c’est écolo, vous allez sauver la planète… »

Le nerf de la guerre, ce ne serait pas le fait que les inégalités croissantes sont de mieux en mieux acceptées ?

Oui. On parvient à ça en jouant sur deux ressorts. D’abord, on table sur le fait que les gens vont complètement s’oublier eux-mêmes dans le spectacle. Et puis on les culpabilise en disant : « Si vous n’êtes pas riches c’est de votre faute. » C’est stupide, mais pour le moment ça marche.

Même s’il y a eu un début de prise de conscience et même si Sarkozy a un peu changé d’approche ces derniers temps, jouant profil bas.

Ce revirement expliquerait la disgrâce de Dati, celle que vous appelez « la machine de guerre fictionnelle » ?

Je pense que c’est lié. Elle a surement trop étalé ce côté-là, il y avait des limites, Sarkozy l’a finalement compris.

Et pourtant, je pense que ce sont des gens qui sont eux-mêmes imprégnés de ces schémas de pensée. Sarkozy et Dati sont complètement « prisonniers » de cet imaginaire. Ils ont une joie sincère à s’exhiber sur des yachts et à poser en Saint-Laurent dans un palace. C’est leur vision de la vie et de la réussite.

Cet imaginaire peut-il tomber en disgrâce ? Dans ce cas, par quoi le remplacer ?

À un moment, ça ne fonctionnera certainement plus du tout. Mais alors : quel autre modèle de bonheur et de vie en commun proposer ? Il est à réinventer. On a des repoussoirs mais pas vraiment de propositions inverses. C’est quelque chose que j’ai découvert lors de l’écriture de ce livre : il était vraiment évident de pointer les différents composants de cet imaginaire qui s’est imposé en France, beaucoup moins de proposer un autre modèle.

En outre, très peu de gens peuvent véritablement se revendiquer comme hors de portée de cet imaginaire. On est tous contaminés, au moins un peu. Et la nouvelle génération politique est nourrie de ça, transporte ce modèle avec elle.

François Ruffin cite dans « La Guerre des Classes » cette déclaration de Warren Buffet, le deuxième homme le plus riche du monde : « C’est évident qu’il y a une guerre des classes et que c’est la mienne qui est en train de la gagner. » Ça vous inspire quoi ?

C’est certain qu’il y a une très forte conscience de classe chez les plus riches et qu’elle a été totalement détruite chez les plus pauvres. Il y a un énorme déséquilibre. Dans le miroir, les riches ont droit à un reflet ultra valorisant ; par contre, dans ce même miroir, les classes populaires ou moyennes ne voient plus rien, ou alors une sorte de reflet brouillé. On leur agite des modèles de réussite trompeurs qui débouchent sur la culpabilisation et l’oubli de leur identité. L’enjeu serait de retrouver des images plus valorisantes.

« Quand elles se regardent dans le miroir, les classes populaires ou moyennes ne voient plus rien, ou alors une sorte de reflet brouillé. »

Ici, au Diplo, j’ai bossé sur un numéro de Manière de Voir intitulé « Les Révoltés du travail ». On l’a illustré avec des images de film. Pour le préparer, j’ai vu plein de films, notamment ceux de Jean Renoir dans les années 1930 (« La vie est à nous » et « Le crime de Monsieur Lange »). Et je trouvais ça fou : à l’époque, tous les grands créateurs étaient du côté du peuple. Il y avait une effervescence politique autour des ouvriers qui englobait des œuvres culturelles très valorisantes. Les prolétaires étaient des héros, ils avaient une conscience très forte, une fierté, une solidarité. Et j’ai l’impression qu’avec le temps on est passé de Jean Renoir aux Deschiens. Et qui a envie d’être un Deschien ?

Vous décrivez des médias très complaisants. Comment inverser la tendance ?

Moi je suis une inconditionnelle d’Internet. D’ailleurs mon premier livre [1] parlait de ça, décrivait Internet comme un lieu providentiel. Bien sûr, il y a des limites, tout le monde n’y a pas accès, et tout le monde ne l’utilise pas pour chercher de l’information différente. Mais c’est une possibilité magnifique.

Et je ne crois pas au discours des gens disant « s’il n’y avait pas Internet on serait déjà tous dans la rue en train de faire la révolution ». S’il n’y avait pas Internet, on serait devant la télé ! Bien sûr, il faut une démarche et une curiosité, mais c’est pareil pour tout.

Quel est le propos de votre deuxième livre, « La Tyrannie de la réalité » ?

C’est une critique du réalisme. Il s’attaque à ce discours omniprésent affirmant : « Il faut être réaliste, regarder les choses en face ». Pour moi, cela relève de l’arnaque. Ça présuppose que nous ne participions pas de la réalité, que nous serions dans une position d’extériorité. Dans ce livre, je montre comment le principe de réalité s’est construit comme une arme utilisée contre les gens. Pour cela, j’ai cherché à remonter aux sources de cette vision des choses, qui est très occidentale et pseudo-rationnelle.

Cela rejoint la pensée de certains auteurs contemporains qui affirment qu’on ne peut plus penser les choses uniquement au niveau politique, qu’il faut remonter au niveau anthropologique : repenser complètement des choses qui nous apparaissent évidentes, les rapports des individus entre eux, des individus à la nature. A ce sujet, des auteurs comme François Flahault ou Jacques Généreux (notamment dans « La dissociété », un livre très important) ont écrit des choses fondamentales. Pour eux, le libéralisme et la droite prospèrent sur des conceptions philosophiques, des visions du monde et de l’humain, qui sous-tendent toute notre modernité. La droite pousse ces conceptions à l’extrême, mais c’est un arrière-fond sociétal. Toute notre pensée moderne est conditionnée par ça, même à gauche, et c’est là qu’il faudrait reconstruire la pensée critique.

vendredi 10 avril 2009, par Lémi

Notes

[1] Marchands et citoyens, la guerre de l’Internet, l’Atalante, 2001.

[2] Également publié en poche, chez Gallimard Folio.


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