La gauche doit défendre la carte scolaire

jeudi 21 septembre 2006.
 

Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal se sont prononcés tous deux pour la suppression ou l’assouplissement de la carte scolaire. La prise de position du président de l’UMP n’est pas une surprise : elle confirme la radicalisation libérale et réactionnaire de la droite (voir ci-dessous). Celle de Royal ne peut en revanche que surprendre. Une telle mesure contredirait en effet toutes les valeurs de la gauche. Du coup, Villepin a pu s’immiscer dans ce débat en se posant en garant des principes républicains... tout en proposant à son tour de remettre en cause ce principe fondateur de l’école pour tous. On comprend que nos concitoyens puissent être déboussolés et se demander quoi penser et quoi faire de la carte scolaire ?

Maintenir à tout prix la carte scolaire

La carte scolaire, c’est-à-dire l’obligation de scolariser ses enfants dans un établissement en fonction de sa résidence, est née avec la création du collège dans les années 1960. Ce n’est pas une lubie bureaucratique de l’éducation nationale mais la condition de l’accès égal de tous à l’enseignement.

La carte scolaire garantit d’abord la non concurrence entre établissements. Laisser les parents choisir l’établissement scolaire de leurs enfants conduirait en effet à introduire une logique de marché dans le système éducatif. Avec des consommateurs (les parents et accessoirement leurs enfants) et des fournisseurs de services scolaires en compétition pour en attirer le plus grand nombre possible. C’est le modèle que défendent les libéraux partout dans le monde. Les conséquences seraient pourtant désastreuses.

D’abord, la concurrence aggraverait les inégalités. Les établissements les plus cotés recevraient en effet un afflux de demandes et pourraient en conséquence sélectionner les élèves... rejetant les moins bons dans des établissements dont le niveau baisserait dramatiquement. Il y aurait constitution systématique de ghettos scolaires. La liberté de choix est donc un double leurre. Les parents qui croient pouvoir soustraire leurs enfants à un collège qu’ils considèrent comme moins bon seraient déçus deux fois. D’abord plus la liberté serait grande, plus la concurrence serait vive et plus leur progéniture risquerait d’être refusée dans le collège d’élite auquel ils aspirent. Ensuite, ils seraient contraints dans ce cas de l’inscrire dans un établissement amputé de ses meilleurs élèves, dont le niveau connaîtrait du coup une très forte dégradation. Triste bilan ! Par ailleurs, le libre choix suppose d’être bien informé, et même quasi initié... ce qui n’est pas à la disposition du plus grand nombre et surtout pas dans les catégories populaires. La ségrégation scolaire serait pour beaucoup une ségrégation sociale.

Ensuite, la concurrence pousserait à la différenciation. L’étape suivante après le soi-disant « libre choix » de l’école par les parents serait le libre choix par les proviseurs des programmes et des enseignants. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans le privé, contraint de différencier à outrance son offre pour survivre, de développer des politiques commerciales et publicitaires coûteuses et donc de rechercher sans cesse des investisseurs (collectivités locales, entreprises, églises) capables de les financer. Si le public lui emboitait le pas, c’en serait fini de la mission de creuset républicain de l’école, avec les mêmes programmes et les mêmes enseignants sur tout le territoire.

Enfin, la concurrence entraînerait désorganisation et gabegie. Il serait impossible de programmer un financement public national si l’Etat était rendu incapable de prévoir les besoins de scolarisation (combien d’élèves à quel endroit, dans quelles disciplines...). On aurait des classes vides d’un côté, des sureffectifs imprévus de l’autre, en fonction des mouvements panurgiques de parents souvent guidés par la rumeur, avec des coûts exorbitants pour la collectivité et de réels dangers pour l’économie productive du pays qui serait victime de l’illisibilité des formations et d’une baisse des qualifications du plus grand nombre.

Lutter contre les contournements

Curieusement personne n’a vraiment défendu jusqu’ici l’hypothèse pourtant la plus évidente dans ce débat : si la carte scolaire ne parvient pas toujours à assurer l’égalité, c’est parce qu’elle est contournée, en particulier en Ile-de-France. C’est donc en s’attaquant à ces contournements que l’on résoudra le problème et non comme on l’entend en donnant raison à ceux qui trichent. Ce raisonnement est aussi fou que celui qui justifierait la suppression de l’impôt sur le revenu au motif qu’il y a des fraudeurs. Mais c’est somme toute assez logique dans la mesure où les principaux émetteurs de ce débat (médias, hommes politiques libéraux et sociaux-démocrates, experts) appartiennent tous ou presque aux mêmes couches sociales, qui sont précisément celles qui contournent à outrance la carte scolaire. Ce n’est pas un hasard si les records de triche ne sont pas atteints dans les départements les plus déshérités (comme le 93 ou le Nord) mais dans les zones les plus aisées (Paris) où les réflexes de défense sociale contre les classes dangereuses sont les plus forts, et pas toujours les plus justifiés. Dans cette logique de ségrégation, on trouve toujours, même entre gens aisés, un plus pauvre que soit dont il faut se distinguer et se séparer. Paris en est l’exemple le plus emblématique puisqu’elle connaît à la fois une boboïsation fulgurante et un emballement des fraudes à la carte scolaire (atteignant le record de 50 % selon certaines estimations).

