Interview de Juliette Gréco pour ses 60 ans de carrière : « Le plus beau miroir, c’est le regard des autres »

samedi 18 avril 2009.
 

Juliette Gréco fête ses 60 ans de carrière et sort Je me souviens de tout, album magnifique où elle a réuni autour d’elle Abd Al Malik, Olivia Ruiz, Christophe Miossec… Entretien.

La nostalgie ? très peu pour elle. Juliette Gréco n’est pas du genre à regarder en arrière. Cela n’empêche pas celle que l’on a baptisée « la muse de Saint-Germain-des-Prés » de garder en mémoire son riche parcours en chansons. « Je me souviens de tout », dit-elle dans son nouvel album dont les textes sont signés de Orly Chap, Christophe Miossec, Ab al Malik, Olivia Ruiz, Adrienne Pauly, Marie Nimier, Brigitte Fontaine ou Maxime Le Forestier. Pour nous, elle a accepté de feuilleter un peu de sa vie sur le mode de « Je me souviens » de Georges Perec, alors qu’elle fête ses soixante ans de carrière. En attendant son retour au théâtre des Champs-Élysées en juin.

Je me souviens… de ces poètes célestes « mes frères de joie ».

Juliette Gréco. J’ai commencé ma vie en lisant des poèmes. Je me rappelle une émission le Temps poétique qui se tenait dans un hôtel particulier de la rue Jacob. Un endroit absolument magique, superbe. Et là, j’ai rencontré Michel Leiris, Henri Michaux, Eugène Guillevic, Jean Lescure… Cela a été un plongeon la tête la première dans des poésies absolument admirables. J’ai eu la chance de rencontrer tous ces gens-là. Je sortais de prison et je suis entrée en poésie, carrément. C’était magnifique. Après, j’ai fait un peu de théâtre à la radio où j’ai joué plusieurs pièces avec de vrais comédiens alors que je n’étais qu’une apprentie. Et puis, un jour, la chanson est arrivée.

Je me souviens… de mon enfance.

Juliette Gréco. Elle a été très courte. Mon enfance s’est arrêtée le jour où mon grand-père est mort. Je suis devenue une enfant malheureuse, dépossédée de cet être de tendresse, d’affection, de douceur, de référence.

Je me souviens… de mes amours.

Juliette Gréco. Je n’ai que des bons souvenirs. Je me suis débrouillée pour partir avant la catastrophe. Je suis toujours partie quand c’était encore bien. Je ne me suis jamais fâchée, donc je n’ai que des amis. Je crois qu’il ne faut pas attendre. Il faut partir avant.

Je me souviens… de ceux qui m’ont donné envie de chanter.

Juliette Gréco. J’étais en admiration béate devant Damia, Yvette Guilbert que j’écoutais sur des disques. Mais, je n’avais jamais pensé un instant chanter. Je me rappelle de Moyzes qui était l’homme du cabaret Le Boeuf sur le toit. Il a pensé monter un spectacle avec des jeunes, dont moi. J’étais là pour jouer des sketches en tant que comédienne. Et tout d’un coup, cette diablesse d’Anne-Marie Cazalis, flanquée de Jean-Paul Sartre et de Jacques-Laurent Bost, trouvant que j’avais une belle voix, ont ajouté : « Et pourquoi Gréco ne chanterait pas ? » Sartre nous a invités à La Cloche d’Or à Montmartre et en redescendant, il me dit : « Alors Gréco, vous allez chanter ? Venez demain matin me trouver, je vais chercher des textes. ». La conversation se poursuit : « Vous aimez quoi ? » Et moi : « Il y a une chanson magnifique que chante Cora Vaucaire, qui s’appelle les Feuilles mortes que j’adore. » C’est parti comme ça, avec la chanson Dans la rue des Blancs-Manteaux qu’il avait écrite pour Huis Clos, j’étais accompagnée au piano, s’il vous plaît, par Jean Wiener. Ce qui n’est pas rien. C’était quand même une vie surprenante.

Je me souviens… de la muse de Saint-Germain-des-Prés.

Juliette Gréco. Je ne sais pas qui c’est ! (Rires). Je suis la seule à ne pas la connaître. Je me souviens très bien de cette période et même du goût du café à la saccharine qui reste dans ma bouche. Du café qui était de l’orge grillé avec la saccharine dans une bouteille ronde que l’on buvait au Flore, un des rares endroits chauffé. On passait des heures comme ça avec une tasse de café parce qu’on n’avait pas beaucoup d’argent. La muse de Saint-Germain-des-Prés ? C’est venu avec ce physique bizarre qui est le mien, cette liberté de vie qui est la mienne et cette affection tout à fait surprenante et cette attention que m’ont portées des gens comme Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir. L’expression est sans doute venue de la presse, comme toujours.

Je me souviens… de mes engagements aux côtés de la gauche.

Juliette Gréco. Parfaitement bien, de mes engagements et de mes colères aussi. C’est un peu comme la religion, ça ne s’oublie pas. Je suis toujours là. Aujourd’hui ? C’est effrayant. On ne sait plus comment être utile devant un tel désastre. J’ai toujours dit qu’il fallait une révolution profonde. Il faut changer les choses. Il suffit de voir la crise. Même l’argent est parti. Il ne veut même plus de nous, nous qui ne voulons que ça. C’est une leçon terrible, une espèce de revanche des choses, surprenante. Il y a du boulot !

Je me souviens… de ce que m’a apporté la chanson.

Juliette Gréco. Elle m’a donné, peut-être, mes plus grands bonheurs. Beaucoup d’inquiétude, de peur, d’angoisses, mais des instants de bonheur indicibles.

Je me souviens… de tout, même des moments douloureux.

Juliette Gréco. Il y a des douleurs qui reviennent. La douleur d’avoir perdu des gens qu’on aime, la douleur d’une certaine humiliation pendant l’Occupation. Des choses qui reviennent comme ça, très violentes, rares, heureusement, mais d’une telle violence qu’on ne peut pas les oublier…

Je me souviens… que le temps qui passe n’est rien.

Juliette Gréco. La seule chose, c’est le corps qui est capricieux. Je ne sais pas encore ce que vieillir veut dire. J’espère ne jamais le savoir. Cela n’a pas de signification pour moi, autre que d’avoir mal quelque part, être malade. Mais ce n’est pas ce qui est important. L’essentiel est de garder une fraîcheur qui relève certainement de la passion pour les choses. La passion pour la vie, les gens. C’est ça, je crois, le secret : garder un intérêt brûlant pour tout ce qui est dans la vie et pas pour soi-même. Quand on se regarde tout le temps, ce n’est pas très gratifiant, le plus beau miroir étant le regard de l’autre et parfois le plus cruel, mais bon…

Je me souviens… de mes soixante ans de carrière.

Juliette Gréco. Je n’ai toujours rien compris, mais c’est parfait. (Rires). Cela a été d’une telle densité que je n’ai pas eu le temps de m’en apercevoir. Je vis chaque instant autant que faire se peut.

Je me souviens… que je n’ai aucun regret.

Juliette Gréco. Ah non ! Je serais bien mal élevée et bien peu reconnaissante. Je n’ai qu’à dire merci.

Concert du 4 au 10 juin au théâtre des Champs-Élysées, 15, avenue Montaigne, Paris 8e. Tél. : 01 49 52 50 50.

Entretien réalisé par Victor Hache


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