Délibérément enfouie dans ce débat, la principale source de contournement de la carte scolaire réside dans le développement soutenu de l’enseignement privé depuis 20 ans. Même s’il n’est pas le seul responsable du déraillement du système, sa croissance a accéléré dans beaucoup d’endroits la polarisation sociale des établissements scolaires. En entretenant un véritable cercle vicieux. Car à mesure que s’étend l’hémorragie vers le privé des « bons élèves » ou de ceux dont les parents sont les mieux informés ou fortunés, les établissements publics les plus en difficultés s’enlisent encore plus dans leurs problèmes. Un des principaux vices de l’enseignement privé est qu’il peut en effet trier ses élèves à son gré, selon leurs résultats scolaires ou le profil des familles. Avec des méthodes très subtiles de sélection occulte comme l’éjection avant les examens des élèves susceptibles d’échouer ou d’être trop justes. Ainsi s’expliquent souvent les taux mirobolants de réussite aux examens affichés par l’enseignement privé. Ainsi se met surtout en place un système scolaire à deux vitesses.

Assurer l’égalité

Enfin, il faut rappeler qu’il n’existe pas de ghettos scolaires qui ne soient pas d’abord des ghettos urbains et sociaux. C’est lorsque que l’on n’ose plus affronter les problèmes de logement et de misère sociale que l’on fait porter à l’école la responsabilité de problèmes qui lui sont extérieurs. La remise en cause de la carte scolaire traduit le refus de casser les ghettos, que l’on veut officialiser à l’inverse dans l’enceinte scolaire.

D’un point de vue de gauche, les inégalités entre établissements ne posent donc pas la question de la suppression ou de l’assouplissement de la carte scolaire. Ils posent le double enjeu de l’abolition de l’apartheid social qui gangrène notre pays et du rétablissement de l’unité républicaine d’un service public d’éducation menacé par la lubie libérale de la mise en concurrence et vampirisé par l’enseignement privé.

Généalogie d’une idée de droite

Années 1980 : économistes ultra-libéraux et extrême droite Les premières attaques contre la carte scolaire sont apparues dans les années 1980 lors du déferlement de la vague néolibérale en Europe. Inspiré de la pensée d’Hayek et Milton Friedman, quelques économistes ultralibéraux commencent à avancer l’idée qui est reprise en France par Alain Madelin dans son essai « Pour libérer l’école ». Dans le même temps, le Front National est le premier parti à l’adopter comme principe phare de son programme éducatif, en prévoyant d’ailleurs la privatisation totale du financement des écoles qui est son corollaire (versement aux parents d’un chèque éducation qu’ils seraient libres de dépenser). Cette idée figure toujours en tête des propositions pour l’éducation du Programme du Front National : « Il convient de rendre aux parents le droit de choisir eux-mêmes l’école de leurs enfants. La carte scolaire sera abrogée ».

Années 1990 et 2000 : recyclage par la droite traditionnelle

En 1993, toujours sous l’effet de l’influence néolibérale à droite le programme du RPR propose pour la première fois de supprimer la carte scolaire. En partie abandonnée par la droite au pouvoir, l’idée continue toutefois d’être portée par Démocratie libérale (Madelin). En déclarant le 23 février 2006 vouloir « supprimer à terme la carte scolaire », Nicolas Sarkozy n’a pas fait preuve d’une aussi grande originalité que le font croire les médias. Il s’est mis dans les pas de la droite ultra-libérale et de l’extrême droite.

Un discours nouveau à gauche

Quoiqu’elle en dise aujourd’hui en affirmant vouloir « aménager » et pas supprimer la carte scolaire (même si ses propositions reviennent de fait à la supprimer), Ségolène Royal a bien affirmé le 3 septembre à Florac dans l’Hérault que « l’idéal serait de supprimer la carte scolaire ». Ses propos prennent complètement à contrepied les grandes organisations de gauche du secteur de l’éducation, à commencer par la FCPE et la FSU. En proposant d’ « élargir la sectorisation » en laissant les parents « libres de choisir entre deux ou trois établissements », Ségolène Royal se cale exactement sur la position défendue par la PEEP. Pire, en affirmant sur France 2 le 7 septembre que « le libre choix de l’école est un bon principe », Ségolène Royal a offert à tous les défenseurs de l’enseignement privé une revanche inattendue sur la gauche. « Libre choix », « Liberté de l’enseignement », « Ecole libre », autant de slogans arborés dans la grande manifestation de la droite et de l’Eglise catholique pour l’école privée en 1984.


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